La Russie rassemble à nouveau des troupes le long de sa frontière avec l’Ukraine

Archives : véhicules militaires russes s'apprêtant à participer à des exercices en Crimée, le 22/04/2021
Archives : véhicules militaires russes s'apprêtant à participer à des exercices en Crimée, le 22/04/2021 Tous droits réservés AP/Russian Defense Ministry Press Service
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Le mouvement militaire inquiète Kiev et l’Otan. Mais pour certains spécialistes, ce déploiement n’est pas pour autant le signe d’une invasion imminente des forces russes.

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La tension monte à nouveau le long de la frontière entre l’Ukraine et la Russie. Kiev et Washington tirent la sonnette d'alarme face à ce qu'ils considèrent un renforcement inhabituel des troupes russes.

Le ministère ukrainien de la Défense a affirmé au début du mois qu'environ 90 000 soldats russes étaient stationnés près de la frontière et dans les zones contrôlées par les rebelles dans l'est de l'Ukraine.

"Ce que nous voyons, c'est un important et vaste renforcement militaire russe. Nous voyons une concentration inhabituelle de troupes. Et nous savons que la Russie a déjà été prête à utiliser ce type de capacités militaires pour mener des actions agressives contre l'Ukraine", a déclaré la semaine dernière le secrétaire général de l'Otan, Jens Stoltenberg.

Ces propos font suite à des informations transmises par les États-Unis. Washington avertit l'Union européenne que Moscou pourrait préparer une invasion de l’Ukraine. La Russie rejette ces accusations. Elle dénonce d’ailleurs de nombreuses menaces ukrainiennes et des actions prétendument provocatrices de navires de guerre américains en mer Noire.

Après l’annexion en 2014 de la Crimée par la Russie, Moscou a apporté son soutien à l’insurrection séparatiste dans l'est de l'Ukraine. Les combats ont fait plus de 14 000 morts.

Un mouvement militaire de cette ampleur dans la région n’est pas une première. Un renforcement massif des troupes russes s’est déjà déroulé au printemps de cette année. Ces déplacements avaient suscité l’inquiétude de l’Ukraine et de l’Otan. Les risques d’une escalade étaient alors déjà évoqués.

Les troupes s’étaient retirées après plusieurs semaines. Le sommet qui se déroulait alors entre le président américain, Joe Biden, et son homologue russe, Vladimir Poutine, semblait avoir atténué les tensions.

Euronews a interrogé des experts militaires et de politique étrangère pour faire la lumière sur ces déplacements et leurs conséquences géopolitiques pour l'Ukraine et ses alliés occidentaux.

Que savons-nous de l’intensification de la présence des troupes russes ?

"Nous ne connaissons certains de ces déploiements importants qu’à travers des images prises par satellite, ce qui n'est, bien sûr, pas le moyen le plus précis pour connaître les choses", déclare Gustav Gressel, analyste au Conseil européen des relations étrangères (ECFR – European Council on Foreign Relations).

"Souvent ce ne sont que des images radar. Vous savez donc qu'il y a des sortes de formations militaires là-bas parce que les véhicules qu'ils utilisent sont remplis de fer", précise l'expert à Euronews.

"En ce qui concerne la situation en Ukraine, les forces militaires russes autour de l'Ukraine sont assez importantes, même si la Russie ne procède à aucun renforcement spécial", estime Gustav Gressel.

"Cependant nous avons encore beaucoup de mouvements et de déploiements de certains éléments de la 41e armée d'armes combinées (CAA) qui ont été déployés dans le district militaire occidental au printemps de cette année (…) Nous savons que sur le terrain d'entraînement de Pogonovo, il y a beaucoup d'exercices et nous y avons repéré des éléments de différentes formations de l'armée de chars de la Première Garde", poursuit l'expert.

"Et nous voyons que certains éléments de la 58e armée, qui est basée dans le Caucase nord, ont été déplacés en Crimée et nous constatons un afflux d'équipements et de personnes en Crimée."

"Nous voyons aussi beaucoup de trafic d'aviation militaire à Rostov-sur-le-Don, pas des avions d'attaque, mais des avions de transport qui entrent et sortent".

"Nous savons que la Russie a mobilisé certaines parties de la Garde nationale, à la fois locales et d'autres régions, et les a envoyées à Rostov-sur-le-Don."

Gustav Gresse décrit la ville russe comme "la plaque tournante centrale".

"Les éléments qui arrivent là finissent essentiellement par être infiltrés dans le Donbass", ajoute-t-il.

Dans un article publié récemment, l’analyste de l’ECRF voit dans la mobilisation des unités de la Garde nationale le signal que le Kremlin envisage au moins des incursions en Ukraine.

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"En plus du renseignement opérationnel montrant essentiellement le mouvement des troupes, il y a ce que vous appelez le renseignement stratégique", précise Andrei Zagorodniuk, président du Centre pour les stratégies de défense et ancien ministre ukrainien de la Défense (2019-2020).

Il insiste sur les renseignements stratégiques récemment partagés par les États-Unis, selon lesquels la Russie se préparerait à une opération d'invasion. Andrei Zagorodniuk précise que les avertissements de Washington sont arrivés à peu près en même temps qu'une rare visite du directeur de la CIA, William Burns, à Moscou il y a deux semaines.

"Cela signifie qu'ils ont reçu des informations sur les décisions prises à un niveau stratégique à Moscou, comme le ministre de la Défense de Moscou ou la présidence, et que ces informations ont été transmises par les États-Unis à tous les alliés clés, en clair les pays de l'Otan", détaille l'ancien ministre.

Mais Katharine Quinn-Judge, analyste spécialiste l'Ukraine auprès de l'International Crisis Group, reste prudente. Il faut prendre "avec des pincettes les commentaires officiels de tous bords sur l'étendue du renforcement", explique-t-elle.

"Au printemps, les responsables ukrainiens et européens lançaient des chiffres légèrement trompeurs sur le nombre de troupes russes près de la frontière ukrainienne, ces chiffres incluaient les troupes près de la ligne de front du Donbass. Cette dernière se trouve en effet à la frontière de facto de l'Ukraine et à l'intérieur de sa frontière internationalement reconnue. Mais elles sont toujours là, il est donc trompeur de les inclure dans le nombre de soldats que la Russie a prétendument rassemblé ces dernières semaines", précise-t-elle à Euronews.

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"A partir de là, je suis plus sceptique quant aux commentaires que j'entends aujourd'hui de la part des responsables ukrainiens et européens, même si je ne considère pas non plus comme fiables les déclarations russes ", ajoute Katharine Quinn-Judge.

Les derniers mouvements de troupes sont-ils différents de ceux du printemps dernier ?

Les experts interrogés par Euronews jugent que le dernier renforcement militaire russe est profondément différent aux mouvements de troupes du printemps. La Russie a lié les déplacements en début d’année à des exercices militaires précise Andrei Zagorodniuk. "Ce qui honnêtement n'était pas le cas parce que les exercices ont commencé beaucoup plus tard, mais au moins ils nous ont donné une sorte d'explication".

Dans son article Gustav Gressel note que "la Russie semble faire beaucoup moins d'efforts pour que le rassemblement actuel soit visible. Cela peut laisser entrevoir une intention nettement plus sérieuse que la simple volonté de paraître menaçante."

Autre différence : "les mouvements de la 41e concernent davantage l'Otan plutôt que l'Ukraine cette fois-ci", selon le chercheur. Il souligne que les mouvements de troupes de la Russie coïncidaient avec "une certaine rhétorique" de Moscou, notamment "des accusations contre l'Ukraine qui quitte le traité de Minsk" et "des demandes très spécifiques sur la législation que l'Ukraine devrait changer, les lois qu'elle devrait adopter, celles qu'elle ne devrait pas adopter, la manière dont elle devrait reconnaître les républiques fantoches dans le Donbass, etc."

"Tout cela donne donc l'impression que la Russie veut vraiment quelque chose et qu'elle étaye ces demandes par une puissance militaire", ajoute-t-il.

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Pour Gustav Gressel, Moscou cherche la mise en œuvre de l'accord de Minsk selon ses propres conditions. L'accord de 2015, qui a été négocié par la France et l'Allemagne pour aider à résoudre le conflit dans l'est de l'Ukraine, stipulait que l'Ukraine ne reprendrait le contrôle total de sa frontière avec la Russie dans les territoires tenus par les rebelles qu'après l'élection des dirigeants et des assemblées législatives locales.

Kiev a récemment présenté des projets d'adoption d'une loi sur l'administration transitoire, promettant une transition vers de nouvelles autorités après des élections selon la loi ukrainienne.

"Moscou n'apprécie pas le contenu du projet de loi car il ne lui permet pas effectivement de conserver les républiques qu'elle a mis en place dans l'est de l'Ukraine", écrit Gustav Gressel.

Le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a divulgué jeudi une correspondance avec ses homologues français et allemand sur les négociations connues sous le nom de "format Normandie", le groupe organisé par la France, l'Allemagne, la Russie et l'Ukraine pour régler le conflit.

Selon la porte-parole du ministère russe des affaires étrangères, Maria Zakharova, la publication de ces lettres visait à démentir les affirmations occidentales selon lesquelles Moscou aurait refusé de coopérer pour tenir une réunion en format Normandie.

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"La fuite de telles informations est une grave violation de la confiance et du protocole. Elle indique que le Kremlin a renoncé au format Normandie/Minsk et ne poursuivra pas les négociations. D'un autre côté, elle communique à nouveau les exigences de la Russie, que Moscou a renouvelé avec beaucoup de force ces derniers temps", explique Gustav Gressel à Euronews.

Andrei Zagorodniuk précise qu’il y a "une accélération de la propagande contre l'Ukraine" à la télévision russe. Cette propagande présente les Russes "comme victime de l'agression ukrainienne, ce qui n'est évidemment pas le cas", insiste l’ancien ministre ukrainien. "Ils préparent essentiellement les gens au fait que la Russie doit se défendre", ajoute-t-il.

Interrogé sur le fait de savoir si la Russie envisageait d'envahir l'Ukraine, l'ambassadeur adjoint de la Russie auprès de l’ONU, Dmitry Polyanskiy, a répondu la semaine dernière que la Russie "n'a jamais envisagé de le faire, ne l'a jamais fait et ne le fera jamais, sauf si l'Ukraine ou quelqu'un d'autre nous provoque".

Ces derniers mois, Vladimir Poutine a également intensifié son discours contre une Ukraine indépendante. Dans un long essai publié en juillet par le Kremlin , il affirme que les Ukrainiens et les Russes sont "un seul peuple" et que la "véritable souveraineté de l'Ukraine n'est possible qu'en partenariat avec la Russie".

Jusqu'où pourrait aller l'escalade ?

"Le fait qu'ils se préparent [à une invasion] ne signifie pas qu'ils vont la commencer", précise Andrei Zagorodniuk. "Prendre une décision de préparation est une activité militaire stratégique. Mais lancer une opération de cette envergure est une décision politique. Et ce doit être une décision très, très bien calculée, car les risques pour la Russie sont énormes", insiste l'ancien ministre ukrainien à Euronews.

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Les autorités russes sont conscientes des risques, l'objectif pourrait être de faire monter les enchères dans les négociations, "en montrant qu'ils ont suffisamment de pouvoir pour déstabiliser la situation", estime Andrei Zagorodniuk.

Il donne l’exemple du sommet de Genève entre les présidents russe et américain. La réunion "a été présentée comme une rencontre entre deux superpuissances." Les Russes ont utilisé le renforcement militaire précédent "afin d'obtenir leur place à la table des négociations et à un niveau qu'ils estiment approprié pour eux", résume l’ancien ministre de la Défense.

Selon Gustav Gressel, une véritable escalade n'est pas le résultat le plus probable des récents mouvements de troupes. "Une escalade limitée, visant à déstabiliser l'Ukraine plutôt qu'à la conquérir, semble très probable. Elle signalerait à Kiev : vous ne pouvez pas vous cacher derrière votre armée, vous ne pouvez pas vous cacher derrière la France et l'Allemagne, faites ce que nous demandons ou faites la guerre'", analyse l’expert de l’ECFR.

Quelles sont les options pour l'Ukraine et ses alliés de l'Otan ?

"Ce que l'Occident peut faire et a déjà fait, c'est envoyer des signaux politiques à la Russie, en disant qu'ils ne toléreront pas cela, qu'ils surveillent la situation de très près et qu'ils sont prêts à aider à défendre l'Ukraine", explique Andrei Zagorodniuk.

"Nous avons besoin d'une réaction occidentale forte" pour empêcher une escalade renchérit Gustav Gressel. Une partie de cette réponse pourrait se faire sur le plan militaire. Le message occidental pourrait être, si "vous attaquez l'Ukraine orientale de plus en plus profondément, nous pourrions envoyer des parachutistes. Nous pouvons les mettre en état de préparation", explique-t-il.

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Les États-Unis ont déjà envoyé des navires en mer Noire dans le cadre des activités de l'Otan aux côtés de l'Ukraine. Ces dernières semaines, Washington a envoyé des équipements militaires dans le cadre d'une enveloppe de 53 millions d'euros annoncée en septembre.

Andrei Zagorodniuk et Gustav Gressel font aussi référence à des rapports médiatiques non confirmés affirmant que le Royaume-Uni serait prêt à envoyer des forces spéciales en Ukraine.

"Lors du dernier cycle d'escalade, les Américains ont déployé un avion nucléaire en Pologne pour montrer que l'Otan n'est pas faible et qu'elle a fait des moyens à proximité en place", souligne l’analyste à Euronews.

"C'était aussi un signal très fort, car les Russes l'ont immédiatement saisi et ils ont réagi", ajoute-t-il.

Un sommet avec Valdimir Poutine similaire à la rencontre de Genève avec Joe Biden plus tôt cette année, pourrait être une autre option pour donner au dirigeant russe "une sortie qui sauve la face", selon Gustav Gressel.

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"Les gouvernements occidentaux, y compris les États-Unis, sont malheureusement confrontés à un problème : lorsqu'ils rencontrent les Russes, ils sont soumis à une pression énorme pour obtenir un résultat. Et un tel sommet ne sert qu'à masser l'ego de Vladimir Poutine et à lui donner une sortie salvatrice qu'il peut vendre au public russe et à ses propres partenaires, comme quoi il n'a pas été vaincu et n'a pas été dissuadé - même si en fait, bien sûr, il l'a été. Cela n'apportera aucun résultat", nuance l'expert.

Quelle est la situation sur le terrain ?

Kathrine Quinn-Judge se trouvait justement à Louhansk, dans la partie la plus orientale de l'Ukraine, lorsqu'elle a répondu aux questions d’Euronews. "Il n'y avait pas de sentiment de menace là-bas ; les choses étaient très calmes", explique-t-elle dans un courriel.

"L'une des personnes à qui j'ai parlé vit à l'ouest de la ville de Donetsk, qui se trouve près de l'une des pires parties de la ligne de front. Il a dit que l'accord de cessez-le-feu de juillet 2020 avait apporté un soulagement, mais que ces derniers mois ils tirent tout le temps."

"Pour résumer, les gens à qui j'ai parlé étaient plus préoccupés par le quotidien de la pauvreté, de l'isolement et d’une guerre de faible intensité plutôt que par une nouvelle menace d'escalade/invasion", précise-t-elle.

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