Jusqu'où Poutine est-il prêt à encaisser les sanctions économiques ?

Jusqu'où Poutine est-il prêt à encaisser les sanctions économiques ?
Tous droits réservés AP Photo
Par Yolaine De Kerchove Dexaerde
Partager cet articleDiscussion
Partager cet articleClose Button

Vladimir Poutine prétend que l’économie russe s’adaptera aux sanctions occidentales. Mais quel degré de souffrance économique sera-t-il prêt à tolérer au nom de sa stratégie géopolitique?

PUBLICITÉ

Alors que les sanctions économiques se font sentir en Russie, jusqu'où Vladimir Poutine est-il prêt à aller ?

Lorsque Vladimir Poutine a succédé à Boris Eltsine, largement impopulaire, en 2000 en tant que président de la Fédération de Russie, il est arrivé discrètement au Kremlin.

Ancien agent du KGB, Vladimir Poutine n'avait été Premier ministre que pendant un an et était largement inconnu sur la scène internationale.

Il a hérité d'un pays en plein bouleversement. La Russie est ébranlée par une transition chaotique vers le capitalisme. La "thérapie de choc" d'Eltsine a entraîné un défaut de paiement souverain en 1998, une chute de 5,3 % de la production économique et une dévaluation spectaculaire de la monnaie nationale, le rouble.

Cette dévastation a offert au président une toile blanche pour redéfinir son pays après l'effondrement de l'Union soviétique. Dans le secteur de l'énergie, il a profité du pétrole pour redessiner la carte et affirmer très tôt son encrage.

Une forte hausse des prix de l'énergie et une énorme demande de la part des économies développées et émergentes ont entraîné des gains immédiats pour l'État russe.

Entre 1999 et 2008, le PIB par habitant du pays est passé de 1 330 à 11 635 dollars, une hausse spectaculaire qui, bien qu'inégale et sujette au copinage, a contribué à répandre la perception de la prospérité de la classe moyenne au sein de la population.

Parallèlement, la dette du gouvernement central, est passée de 100,7 % du PIB à 6,5 % au cours de la même période.

En 2012, le pays a officiellement rejoint l'Organisation mondiale du commerce (OMC), un moment qui a définitivement aligné la nation sur l'économie mondiale et qui a été personnellement salué par le président américain Barack Obama.

Une décennie plus tard, le renouveau qui a mis des années à se concrétiser menace de se défaire en quelques mois.

Les pays occidentaux ont imposé une série de sanctions de plus en plus nombreuses et sévères à la Russie à la suite de son invasion de l'Ukraine, dans le but de paralyser son coûteux appareil de guerre et de forcer un cessez-le-feu.

L'Union européenne, en coordination avec ses alliés, a tout ciblé, des produits de luxe aux composants d'avions, en passant par les semi-conducteurs et les médias publics.

Dans un geste choquant, l'Occident s'en est pris directement à la Banque centrale de Russie, lui coupant les vivres et bloquant l'accès à près de la moitié de ses 640 milliards de dollars de réserves de change. Le rouble est tombé en chute libre, l'inflation a grimpé en flèche et le marché boursier a été brusquement fermé sans qu'aucune réouverture ne soit en vue.

Une nuée d'entreprises occidentales, comme Apple, Netflix, Ikea, H&M et même McDonalds, le premier fast-food américain à s'être installé en Union soviétique, ont fui le pays sous la pression intense d'investisseurs inquiets et de consommateurs indignés.

L'Institute of International Finance, l'association mondiale de l'industrie financière, a révisé ses prévisions économiques pour la Russie, passant d'une croissance de 3 % à une contraction de 15 % en 2022.

Un défaut de paiement de la dette souveraine est considéré comme une question de temps, et non de possibilité.

Les prérogatives d'une grande puissance

En dépit de ces développements sismiques, la guerre en Ukraine fait rage, avec des villes assiégées, un nombre croissant de morts et un rythme de destruction incessant.

Le Kremlin ne semble pas inquiété par les avertissements sinistres émanant des capitales occidentales, qui promettent des sanctions plus sévères si la situation se détériore.

PUBLICITÉ

"Ces sanctions auraient été imposées de toute façon", a déclaré Poutine lors d'une réunion du gouvernement, dans une rare reconnaissance des circonstances désastreuses.

"Il y a des questions, des problèmes et des difficultés, mais dans le passé nous les avons surmontés et nous les surmonterons maintenant".

La détermination du président laisse les alliés occidentaux s'interroger sur le degré de souffrance qu'il serait prêt à tolérer pour soumettre la volonté de l'Ukraine à sa stratégie géopolitique.

Selon André Gerrits, professeur de politique internationale à l'université de Leyde, les Russes ont une longue tradition de "défi aux pressions extérieures" et une croyance enracinée dans un "État fort", deux qualités qui ont servi à renforcer et à prolonger le règne de Poutine.

Même s'il finit par accepter un traité de paix avec l'Ukraine, il ne reconnaîtra jamais ouvertement qu'il a accepté des pourparlers de paix à cause des sanctions. Nous ne serons jamais absolument sûrs du rôle que les sanctions ont joué" dans la résolution
André Gerrits
professeur de politique internationale à l'université de Leyde

Pour comprendre le comportement de Poutine, il faut se pencher sur le passé impérial de la Russie, une époque de conquête, de grandeur, de modernisation et, surtout, de pouvoir absolu, que le président a tenté d'imiter.

PUBLICITÉ

Après une tentative éphémère d'embrasser la démocratie libérale dans l'ère post-soviétique, le totalitarisme à l'intérieur du pays a progressivement augmenté et est aujourd'hui aussi prononcé qu'il l'était avant les années de glasnost de Mikhail Gorbatchev, note André Gerrits.

Poutine pense que la Russie ne peut être forte que si elle a un leader fort - un président - et un système politique fort - l'élite - pour agir de manière indépendante et souveraine sur la scène internationale. Il existe un lien direct entre l'autoritarisme de l'État et sa marge de manœuvre
André Gerrits
professeur de politique internationale à l'université de Leyde

Le dirigeant russe croit aux "prérogatives spéciales des grandes puissances" et pense que les pays sont inévitablement livrés à eux-mêmes, un aspect de la politique étrangère que l'Occident a tendance à "sous-estimer", ajoute M. Gerrits.

"L'anarchie des relations internationales est revenue en Europe avec une vengeance".

La poussée de la russification

Face à la censure quasi totale, le président tient bon et redouble son mépris de l'Occident et son dépit face à ce qu'il considère comme une imposture de l'OTAN sur la sphère d'influence de la Russie.

Vladimir Poutine et son entourage proche ont déclaré quel'Occident était un "empire du mensonge", que les sanctions étaient "assimilables" à une déclaration de guerre et que tout envoi de soutien militaire à destination de l'Ukraine sera considéré comme une "cible légitime" pour des représailles.

PUBLICITÉ

Le Kremlin a également prévenu qu'il saisira et nationalisera les actifs des entreprises étrangères qui se retireront du pays, y compris leurs installations de production, leurs bureaux et leur propriété intellectuelle.

"En fin de compte, tout cela conduira à un renforcement de notre indépendance, de notre autosuffisance et de notre souveraineté", a prédit M. Poutine.

Mais pourun pays de146 millions d'habitants qui, depuis des années, s'enfonce de plus en plus dans l'économie mondiale, un passage soudain à l'autarcie représenterait un défi formidable, onéreux et peut-être irréalisable.

"La marge de manœuvre pour la reprise est très étroite. La Russie entretient une relation très forte avec la technologie, les logiciels et les investissements occidentaux", explique le Dr Maria Shagina, chercheuse à l'Institut finlandais des affaires internationales. "Si on enlève cela, elle sera isolée et autosuffisante. Mais une autosuffisance très modestes".

Le docteur Shagina, dont les travaux portent sur les sanctions internationales, la sécurité énergétique et la Russie, s'attend à ce que le Kremlin intensifie les efforts de "russification" et de "réaffectation" des industries stratégiques, mais estime que la stratégie de survie est "très discutable" en raison de la dépendance bien ancrée de la Russie vis-à-vis de ses partenaires commerciaux occidentaux.

PUBLICITÉ

Alors que le commerce avec l'Occident plonge sous le poids des sanctions, Moscou peut chercher des alternatives plus au sud, en Chine et en Inde, deux énormes économies qui ont été parmi les rares pays à s'abstenir sur une résolution des Nations unies condamnant l'invasion de l'Ukraine.

La Chine peut fournir une bouée de sauvetage financière à la Russie qui croule sous les sanctions. La question est de savoir si elle le fera.
Dr Maria Shagina
chercheuse à l'Institut finlandais des affaires internationales

La Chine, premier partenaire commercial de la Russie après l'UE, a jusqu'à présent exprimé son soutien à l'indépendance de l'Ukraine, appelé à la "retenue maximale" et proposé son aide pour obtenir un cessez-le-feu, même si des responsables américains ont laissé entendre que le géant asiatique pourrait être prêt à fournir à la Russie une aide militaire et financière, des affirmations que Pékin a démenties.

"C'est intentionnellement que la Chine reste vague, elle veut que l'Occident devine. Ils veulent bénéficier des deux côtés, ils ne veulent pas être clairement d'un côté ou de l'autre", note Maria Shagina.

"En fin de compte, la Chine veut la stabilité et ne veut pas être enfermée avec un partenaire comme la Russie".

Une bouée de sauvetage fabriquée par l'UE

Alors que les observateurs internationaux se creusent les méninges pour tenter de déterminer de quel côté la Chine va pencher, Moscou peut s'estimer heureux de disposer d'une bouée de sauvetage supplémentaire - ou plutôt d'une faille - tout près de chez lui.

PUBLICITÉ

L'année dernière, l'Union européenne a dépensé 98,9 milliards d'euros pour acheter du carburant à la Russie, soit 62 % du total des importations. L'Union, assoiffée d'énergie, a acheté 155 milliards de mètres cubes (mmc) de gaz, déboursant au moins 15 milliards d'euros, selon les chiffres fournis par Eurostat qui, pour des raisons de confidentialité, ne donnent pas une image complète de la situation.

Les exportations de pétrole et de gaz représentent environ 40 % du budget fédéral russe, qui comprend notamment les dépenses de défense nationale, dont la valeur est estimée à 61,7 milliards de dollars en 2020.

L'Union européenne est depuis longtemps consciente de sa forte dépendance au pétrole et au gaz russes, mais elle n'a pas fait grand-chose pour atténuer cette dépendance. À la suite des sanctions imposées au Kremlin en 2014 en raison de l'annexion de la Crimée, que le bloc a condamnée avec force et n'a jamais reconnue, les achats de gaz russe par l'UE ont en fait augmenté, atteignant un record historique de 166 milliards de m3 en 2019, l'année précédant la pandémie.

La question des importations d'énergie est devenue si flagrante et problématique qu'elle a en quelque sorte éclipsé les autres sanctions que l'UE a infligées à Moscou en un temps record et avec une unité extraordinaire. La décision de Washington d'interdire toutes les importations d'énergie russe n'a fait que mettre l'UE dans une position plus délicate.

Malgré la pression exercée par les États-Unis, l'Ukraine et ses propres États membres de l'Est, le bloc a jusqu'à présent refusé de cibler directement la source de revenus la plus rentable de Moscou. Le chancelier allemand Olaf Scholz a déclaré que les importations d'énergie étaient d'une "importance essentielle" pour la vie quotidienne des citoyens.

PUBLICITÉ

Selon Jeffrey J. Schott, chercheur principal au Peterson Institute for International Economics, Vladimir Poutine dispose ainsi d'un "tube d'alimentation vital" pour soutenir son économie en déclin.

Les sanctions occidentales"mettent manifestement l'économie russe en chute libre et auront des effets corrosifs sur la croissance économique russe à court et moyen terme. Mais l'impact immédiat n'est pas clair. Il y a encore une certaine marge de manœuvre grâce aux exceptions pour le pétrole et le gaz", a déclaré Jeffrey J. Schott à Euronews.

"La douleur économique ne sera pas décisive avant un certain temps. Si vous n'augmentez pas les restrictions sur le commerce du pétrole et du gaz, cela donnerait à l'armée russe le temps de faire plus de dégâts sur les civils innocents en Ukraine. Donc, d'un point de vue humanitaire, vous devez couper les ponts beaucoup plus rapidement."

Pour ne rien arranger, la flambée des prix de l'énergie qui hante les consommateurs depuis le début de l'automne a encore alourdi la facture que les Européens paient quotidiennement à Moscou.

Depuis le début de l'invasion de l'Ukraine, le 24 février, l'UE a dépensé plus de 13 milliards d'euros en combustibles fossiles russes, dont 6 milliards en gaz, selon un outil de suivi mis en place par le Centre de recherche sur l'énergie et l'air pur (CREA), un organisme de recherche indépendant.

PUBLICITÉ

Bruxelles a récemment dévoilé une feuille de route ambitieuse visant à réduire de deux tiers les importations de gaz russe avant la fin de l'année, mais les dirigeants n'ont pas réussi à se mettre d'accord sur un délai final pour les sevrer complètement.

"D'un côté, nous avons ces sanctions financières qui sont très dures, mais de l'autre, nous soutenons et finançons en fait la guerre de la Russie en achetant du pétrole, du gaz et d'autres combustibles fossiles, donc la situation n'est pas bonne", a admis la Première ministre finlandais Sanna Marin lors d'une réunion des dirigeants européens.

Le modèle économique unidimensionnel mais lucratif de Poutine est, pour l'instant, épargné par la ruine totale.

Alors que les secteurs restants du pays sont frappés de sanctions sous tous les angles possibles et que les consommateurs doivent faire face à des rayons vides et à des prix exorbitants, l'État est assuré de disposer d'une source de revenus plus modeste mais fiable, capable de satisfaire ses besoins les plus pressants.

Cette bouée de sauvetage est de mauvais augure pour les espoirs de capitulation. Les espoirs d'une révolte populaire qui pourrait contraindre le président Poutine à abandonner le combat ont été rapidement anéantis par un resserrement de l'étau sur la société, les manifestants étant arrêtés pour avoir simplement brandi une pancarte dans la rue.

PUBLICITÉ

Seul un soulèvement des oligarques, les puissants et secrets milliardaires qui soutiennent le régime de Poutine, pourrait faire changer d'avis le président, ont noté les trois experts. Mais une telle mutinerie reste à voir et on ne sait pas quand ou si elle aura lieu, malgré le barrage d'interdictions de voyager, de gel des avoirs et d'interdiction de luxe que l'Occident a imposé à l'élite.

"Il y a une possibilité que l'économie russe se réinvente", dit Jeffrey J. Schott. "Mais il est difficile de voir comment cela pourrait se produire sous un régime dirigé par Vladimir Poutine".

Journaliste • Jorge Liboreiro

Partager cet articleDiscussion

À découvrir également

Analyse : le grand pari de l'UE sur l'Égypte s'accompagne d'un prix élevé et de risques importants

Analyse : A Rome, les socialistes mettent en garde contre un "réel danger" à l'approche des élections européennes

Quels sont les 137 milliards d'euros que Bruxelles a dégelés pour la Pologne ?