Luis Moreno-Ocampo : "Le poste de procureur aura été un très grand privilège"

Luis Moreno-Ocampo : "Le poste de procureur aura été un très grand privilège"
Par Euronews
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En 1998, le Traité de Rome établit les fondements de la création de la Cour pénale internationale. A l’heure actuelle, 120 pays ont signé ce traité. Mais c’est seulement en 2002 que la Cour a pu ouvrir ses portes comme premier tribunal permanent jugeant les crimes de guerres, crime contre l’humanité et crimes de génocide. Son champ d’action n’est possible qu’envers les pays qui ont signé le Traité de Rome, sauf si le Conseil de Sécurité des nations unies saisit la Cour. Luis Moreno Ocamp, le premier procureur de cette institution pendant 9 ans vient de laisser sa place à la procureure gambienne, Fatu Bensuda. C’est elle était jusqu‘à présent la numéro 2 du bureau du juriste argentin célèbre pour avoir traduit en justice des membres de la junte militaire argentine.

Avant de quitter définitivement son poste, Luis Moreno-Ocampo a accordé une interview à Euronews.

Raquel Alvarez: Vous allez bientôt quitter votre poste de procureur de la Cour pénale internationale, créée il y a 10 ans. Est-ce que vous partez avec le sentiment du devoir accompli ?

Luis Moreno-Ocampo: Oui, je le pense. Cette institution rappelle les procès de crimes de guerre au Tribunal de Nuremberg, ce qui a permis de préparer l’avenir. On a travaillé pour que cette institution fonctionne et c’est le cas aujourd’hui. Donc, oui, on vient d’achever un cycle en quelque sorte.

Raquel Alvarez: A plusieurs reprises, vous avez rappelé qu‘à votre arrivée, vous n’aviez que trois collaborateurs qui travaillaient pour votre bureau. Comment cela a-t-il évolué au cours de ces années ?

Luis Moreno-Ocampo: A mon arrivée, il y avait déjà 18 juges qui attendaient mes directives. Trois personnes étaient rattachées à mon bureau, six étages étaient complètement vides, on a dû tout inventer nous-mêmes. La nouvelle procureure Fatu Bensouda va prendre la tête d’un bureau de 300 personnes expérimentées, maîtrisant parfaitement les procédures en cours : un procès est sur le point de s’achever, deux autres vont bientôt se terminer, plusieurs autres jugements sont en cours, donc on peut dire que le bureau travaille à plein régime.

Raquel Alvarez: Vous connaissez très bien la personne qui va vous remplacer puisque vous avez travaillé étroitement qvec elle : c’est une femme, africaine. Quels sont les défis qui l’attendent ?

Luis Moreno-Ocampo: Fatu hérite d’un bureau très bien organisé mais dans ce monde, les gens sont bien plus conscients du pouvoir de la Loi et cela suppose qu’ils vont nous provoquer encore plus durement. Le fait qu’elle soit une femme est intéressant car dans ce monde, la femme ouvre de nouvelles perspectives. De nos jours, on compte beaucoup de femmes de pouvoir et je pense que si elles se lient entre elles, cela aura pour conséquence de créer une alternative extrêmement intéressante.

Raquel Alvarez: Les Etats-Unis, la Russie et la Chine n’ont jamais voulu signé le traité de Rome, ce qui signifie qu’ils ne sont pas obligés de la reconnaître officiellement. Cela n’a-t-il pas entravé sa légitimité ?

Luis Moreno-Ocampo: Non bien au contraire. Le fait que les pays les plus puissants ne reconnaissent pas la Cour pénale internationale assoit en quelque sorte sa légitimité. Cette institution a été créée pour protéger les faibles, pas les forts. Si les puissants craignent de reconnaître la Cour, cela prouve qu’elle a toute sa place. C’est une question de temps. Quand j’ai commencé, tout le monde était contre nous. Deux ans plus tard, le Conseil de sécurité de l’ONU déposait le dossier du Darfour devant la Cour. L’année dernière, ces mêmes membres du Conseil de sécurité ont voté à l’unanimité une saisine de la Cour, pour intervenir en Libye. Les choses changent. On nous a finalement accepté. Ceux qui refusent de reconnaître la Cour prouve qu’elle a toute son utilité. Leur absence ne fait que renforcer la légitimité de la Cour.

Raquel Alvarez: Les grosses critiques qui vous ont été faites sont celles concernant votre “localisation géographique” puisque tous vous dossiers en cours concernent le continent africain.

Luis Moreno-Ocampo: Lorsque le président soudanais Omar Al-Béchir a été poursuivi pour génocide, il a essayé de se justifier en racontant que nous faisions une focalisation sur l’Afrique. C’est inimaginable : certains semblent même lui faire confiance : les gens, les journalistes m’interrogent sur ce intérêt pour l’Afrique et non plus sur le Darfour. Le problème, c’est que le président Béchir est accusé de génocide au Darfour. Au lieu de parler de ce cas, on détourne notre attention sur l’Afrique. Moi, je ne parle jamais de l’Afrique, sauf pour évoquer le génocide au Darfour.

Raquel Alvarez: Le cas El-Béchir est aussi un exemple des défis qui attendent la Cour : le président soudanais a toujours pu se déplacer dans des pays étrangers sans craindre d‘être arrêté.

Luis Moreno-Ocampo: C’est un défi qui concerne les pays et les membres du Conseil de sécurité. C’est à eux de trouver un moyen d’y parvenir. Actuellement, El-Béchir est un fugitif. Le Malawi, par exemple, a refusé de le laisser entrer sur son territoire. D’autres pays ont fait de même. Il ne se rend que dans les pays ou il est sûr de ne pas être arrêté. Il fait très attention à bien choisir ses destinations. Qu’importe, le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie a jugé 161 personnes. Combien d’entre elles ont été arrêtées ? 50% ? 20%? Combien d’après-vous ?

Raquel Alvarez: Combien ?

Luis Moreno-Ocampo: Tous. Aucun n’a pu s‘échapper. Il a fallu 18 ans. Le dernier Ratko Mladic, a été arrêté il y a seulement quelques mois. Béchir aussi sera arrêté un jour. Dès lors que vous avez violé des femmes, affamé et tué des enfants, c’est le prix à payer.

Raquel Alvarez: La Cour ne bénéficie ni de force de police, ni d’une armée pour faire ses enquêtes et procéder à des arrestations dans des pays qui ne collaborent pas avec elle. Est-ce que cela place vos collaborateurs en situation de danger ? En Libye, quatre employés de la Cour pénale internationale sont actuellement emprisonnés ? Que s’est-il passé ? Sont-ils en danger ?

Luis Moreno-Ocampo: La sécurité est un sujet très important pour nous tous. Le Parquet a réalisé plus de 600 missions à travers le monde et pas un enquêteur ou témoin n’a été blessé. Mais aujourd’hui, des membres de la défense, ont été arrêtés en Libye. Cela met en évidence les risques que ces personnes prennent chaque jour.

Raquel Alvarez: La Lybie a aussi constitué une étape importante, du fait de la décision unanime du Conseil de Sécurité. Quelle est votre réaction concernant le lynchage et la mort de Kadhafi ?

Luis Moreno-Ocampo: Le monde a réagi en réclamant une justice pour le dossier libyen, cela prouve que les mentalités changent. En quelques mois seulement, la Cour a pu enquêter et prouver la responsabilité de Muammar Khadafi, de son fils Saïf Al-Islam et d’Al-Sanussi. Il faut forcément condamner le fait que Khadafi ait été exécuté sans jugement. Cependant, les deux restants ont été arrêtés et ils sont sous notre contrôle. Maintenant, il faut déterminer quel tribunal les jugera. Justice devra être faite. Nous devons seulement déterminer ceux ou celles qui auront cette charge.

Raquel Alvarez: J’imagine que cela doit être frustrant pour vous de voir les mêmes faits se répéter encore et encore – le dossier arabe, par exemple – et la Syrie. Cette fois-ci, le Conseil de sécurité ne vous pas demandé d’ouvrir une enquête.

Luis Moreno-Ocampo: Ce n’est pas un problème en soi. Chaque dossier m’apporte une expérience supplémentaire. Le poste de procureur aura été un très grand privilège. Je dis : aucune frustration. Aujourd’hui, je suis très content que le monde se demande pourquoi la Cour n’a pas été saisie sur le dossier syrien. Il y a 9 ans, personne n’aurait imaginé que l’on puisse intervenir dans de tels conflits. Si on y regarde de plus près, on peut voir les grands changements que cela a entraîné. Les attentes sont différentes et il y a désormais des institutions qui peuvent donner des réponses à ces attentes. Si l’on veut que la Cour prenne en charge le dossier syrien, cela relève du Conseil de sécurité.

Raquel Alvarez: Ces derniers mois ont été très importants pour vous : pour la première fois, en décembre dernier, un Chef d’Etat, le président ivoirien, Laurent Gbagbo a été traduit devant la Cour. Ensuite, en mars, le tribunal a pour la première fois reconnu un coupable, en l’occurence, Thomas Lubanga le leader rebelle congolais.

Luis Moreno-Ocampo: C’est le résultat de 9 ans de travail. C’est la conclusion de toutes ces années. En vérité, on ne peut jamais échouer. Ni avec Thomas Lubanga, ni avec Laurent Gbagbo. Au début, on disait : “Ils ne font que discuter avec les milices”. Aujourd’hui, 3 chefs d’Etats sont jugés. Maintenant ont dit : “Ils ne s’intéressent qu‘à l’Afrique”. Et bien, nous allons continuer.

Raquel Alvarez: Vous souhaitiez aussi prendre comme conseiller, M.Baltasar Garzon, le plus connu des procureurs espagnols. Il est actuellement suspendu après avoir été condamné pour des écoutes illégales. Comment réagissez-vous à cette condamnation ?

Luis Moreno-Ocampo: J’avais demandé à Garzon de nous aider car il a passé toute sa vie à enquêter sur les gens haut-placés, des gens puissants et aujourd’hui il le paie. Donc je réponds “oui”, si vous enquêtez ou si vous jugez des gens puissants, vous vous mettez en danger. C’est la raison pour laquelle la Cour pénale internationale est parfois montrée du doigt.

Raquel Alvarez: Vous avez déclaré que l’arbitre est toujours critiqué.

Luis Moreno-Ocampo: Bien sûr. Regardez le match entre Barcelone et le Real de Madrid, tout le monde se plaint de l’arbitre. Et, point intéressant, le fair-play ne dépend pas uniquement que de l’arbitre. Pour cette raison, la Cour pénale internationale ne suffit pas à éviter les violences. Les acteurs et les joueurs doivent aussi respecter les règles.

Raquel Alvarez: En tant qu’argentin, vous devez certainement aimer le football.La FIFA vous a proposé de mettre fin à la corruption dans le football. Est-ce que vous allez accepté ce nouveau travail ? Il serait curieux de vous voir à un tel poste.

Luis Moreno-Ocampo: A l’intérieur même de la FIFA, il y a un comité de réforme qui a proposé la création d’une commission d‘éthique qui aurait les compétences pour faire des investigations. Ils m’ont recommandé. Maintenant, c’est à eux de décider. La FIFA peut choisir quelqu’un d’autre. Rien n’est fait. Soyons patients.Raquel Alvarez: Et si la FIFA dit “oui”?

Luis Moreno-Ocampo: Si elle me propose le job, on devra en discuter. Quand j‘étais avocat en Argentine, j‘étais chargé de mettre fin à la corruption dans certaines organisations. Ca faisait partie de mon ancien travail. Je pense que c’est pour cela que le comité de réforme de la FIFA a proposé mon nom. On verra ce qui se passera. A propos, je vais bientôt partir en vacances pour un temps et en Septembre, je devrais ouvrir un cabinet d’avocats à New York. Si la FIFA m’appelle, on verra.

Raquel Alvarez: Luis Moreno Ocampo, merci beaucoup de nous avoir accordé cette interview.

Luis Moreno-Ocampo: Merci.

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