Attentats de janvier 2015 : le premier procès pour terrorisme filmé en France, pourquoi ?

Mise en place de caméras dans la salle d'audiences de la Cour d'assises spéciale de Paris, le 27 août 2020
Mise en place de caméras dans la salle d'audiences de la Cour d'assises spéciale de Paris, le 27 août 2020 Tous droits réservés Michel Euler/AP
Par Joël Chatreau
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La loi française autorise qu'on filme un procès seulement s'il présente un intérêt historique. C'est justement l'argument avancé par la justice pour justifier la présence de caméras au cours du jugement sur les attentats de janvier 2015, car ils "ont profondément marqué l'histoire du terrorisme".

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Tout le monde a en tête le grand procès de Nuremberg, en Bavière dans le sud de l’Allemagne, qui s’est tenu de novembre 1945 à octobre 1946, spécialement parce qu’il fut le premier dans l’Histoire mondiale à être filmé de bout en bout. Grâce à cela, il demeure un document intouchable de la mémoire universelle, chaque nouvelle génération peut découvrir en le regardant les visages sinistres et l’attitude affligeante de 22 des plus impitoyables dirigeants nazis, et entendre des témoignages si insoutenables sur l’horreur de la Shoah qu’ils auraient dû éteindre toute tentation obscène de révisionnisme.

AP
Sur cette photo du procès de Nuremberg prise le 27 mars 1946, on peut notamment voir Hermann Göring et Rudolf Hess au deuxième rangAP

Premier procès pour terrorisme filmé en France

En France, il reste interdit de filmer au cours d'un procès, et l’amende en cas d’atteinte est fortement dissuasive ; elle est de l’ordre de 18 000 euros. Les exceptions existent, justement pour des raisons hautement historiques, mais elles sont peu nombreuses : depuis le vote d’une loi autorisant la captation sonore et visuelle en cas d’intérêt mémoriel, en 1985 seulement, huit procès ont été filmés en tout et pour tout, certains d’entre eux en différentes étapes quand il y a eu appel.

Voici pourquoi ce qui se déroule à partir de ce mercredi 2 septembre, et jusqu’au 10 novembre prochain, à la Cour d’assises spécialement aménagée dans Paris, est un événement exceptionnel sur le territoire français. C’est la première fois que des caméras peuvent tourner au sein d’une salle de tribunal dans le cadre d’un procès pour terrorisme, en l’occurrence celui de 14 personnes accusées d’avoir aidé à la préparation des attentats de janvier 2015 dans la capitale française, contre l’équipe de rédaction de l’hebdomadaire Charlie Hebdo, le magasin juif Hyper Cacher et des policiers.


Charlie Hebdo n'existait pas... mais il y avait bien un caricaturiste au procès de Nuremberg :


Les attentats "ont profondément marqué l'histoire du terrorisme"

Le Parquet national antiterroriste en a fait la demande expresse au Premier président de la Cour d’appel de Paris, Jean-Michel Hayat, qui est habilité à donner une autorisation. Dans une ordonnance publiée le 30 juin dernier, il a donné un avis positif en le justifiant :

Le retentissement et l’émotion qu’ils ont engendrés (les attentats) ont largement dépassé nos frontières (…) Ils ont profondément marqué l’histoire du terrorisme national et international

Sur son site internet, le ministère de la Justice précise que c’est le code du patrimoine qui définit les conditions d’un enregistrement audiovisuel des audiences publiques. Celui-ci doit présenter "un intérêt pour la constitution d’archives historiques de la justice". L’objectif, pour les instances judiciaires, est de "conserver la mémoire des atrocités commises et, pour les chercheurs, de disposer d’images permettant d’effectuer des recherches scientifiques".

Francois Mori/AP
Robert Badinter lors d'une cérémonie à la Cour de cassation à Paris, le 15 janvier 2018Francois Mori/AP

Robert Badinter, un homme au service de la mémoire

Un homme, un homme de justice, a pesé de tout son poids pour que les grands procès soient enfin conservés sur pellicule en France : Robert Badinter. Déjà célèbre en tant qu'avocat au barreau de Paris pour son combat acharné contre la peine de mort, il a fini par l'emporter sur les deux tableaux en devenant Garde des Sceaux lors du premier mandat du président socialiste François Mitterrand (mai 1981 - mai 1988). En octobre 1981, il a fait approuver une loi mettant fin à la peine capitale, puis en 1985, il a donc fait voter la possibilité de filmer les procès ayant une portée historique.

Et Robert Badinter a décidément enchaîné les rendez-vous avec l'histoire de France puisque la première captation audiovisuelle autorisée dans une salle d'assises a eu lieu à Lyon, dans le département du Rhône, du 11 mai au 3 juillet 1987. Le criminel nazi Klaus Barbie, surnommé "le boucher de Lyon" pour y avoir dirigé la Gestapo, revenait à la case départ de ses atrocités, lui qui avait torturé en personne Jean Moulin, fait exécuter de nombreux résistants et otages, et envoyé des centaines de Juifs à la mort, dont des membres de la famille de Badinter.

Condamné pour 17 "crimes contre l'humanité", Barbie écopera d'une peine de réclusion à perpétuité ; il mourra effectivement à la prison lyonnaise Saint-Joseph des suites d'un cancer le 25 septembre 1991.

La collaboration avec les nazis, le génocide au Rwanda, AZF...

Les deux procès suivants que les autorités judiciaires françaises accepteront de voir filmés sont également liés directement à la Seconde Guerre mondiale. Ce sont les comparutions début 1994 devant les Assises des Yvelines, de Paul Touvier, ancien chef de la milice de Lyon travaillant main dans la main avec les nazis, et fin 1997 - début 1998 devant les Assises de la Gironde, de Maurice Papon, ancien fonctionnaire du régime de Vichy accusé de complicité dans la déportation des Juifs.

Des événements à priori lointains mais qui ont causé la mort de personnes de nationalité française, comme la dictature du général Augusto Pinochet au Chili ou le génocide des Tutsi au Rwanda, ont aussi fait l'objet de jugements devant les caméras à Paris. Et même une catastrophe industrielle, la destruction de l'usine chimique AZF qui avait fait 31 morts et des milliers de blessés le 21 septembre 2001 à Toulouse, dans le sud de la France. Le procès a été entièrement filmé, de la première instance jusqu'au deuxième appel.

Les huit procès filmés en France :

  • Klaus Barbie devant la cour d'assises du Rhône du 11 mai au 3 juillet 1987
  • Paul Touvier devant la cour d'assises des Yvelines du 17 mars au 20 avril 1994
  • Maurice Papon devant la cour d'assises de la Gironde du 8 octobre 1997 au 2 avril 1998
  • Robert Faurisson, négationniste de l'Holocauste, contre Robert Badinter devant le tribunal de grande instance de Paris du 12 mars au 2 avril 2007
  • Des victimes de la dictature d'Augusto Pinochet devant la cour d'assises de Paris du 8 au 17 décembre 2010
  • L'accident industriel d'AZF en première instance devant le tribunal correctionnel de Toulouse du 23 février au 30 juin 2009
  • AZF en premier appel devant la cour d’appel de Toulouse du 3 novembre 2012 à février 2013
  • AZF en deuxième appel devant la cour d’appel de Paris du 24 janvier au 24 mai 2017
  • Pascal Simbikangwa, ancien militaire et membre des services de renseignements rwandais, en première instance devant la cour d’assises de Paris du 4 février au 14 mars 2014
  • Pascal Simbikangwa en appel devant la cour d’assises de Seine-Saint-Denis du 25 octobre au 3 décembre 2016
  • Octavien Ngenzi et Tite Barahirwa, deux anciens maires de Kabarondo dans l’est du Rwanda, en première instance devant la cour d’assises de Paris du 10 mai au 7 juillet 2016
  • Octavien Ngenzi et Tite Barahirwa en appel devant la cour d’assises de Paris du 2 mai au 6 juillet 2018

La règle finale imposée par la justice est que l'enregistrement d'un procès doit être remis aux archives nationales qui ont en charge de le conserver. Avant d'avoir la permission de diffuser ou de reproduire cet enregistrement, Il faut attendre 50 ans, exception faite s'il s'agit d'un jugement pour "crimes contre l’humanité". Cela a été le cas pour le procès de Klaus Barbie.

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