Pourquoi les chefs de la mafia sicilienne sont-ils retrouvés si près de chez eux ?

Le procureur général italien, Antonino Patti s'adresse aux médias dans un bunker spécial à Caltanissetta (Sicile) où Matteo Messina Denaro va comparaître.
Le procureur général italien, Antonino Patti s'adresse aux médias dans un bunker spécial à Caltanissetta (Sicile) où Matteo Messina Denaro va comparaître. Tous droits réservés MIGUEL MEDINA/AFP or licensors
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Par Euronews
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Mafia sicilienne : "c'est avant tout une question de prestige social et de reconnaissance". Rencontre avec Anna Sergi, professeure de criminologie et de crime organisé à l'université d'Essex.

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Matteo Messina Denaro, le "dernier parrain", doit comparaître ce jeudi devant un tribunal de L'Aquila dans les Abruzzes. L'homme a fait appel d'une condamnation à perpétuité pour le meurtre, en 1992, d'un procureur de la mafia.

Son arrestation, trente ans après sa condamnation, a soulevé de nombreuses questions. Bien que Matteo Messina Denaro ait figuré pendant des décennies sur la liste des personnes les plus recherchées d'Italie, la police n'a finalement pas eu à aller bien loin pour le retrouver.

L'homme a été arrêté dans sa Sicile natale, devant un établissement médical où il se rendait régulièrement sans précaution particulière, ni déguisement, à l'exception de faux documents.

HANDOUT/ANSA
Matteo Messina DenaroHANDOUT/ANSA

Matteo Messina Denaro était connu en ville. À son domicile, la police a trouvé des tickets de restaurant. Des témoins affirment aussi qu'il avait l'habitude de se rendre au supermarché. Il était en déplacement, mais n'a jamais été arrêté et fouillé jusqu'au 16 janvier 2023.

Euronews a demandé à Anna Sergi, professeure de criminologie et de crime organisé à l'université d'Essex, comment cela était possible.

L'argent n'achète pas le prestige

"Pour certaines générations de mafieux, comme Matteo Messina Denaro, la reconnaissance sociale compte plus que l'argent. C'est une question de fierté. Si vous fuyez et quittez votre territoire d'origine, votre réputation vous quitte aussi", explique l'experte. "Cela fait partie intégrante du mode de vie de la mafia. Fuir au Brésil ou dans les Caraïbes ne serait pas conforme à leur personnalité", ajoute Anna Sergi.

La mise en place d'un réseau de protection à l'étranger est plus coûteuse et plus compliquée. Bien sûr, les mafieux peuvent toujours compter sur de grosses sommes d'argent et un soutien logistique, "mais ce n'est pas tout à fait la même chose", considère la professeure en criminologie.

Pouvoir et reconnaissance sociale

Tous les systèmes criminels de type mafieux nécessitent un lien très ancré avec leur territoire. Anna Sergi analyse cette importance de la localité ainsi : "les mafieux y parviennent par l'extorsion et la peur. Ils travaillent toute leur vie pour cela et, ce faisant, ils mêlent leur identité au territoire. Les gens chez eux savent qui ils sont, parce que la mafia a créé un climat d'intimidation et de consentement. En abandonnant le territoire, vous abandonnez aussi le pouvoir".

Parfois, certaines organisations criminelles cachent même leurs chefs dans leur pays d'origine. Anna Sergi donne l'exemple d'un chef de cartel mexicain, Nazario Moreno González, qui avait été présumé mort alors qu'il était en fait vivant, chez lui. 

Valeria Ferraro/Copyright 2023 The AP. All rights reserved
Peinture murale du procureur anti-mafia Paolo Borsellino, mort suite à un attentat à la bombe mené par Matteo Messina Denaro.Valeria Ferraro/Copyright 2023 The AP. All rights reserved

Certains mafieux italiens restent en liberté des décennies avant d'être arrêtés. Pour la criminologue, l'Italie et en particulier la Sicile, détient le record en la matière. Cela s'explique par la difficulté et par le coût que paye l'État pour poursuivre ces personnes.

"L'Italie a dépensé des millions et des millions pour cela. Ailleurs, les criminels peuvent se permettre de ne pas disparaître complètement... car ils savent que l'État finira par abandonner", précise-t-elle. Certains d'entre eux sont retrouvés morts avant même que la police ne les retrouve. 

"Ne permettre à personne de remonter jusqu'à eux"

Les grands mafieux bénéficient parfois d'une protection et le réseau passe par des méthodes particulières. "Il faut d'abord que quelqu'un sache toujours où l'on est et si l'on est en vie. Ensuite, il y a des niveaux de protection plus élevés. Par exemple, pour empêcher les forces de l'ordre de s'approcher trop près de vous, cela implique des paiements récurrents qui doivent être prélevés sur des comptes bancaires loin de toute suspicion", dévoile Anna Sergi.

Dans le cas de Messina Denaro, sa sœur Rosalia était sa complice et l'aidait régulièrement. Arrêtée il y a quelques jours, elle tenait les comptes du clan.

"Ensuite, il y a le quotidien, qui est particulièrement important pour les patrons les plus âgés, car ils ne sont plus autonomes. Il faut s'assurer qu'ils sont toujours nourris, que l'on s'occupe de leur maison... Il faut aussi être certain que leur cachette soit sûre et que cet endroit passe inaperçu, sans permettre à quiconque de remonter jusqu'à eux". Le paiement des factures de gaz ou d'électricité implique par exemple des précautions et des procédures particulières. 

La mafia en crise

Chute militaire et financière... La mafia est en crise, selon Anna Sergi. "Dans les années 90, la mafia sicilienne a subi de graves préjudices, non seulement de la part de l'État, mais aussi de la part de son propre chef, Totò Riina, dont la vision de la mafia n'a pas vraiment profité à l'organisation", explique la spécialiste.

Au début des années 90, Salvatore Riina, surnommé Totò, a déclenché une guerre totale contre l'État, menant plusieurs attentats à la bombe à travers l'Italie qui ont coûté la vie à des dizaines de personnes. L'homme tentait de riposter et de briser la répression de l'État à l'encontre de l'organisation, mais cela s'est retourné contre lui. Totò a été arrêté en 1993.

Nino Labruzzo/AP
Toto Riina (1993).Nino Labruzzo/AP

Aujourd'hui, les mafieux blanchissent encore de l'argent, notamment sur le marché de l'énergie éolienne ou dans le secteur de l'hôtellerie, précise Anna Sergi. D'après elle, "le côté militaire de la mafia sicilienne n'est plus prédominant, car il a presque conduit à l'autodestruction de l'organisation. Oui, les vieilles familles existent toujours et ont un certain pouvoir sur le territoire, mais il s'agit surtout d'un pouvoir local".

Matteo Messina Denaro est désormais en prison. L'homme sera probablement remplacé, "et je ne serais pas surprise que les forces de l'ordre aient déjà identifié cette personne. Mais, d'une manière générale, la mafia italienne était en crise avant même l'arrestation de Messina Denaro", conclue la professeure de criminologie et de crime organisé.

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