Comment la masculinité toxique a engendré le malheur de mon voisin | View

Ama van Dantzig
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Par Ama van Dantzig
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"Lors de leurs rares conversations, sa mère lui disait : « Franck, tu dois être un homme ! » Et Franck s’exécutait, avec assurance, sans jamais admettre qu'il ne comprenait pas ce que cela signifiait vraiment."

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« Le premier acte de violence que le patriarcat exige des hommes n'est pas la violence envers les femmes. Au lieu de cela, le patriarcat exige de tous les hommes qu'ils s'engagent dans des actes d'automutilation psychique, qu'ils tuent les parties émotionnelles d'eux-mêmes. Si un individu ne parvient pas à se renfermer émotionnellement, il peut compter sur des hommes patriarcaux pour mettre en place des rituels de pouvoir qui attaqueront sa propre estime de soi.» Bell Hooks, 2003

Pendant mon enfance au Ghana, je suis devenue amie avec mon voisin ; appelons-le Franck.

La première fois que je l'ai vu, sa mère l'enveloppait dans un lourd tissu coloré de kente tissé à la main. Ses bras musclés d'ado pubère portaient cette robe qui se pliait pile aux bons endroits. Ses yeux doux regardaient au loin, essayant de se durcir. Il avait un air noble. C'est la première fois que Franck m'était présenté, et ce fut presque sous la forme d'un objet: un HOMME. Nous avions célébré ensemble ce moment. Le garçon n'avait pas encore complètement compris que le poids de ce tissu de kente n'était qu'une partie du poids des responsabilités et des émotions complexes à venir.

La mère de Franck luttait pour joindre les deux bouts. Il ne supportait pas de la voir se sacrifier et souffrir. Son père étant totalement absent de sa vie, il n'y avait pas d'hommes autour pour le guider. Franck avait juste sa mère qui faisait de son mieux en rognant sur les dépenses et en limitant ses options dans la vie, au cas où elle n'aurait pas les moyens d'en lui offrir. Lui rêvait de gagner de l’argent : il serait alors un homme qui aurait réussi. Ce serait ainsi qu'il mettrait fin à leurs souffrances.

A la recherche d’une meilleure vie, Franck a émigré d'Abidjan à Accra où il a travaillé dans la construction. Il y a rencontré Mercy, une jeune femme qui l'a compris. Ils sont tombés amoureux. Ils faisaient des projets pour l’avenir. Lui voulait être un homme honorable. Quelqu’un qui pourrait fournir tout ce dont ils auraient besoin. Lors de leurs rares conversations, sa mère lui disait : « Franck, tu dois être un homme ! » Et Franck s’exécutait, avec assurance, sans jamais admettre qu'il ne comprenait pas ce que cela signifiait vraiment. Il était amoureux mais ne savait pas comment l'exprimer. Il y avait des garçons tendres dans notre quartier, qui semblaient à l'aise avec le fait d’être affectueux les uns avec les autres. Nous savions qu'ils étaient gays. Frank aspirait secrètement à ce type d'intimité – une proximité non-sexuelle avec d’autres hommes. Mais cela l'horrifiait également. Frank rêvait de partir et de revenir en tant qu’homme riche qui pourrait prendre soin des besoins d’autrui.

Sa mère lui disait : « Franck, tu dois être un homme ! » Et Franck s’exécutait, avec assurance, sans jamais admettre qu'il ne comprenait pas ce que cela signifiait vraiment

Après avoir trouvé un accord avec un passeur, Franck a mis ses économies dans de faux papiers et un billet vers l’Allemagne. Au moment de partir, Mercy, devenue sa femme, lui a annoncé qu’elle était enceinte. Il était fou de joie. En partant en Allemagne, son objectif était clair : travailler dur et envoyer de l'argent à sa famille Une fois en Allemagne, Franck, le gentil géant, s'est retrouvé seul et a passé des mois à pleurer des larmes honteuses. Il était dans un pays étranger, vivant dans la peur constante d'être expulsé et de tout perdre. Finalement, le temps a passé et il s'est trouvé un travail, a obtenu un permis de conduire et un appartement à lui. Il s'est également trouvé une petite amie pour lui tenir compagnie dans sa solitude.

Cinq ans plus tard, après avoir économisé suffisamment d'argent, il est retourné à Accra, où il espérait retisser les liens avec sa famille et rencontrer son enfant pour la première fois. Il a été reçu par des rumeurs décevantes : Mercy avait eu plusieurs relations avec des hommes en son absence. Comment avait-elle pu le trahir ainsi ? Étonnamment, personne n'a remis en question sa fidélité à lui. Il a commencé à frapper sa femme dans son propre foyer. Il se sentait puissant et libre lorsqu'il la giflait, lui donnait des coups de pied et de poing au visage. Sa famille à elle était présente et l’a regardé faire. Elle le méritait, pensaient-ils. Il a pleuré lorsqu'il m'a raconté cet épisode où il a perdu le contrôle. Après sa courte et dramatique visite, il est retourné en Allemagne. Rejetée par sa famille, Mercy est restée chez elle seule avec son enfant, avec le visage enflé et une dent en moins qui lui rappellerait toujours Frank.

Il se sentait puissant et libre lorsqu'il la giflait, lui donnait des coups de pied et de poing au visage. Sa famille à elle était présente et l’a regardé faire. Elle le méritait, pensaient-ils.

La vie de Mercy en a été changée à jamais. Elle voulait être une seconde épouse. Une première épouse devait faire face à trop de frustrations masculines en plus d'être sous le feu des projecteurs d'une société prompte à juger. Une première épouse se devait d'accepter le "deux poids, deux mesures". Une première femme devait nier ses propres besoins et accepter de se soumettre à ceux, sans limites, d'un homme. Une seconde épouse aurait certes à accepter moins de respect et un statut social moindre ; en revanche, elle pourrait avoir le contrôle de sa propre vie. En tant que seconde épouse, elle ne serait confrontée qu'au sillage des émotions exaspérées des hommes. Mercy avait le sentiment d'avoir déchiffré le code de sa propre libération ! Elle avait découvert comment négocier ses propres limites et sa liberté au sein d'une relation avec un autre homme à Accra. Bien que parfois seule, elle se sentait libre en tant que seconde épouse d'un homme nommé Kofi. Ils ont eu deux enfants, ce qui a scellé leur accord.

Aujourd'hui, Frank vit en Allemagne. Il travaille de longues heures dans une usine. Il est sous-payé et invisible. Il est coincé dans une série de relations transactionnelles avec des femmes. Le monde autour de lui est en train de changer. Il a réussi à négocier avec Mercy pour que sa fille puisse venir en Allemagne, où elle est désormais scolarisée. Elle rentre à la maison avec des histoires de femmes qui dirigent. Elle partage avec lui son rêve d'occuper les postes à responsabilité les plus influents dans les institutions publiques lorsqu'elle rentrera à Accra. Il la soutient et admire son cran. Toutefois, je me demande ce qu'il lui apprend sur les hommes.

Selon un rapport du PNUD de 2020 intitulé "Indice des normes sociales de genre", qui a étudié 75 pays représentant 80 % de la population mondiale, 28 % des personnes interrogées estiment qu'il est acceptable que les hommes battent leur femme. En même temps, nous apprenons tous, à un moment donné de notre vie, que nous ne pouvons pas résoudre les problèmes par la violence. Les hommes sont souvent exposés à une violence omniprésente, dès leur jeune âge, parfois comme une façon d'affirmer leur masculinité. Cette assertion a un immense pouvoir destructeur.

Ama van Dantzig, est une femme ghanéenne-néerlandaise, entrepreneuse sociale et penseuse créative basée à Amsterdam. Elle partage son temps entre Accra et Amsterdam, réfléchissant à des systèmes, reliant des points et construisant des ponts entre les deux continents. Elle est co-fondatrice de Dr. Monk, un studio international de recherche et d'idéation qui travaille sur les inégalités et le développement durable à l'échelle mondiale. Mme Van Dantzig est également conférencière et modératrice sur un large éventail de sujets, notamment le changement social, le genre, les arts, l'Afrique et le monde.

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