Les Mères Courage de Buenaventura en Colombie

Les Mères Courage de Buenaventura en Colombie
Par Beatriz Beiras
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Elles brisent des murs de silence et franchissent des frontières invisibles : en Colombie, les femmes du réseau Papillons : Mariposas con alas nuevas, construyendo futuro portent assistance aux femmes de la communauté afro-colombienne victimes de violences à Buenaventura, l’une des villes les plus dangereuses du pays. Une mission qu’elles mènent parfois au péril de leur vie et qui leur vaut le Prix Nansen 2014 du Haut Commissariat de l'ONU pour les réfugiés.

Avant de les accompagner dans leur travail, découvrons Buenaventura, un port naturel à l’abri de l’Océan Pacifique qui est entouré d’un environnement riche en ressources et biodiversité et qui occupe une position privilégiée sur la route du Canal de Panama. La ville a des atouts pour offrir prospérité et bien-être à sa population de près de 400.000 habitants. Ses installations portuaires en eaux profondes sont en passe de devenir les plus importantes du pays en volume de charge, mais la manne commerciale est loin de profiter à tous.

À cause de son emplacement, Buenaventura a attiré narcotrafiquants et paramilitaires qui ont pris le contrôle des quartiers du bord de mer. De là, ils dictent leur loi sur la ville. Deux groupes armés, les Urabeños et la Empresa, se disputent son contrôle territorial, rackettent les commerçants, séquestrent ceux qui les dérangent et vont jusqu‘à les découper en morceaux. Depuis mars, jusqu‘à 2500 militaires ont été déployés dans les rues. À cela s’ajoute une présence policière permanente, notamment sur les principaux axes de circulation. Mais sur place, les non-dits et le silence sont plus forts que le calme apparent et les frontières entre les quartiers sont invisibles, mais réelles.

Gloria Amparo Arboleda, Mery Medina et Maritza Yaneth Asprilla en savent quelque chose : toutes trois sont les animatrices des “Papillons aux ailes nouvelles construisant l’avenir”, un réseau d’une centaine de femmes gérant neuf associations qui mènent des actions tant dans les zones rurales que dans la ville de Buenaventura.

“On ne peut pas passer d’une rue à une autre parce qu’on risque de se faire tuer, d‘être violée ou de disparaître,” nous explique Mery. “Parfois, les femmes ne peuvent pas sortir faire leurs courses, aller à leur travail parce que ces messieurs des gangs ont décidé par caprice qu’aujourd’hui, personne ne sort de cette rue et que tout le monde doit rester à la maison.” “Ils sont les maîtres, ils surveillent ceux qui entrent,” renchérit Maritza. “Qui c’est, cette femme ? Pourquoi vient-elle ici ? Est-ce que c’est un indic, la fiancée de l’un d’entre eux ou est-ce qu’elle vient espionner ? C’est ce qu’ils se demandent.” Gloria nous raconte des faits qui font froid dans le dos : “Un garçon de l’une des écoles que je coordonne a disparu : ils l’ont démembré l’an dernier,” dit-elle. Fabiola Rodríguez Salazar qui fait également partie du réseau nous confie : “Je les ai vu tuer mon fils, c’est une situation très dure,” souligne-t-elle, “parce que quand on a été face à l’assassin de son fils, cela vous marque à vie.”

Pour mieux comprendre l’action de ces animatrices du réseau, nous suivons Gloria qui chaque jour, donne des cours dans une école rurale de Bajo Calima, un secteur dont elle est originaire. Sur place, elle coordonne aussi un groupe d’agricultrices dans le cadre du travail social qu’elle entreprend depuis trente ans auprès des femmes. Mère de deux filles diplômées, la “prof” Gloria est l’une des fondatrices du Réseau Papillons. Elle nous en présente l’objectif : “C’est accompagner, soutenir les femmes dans toutes les circonstances, en particulier dans les moments de violence,” indique-t-elle.

En zone rurale, les femmes subissent régulièrement des déplacements forcés dus à la guérilla qui cherche à défendre un territoire face à d’autres groupes armés illégaux. C’est ce qu’a vécu une mère de sept enfants qui accepte de témoigner anonymement. Elle a encore du mal à raconter ce que son compagnon lui a fait subir l’an dernier. “Il a sorti son pistolet et l’a pointé sur ma tête, il allait me tuer,” raconte-t-elle. “Mais le tir n’est pas parti, il a encore pointé son arme ; là, j’ai réussi à la pousser avec la main et la balle a fini dans mon pied, il voulait me tuer,” répète-t-elle. La balle toujours logée dans son pied, elle raconte en mesurant ses mots qu’il y a quelques mois, elle a été victime d’un déplacement de masse. “C’est un petit “harcèlement” qui nous a obligé à partir,” assure-t-elle. “J’ai un enfant qui est traumatisé depuis un autre “harcèlement” très fort en 2003 et il ne peut plus entendre un tir parce qu’il a peur ; donc on est parti à Buenaventura,” poursuit-elle, “on s’est réfugié au stade : le Coliseo de Cristal, on nous a donné un matelas et une couverture, on a dormi par terre pendant deux mois et demi jusqu‘à ce qu’on finisse par revenir. Le Réseau Papillons m’a apporté beaucoup, les femmes étaient très attentives à moi parce qu’il me fallait beaucoup d’aide, elles étaient très attentionnées,” dit-elle.

Nous rencontrons une autre équipe de bénévoles réunies autour de Mery dans le quartier de San Francisco. Ce jour-là, l’animatrice intervient lors d’un atelier organisé chez Fabiola, l’une des représentantes de l’association “Mères pour la vie”.
Les participantes apprennent à faire face à la violence envers les femmes et à mieux connaître la loi 12-57 que la Colombie a approuvée en 2008 et qui vise à les protéger. “Nous devons continuer à nous battre,” lance Mery à l’assemblée. “Ne laissons pas nos maris nous piétiner, levons-nous et disons-leur : que se passe-t-il ? Moi aussi, j’ai des droits, j’ai les mêmes droits que toi,” dit-elle avant d’ajouter : “je vous vois triste, mais je crois que lors de ma prochaine visite, je vais vous voir avec le sourire.”

Maritza, troisième animatrice du réseau Papillons, habite elle le quartier de Vista Hermosa, l’un des plus sensibles de Buenaventura, après avoir été forcée de déménager en 2006. Quand elle était petite, elle travaillait à garder des enfants. Elle a élevé ses frères, puis ses propres enfants. Elle a décroché son bac à l‘âge de 36 ans. Cette fois-là, dans l‘école du quartier, les membres du réseau apprennent comment gérer les finances de leur foyer. Occasion pour Maritza de rappeler la valeur de la solidarité entre femmes. “Si une telle se fait tabasser, je ne dois pas la critiquer, je dois l’aider et lui offrir mon épaule pour qu’elle puisse pleurer,” déclare-t-elle devant une vingtaine de femmes. “On ne critique pas une camarade, on lui apporte de l’aide… Et vous allez voir, dans quelques années, ici, on ne sera plus les seules à semer pour faire changer les choses !” s’enthousiasme-t-elle.

Semer, cela passe aussi par se rendre directement chez les femmes pour les inviter aux ateliers. Il faut élargir le réseau et pouvoir tendre une main amie en cas de besoin. Carmen par exemple est restée longtemps à souffrir seule du harcèlement psychologique de son compagnon jusqu‘à ce que Mery lui vienne en aide. “Mery s’est rendue compte de ma situation par le biais d’une femme du réseau, elle est arrivée quand j’en avais le plus besoin, j‘étais sur le point de perdre la vie parce que j’ai tenté de me suicider trois fois,” confie-t-elle avant d’indiquer : “Sans l’aide des Papillons, peut-être que je ne serais plus là, ça a été mon salut.”

Nous accompagnons Gloria chez Cecilia, une autre victime d’un mari violent. Cette mère de famille a dû s’enfuir de chez elle avec ses deux filles après qu’il l’a agressé. La plainte qu’elle a déposée est restée lettre morte. “Nous les femmes, souvent, dans ces moments-là, on ne sait pas quoi faire parce que nous sommes désespérées et trouver alors un lieu où on nous soutient, où on nous donne de l’affection, c’est important,” estime-t-elle. “Je suis reconnaissante envers le réseau Papillons car j’ai appris que nous les femmes, on a des droits qu’on ne peut pas faire valoir quand on les ignore,” ajoute-t-elle.

Les Papillons se mobilisent aussi pour que les institutions colombiennes appliquent pleinement la législation du pays en matière de droits et de protection des femmes, notamment contre les violences. “Parmi les personnes confrontées au fléau de la violence, beaucoup n’iront jamais prendre contact avec une institution, principalement par crainte, mais aussi parce qu’elles ne sont absolument pas protégées,” insiste Carlos Eduardo Valdés, directeur général de l’Institut national de médecine légale. “Le réseau nous permet non seulement de les connaître, mais aussi de nous impliquer et de nous engager auprès de ces personnes,” estime-t-il.

Maritza, Mery et Gloria veulent construire à Buenaventura, un refuge pour les femmes victimes de la violence. Un rêve qu’elles sont désormais sûres de réaliser grâce à une dotation bienvenue : celle qui est associée au prix Nansen du Haut Commissariat de l’ONU pour les réfugiés que leur réseau a décroché cette année.

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