A qui le tour ?

A qui le tour ?
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Par Valérie Gauriat
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Notre reporter Valérie Gauriat a couvert les attentats de Paris. Elle livre ici son témoignage.

“Avez-vous du feu ? » Au sortir du restaurant où nous avions dîné avec mes parents, je m’attarde dans la rue derrière eux, pour fumer une cigarette. Une soirée étonnement douce, pour un mois de novembre. Souriants, les deux jeunes que j’interpelle me tendent un briquet. Un téléphone sonne. Puis un autre. Un troisième. 18 morts au Bataclan. Prise d’otages. Fusillade. L’enfer s’est déchaîné. Nous nous dévisageons, incrédules. Non! Pas encore! Est-ce que c’est vrai? Ce n’est que le début. Je cours rejoindre les miens. Ils ne savent pas encore.

La nuit, si courte, est interminable, alors que s’égrène l’effroyable bilan.

Samedi matin. Le cauchemar recouvre Paris d’une chappe de plomb. Les emblèmes de la capitale se dressent, solitaires et tremblants, dans les quartiers indemnes de la Rive Droite. Tour Eiffel: fermée. Trocadéro, place de la Concorde, Champs Elysées: désertés. Hormis quelques touristes qui peut-être n’ont pas encore appris la nouvelle, ou ne veulent pas être venus pour rien. Peut-être savent-ils, mais n’ont pas encore pris la mesure. Moi non plus. Des soldats montent la garde devant l’Assemblée Nationale. La police. L‘état d’urgence. La gravité dans les regards.

Fragile, la ville frissonne, dans la douceur persistante de l’air. Les marchés animés du week-end, fermés, par décret. Suspendus sur leurs maigres jambes de bois leurs auvents pendent tristement au-dessus du vide. Squelettes d’une vie que nous croyons acquise.

La vie en suspens. Ils ont tué nos jeunes. Ils ont tué notre joie. Ils ont déversé leur rage sauvage, démente, sur les valeurs qu’ils haïssent tant, et que nous chérissons. “Ne cédons pas à la peur, ne cédons pas à la haine”, chante le refrain sourd qui s’empare de la cité en pleurs. “Nous ne les laisserons pas gagner.” Les soldats, la police, les armes. L’air si lourd, nos regards si tristes. Unis. Soyons unis, susurre la douce rengaine, se mêlant aux cris stridents, des sirènes. Les files d’attente, pour donner son sang. Le sang contre le sang. L’amour contre la haine. Paris est une plaie ouverte. Un message sur mon portable. Une amie libanaise: “Après le Liban, la France, mon deuxième pays, saigne, comme mon coeur.” Je ne comprends pas tout de suite. Je m’apprête à prendre l’antenne en direct. L’oreillette glisse de mes doigts. Je sais que mes mains tremblent, un peu.
Oui, j’ai compris. Il ne s’agit pas que d’ici.

Bientôt les gens se pressent devant les hôpitaux et les cellules de crise, mises en place à la hâte. Ils cherchent leurs proches. Toutes les victimes n’ont pas été identifiées. Insoutenable incertitude de ceux qui titubent aux portes des lieux où on leur dira peut-être ce qu’ils ne veulent pas entendre. Médecins, secouristes, bénévoles, travaillent sans relâche. Héros muets de la tragédie, ils ont vu l’innommable.

Nous attendons un taxi. Derrière moi, une femme crie au téléphone, recroquevillée contre un mur. “Elle ne reprendra pas l’avion tant qu’elle ne verra pas le corps! Nous sommes allés partout, ils ne disent rien! On ne sait pas s’il y aura une autopsie! C’est insupportable!”.

Coup d’oeil interrogatif du caméraman. Partout, des journalistes cherchent des témoins. Mes yeux se heurtent au désespoir de cette femme, un shoot de glace fige mes veines, me transperce les os. “Laissons-là tranquille”.
“Vous êtes remuée”, me dit un secouriste, devant la mairie du 11ème arrondissement ; il scrute mon visage avec douceur. Je voudrais qu’il me serre dans ses bras. Il voudrait que je le console. Un couple, vient de sortir, un fantôme masque leurs regards. Ils viennent d’apprendre. Leur enfant est morte.
Les sauveteurs sont fourbus. Mes yeux sont humides.

Bataclan, Petit Cambodge, Carillon, La Belle Equipe: fleurs et chandelles s’empilent devant les cordons de sécurité. Consigne a été donnée d’éviter les rassemblements. Mais la place de la République attire les parisiens comme un aimant. Marianne arbore une traine de fleurs, des centaines de flammes l‘éclairent, et autant de messages de chagrin, les haïkus du monde à ses pieds.

Compassion. La planète repeint ses monuments de Bleu, Blanc, Rouge. Un autre monde vomit sa haine sur les réseaux sociaux. La douce rengaine, encore, réplique.

Lundi. L‘école a repris. Nous allons au Lycée Voltaire, non loin des lieux où le sang a été recouvert de sable. Un quartier vibrant, où parfois l’ivresse sait effacer la grisaille des trottoirs. Ils ont pleuré ensemble, disent-ils, après la minute de silence. Ils ont 18 ans, au plus. Certains de leurs amis, de leurs professeurs ont perdu des êtres aimés. “La génération d’avant nous laisse un monde de chaos, de guerre, de destruction”. “Si nous on s’en sort, pour nos enfants, est-ce que ça vaut la peine?” dit Clara. “On est plus en sécurité nulle part dans le monde” répond Sacha. “Alors on doit continuer à vivre comme avant. Et aller aux concerts. »

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La nuit tombe. De frêles silhouettes défient la menace qui plane encore sur la ville. Mais la peur a diffusé son poison. Une porte qui claque, un pétard, une table renversée. Panique: “Ca tire! Ca tire par là! N’y allez pas!” Nous nous engouffrons dans une ruelle; des gens courent, pleurent, crient. Fausses alertes. Attroupement. Les regards sont hagards, les gestes incertains. Vitres brisées d’un café où certains se sont réfugiés. Des CRS les rassurent. “Il n’y a rien, rentrez chez vous.” Ils sont immenses, ils ont l’air si forts. Je me sens minuscule. “Nous sommes comme vous” disent-ils. Vulnérables. Inquiets. “Il y a trop de monde dehors; on ne pourra pas tout gérer si ça tourne mal.”

La chasse à l’homme. La longue attente. Barbès, au Nord de Paris, s‘éveille plus lentement qu‘à l’accoutumée. Rachid nous aborde. Ses traits sont tirés, sa voix étouffée. “La vie est devenue plus compliquée après ce que ces salauds ont fait en janvier. Maintenant, ça sera pire.” Spectre de l’exclusion. “Les musulmans doivent parler! On ne peut pas les laisser tuer en notre nom!”

Les vautours guettent: “Fermez les frontières! Trop de migrants! Le passeport syrien!”
Le refrain encore, qui s’obstine.

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Un jeune homme, les yeux bandés d’un keffieh, réclame des câlins, place de la République.
Etreintes. Des larmes, sur son bandeau.

“Ils ont tiré sur notre jeunesse, ils ont tiré sur notre avenir, ils ont tiré sur notre diversité, ils ont tiré sur toutes les races, toutes les religions, toutes les croyances”. La trame de notre société. Fallait-il que frappe l’horreur, pour qu’on s’en souvienne. “Nous sommes tous une même cible. Ils veulent nous diviser, ils veulent semer la haine dans l’esprit des jeunes, les entraîner dans leur entreprise mortifère. Nous ne permettrons pas cela.” Dit Stéphane. Dit Djamila. Dit Anne. Dit Nick. Dit Asta. Dit Precilia. Dit Ciprian… Disent 130 voix qui hurlent dans le coeur de Paris.

Leurs visages défilent sur les écrans. Vertige.

Mercredi, trois heures du matin. Rendez-vous pour une interview avec une chaîne de télévision américaine, place de la République. Encore, des jeunes sont là, venus entretenir les flammes fragiles des bougies. Enlacés, des couples fixent, immobiles, leurs rêves fracassés.

Un taxi me ramène chez moi à travers les avenues blafardes. Le cri des sirènes s’estompe lentement dans la nuit. J’ai éteint la lumière. Le téléphone sonne. “Ca recommence! Des explosions, des coups de feu à Saint Denis!”. Vite, se relever, s’habiller, vite, un cameraman! La planète de nouveau pointe ses objectifs sur les cordons de police. Derrière la barrière de trépieds et de micros, les habitants se pressent, sonnés. “On a cru que c‘était un autre attentat! La police nous a rassurés.”

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Le raid est fini. Les questions fusent. “Comment ont-ils pu s’installer ici? Comment a-t-on pu les laisser passer ? Combien courent encore? Pourquoi ont-ils fait ça ? » Et puis, l’écho :
« Que fait l’Europe? Pourquoi laisse-t-elle des enfants mourir à ses portes? Tant d‘âmes périr dans ses eaux? Que fait le monde ? En Syrie, en Irak, en Libye, en Afghanistan, en Palestine, en Afrique ?”

Oh, vous avez entendu ? Une bombe a explosé au Nigéria!

Les larmes du monde convergent sur Paris.

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Le “recruteur” est mort. Mon coeur bat un peu moins vite. Hamdulillah. Mazeltov. Thank God. Dieu merci. Qui que cela soit…

A qui le tour?

NB : Cet article a été rédigé quelques heures avant l’attaque du Radisson au Mali.

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