Kyiv veut des sanctions contre le secteur nucléaire russe, mais l'UE hésite

La centrale nucléaire de Temelin, en République tchèque, utilise des réacteurs de fabrication russe dont la maintenance est assurée par Rosatom
La centrale nucléaire de Temelin, en République tchèque, utilise des réacteurs de fabrication russe dont la maintenance est assurée par Rosatom Tous droits réservés RADEK MICA/AFP
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Par Jorge Liboreiro
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Les 27 ont épargné jusqu’à maintenant ce secteur stratégique. L’UE exploite 19 réacteurs nucléaires de fabrication russe.

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Lorsque le président ukrainien Volodymr Zelensky a atterri à Bruxelles pour rencontrer directement ses homologues de l’UE, il est venu avec trois demandes fondamentales : une adhésion accélérée à l'UE, des avions de chasse et une nouvelle série de sanctions contre la Russie.

Sur les deux premières demandes, la réponse des dirigeants européens a été plutôt timide, voire évasive.

Sur le troisième point, le résultat est un peu plus prometteur.

La présidente de la Commission européenne s'est engagée à infliger au Kremlin une dixième série de mesures contre Moscou à l'occasion du premier anniversaire de la guerre. Ursula von der Leyen dit vouloir viser des exportations d'une valeur de 10 milliards d'euros, mettre les propagandistes sur liste noire de l'UE et affamer "davantage la machine militaire russe".

Et pourtant, ce n'est pas exactement ce que Volodymr Zelensky voulait entendre.

"Je vous remercie pour les trains de sanctions qui sont déjà entrés en vigueur. Mais ont-ils suffisamment limité le potentiel agressif de la Russie ? C'est un chemin qui doit être complété", a déclaré le dirigeant ukrainien aux 27 chefs d'État et de gouvernement.

"Réfléchissez-y : la Russie a créé la menace d'une catastrophe radiologique en Europe ! Et l'industrie nucléaire russe est toujours à l'abri des sanctions mondiales. Est-ce normal ? Je ne le pense pas."

Ces dernières semaines, les responsables ukrainiens ont intensifié leurs efforts pour convaincre les alliés occidentaux de prendre des mesures décisives contre le secteur nucléaire russe et en particulier contre Rosatom. L'entreprise représente le puissant monopole d'État qui contrôle l'énergie nucléaire civile et l'arsenal nucléaire militaire du pays.

Fondé en 2007, Rosatom est l'un des principaux fournisseurs mondiaux d'uranium enrichi et de réacteurs nucléaires, avec 34 projets de construction dans des pays comme l'Inde, la Chine et la Turquie. Son ascension économique constante est directement liée au comportement géopolitique de plus en plus affirmé de Vladimir Poutine.

L'entreprise est l'actuel exploitant de la centrale nucléaire occupée dans l'est de l'Ukraine de Zaporijia, théâtre de violents combats et d'une intervention internationale pour éviter une catastrophe.

La prise de contrôle de la centrale par la Russie a suscité des appels en faveur de l'inscription des dirigeants de Rosatom sur la liste noire de l'UE, mais jusqu'à présent, aucune personne de premier plan associée à la société n'y figure.

Cette absence est due à un manque de consensus politique et à des liens insuffisants entre Rosatom et les tentatives systématiques de porter atteinte à l'intégrité territoriale et à l'indépendance de l'Ukraine, explique un porte-parole de la Commission européenne.

"Il n'y a qu'un seul facteur lorsqu'il s'agit de se mettre d'accord sur des sanctions de l'UE : l'unanimité", ajoute le représentant de l’institution, faisant référence à cette exigence nécessaire pour approuver des sanctions.

"Nous proposons des choses qui ont une chance d'être adoptées. Si une proposition est un échec dès le départ, alors on n'avance pas. Ce n'est pas politiquement judicieux".

Serrer la vis

L’idée de sanctionner le secteur nucléaire russe est loin d'être nouvelle.

En septembre dernier, alors que l’UE préparait le septième train de sanctions, un groupe de cinq pays membres : la Pologne, l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie et l’Irlande, a ouvertement évoqué cette possibilité dans une lettre commune, suggérant une "interdiction de coopérer avec la Russie dans le domaine de l'énergie nucléaire".

La proposition n'a pas abouti et il est peu probable qu'elle reprenne vie aujourd'hui. En fait, le transport de combustible nucléaire reste explicitement exempté de la décision prise par l'UE de fermer tous ses ports à l'ensemble de la flotte marchande russe.

"Si ce point ne figure pas dans le 10e (paquet), il devrait figurer dans les prochains. Nous allons certainement insister sur ce point maintenant et plus tard", juge un diplomate d’un des cinq Etats signataires.

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L'idée "a plus de poids qu'il y a six mois. Mais ce n'est nulle part suffisant".

Maria Shagina, chargée de recherche à l'Institut international d'études stratégiques (IISS) dont les travaux portent sur les sanctions économiques, estime que cibler l'industrie nucléaire russe serait l'une des "mesures les plus fortes" que les 27 pourraient prendre en ce moment, alors que les options économiques et l'imagination politique commencent à s'épuiser après neuf paquets complexes de sanctions.

"Sanctionner Rosatom n'aura pas un impact économique énorme sur l'économie russe : les recettes s'élèvent à environ un milliard de dollars par an (dans l'ensemble de l'UE)", explique Maria Shagina. "Cependant, il s'agit de serrer la vis au régime de Poutine".

Elle conteste l'hypothèse selon laquelle Rosatom, une entreprise publique, est totalement détachée de la guerre en Ukraine. Face à l'isolement international, le Kremlin a redoublé d'efforts dans ses activités d'exportation d'énergie pour soutenir son économie chancelante et financer l'invasion coûteuse.

"Rosatom se positionne comme une entreprise nucléaire civile, mais la distinction entre les objectifs militaires et civils est floue", ajoute Maria Shagina_._

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Si la dépendance de l’UE vis-à-vis du pétrole et du gaz venus de Russie est largement documentée, sa relation avec le secteur nucléaire russe est passée sous silence et ne refait surface que sporadiquement.

L'une des raisons en est évidente : la valeur des importations de pétrole et de gaz russes dépasse celle de l'uranium.

En 2021, avant le début de la guerre, l'UE a payé la somme de 71 milliards d'euros pour le pétrole brut et les produits pétroliers raffinés russes et un peu plus de 333 millions d'euros pour l'uranium russe, une variété enrichie qui est utilisée comme combustible pour alimenter les centrales nucléaires, selon les chiffres fournis par Eurostat.

La même année, la Russie était le troisième fournisseur d'uranium de l’UE, avec une part de marché de 19,7 %, derrière le Niger (24,3 %) et le Kazakhstan (23 %), une ancienne république soviétique qui entretient des liens étroits avec le Kremlin.

"Il n'y a pas de dépendance à l'égard de l'uranium naturel russe", déclare Mycle Schneider, coordinateur du World Nuclear Industry Status Report. Il note au contraire que la dépendance se situe ailleurs.

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Hors de question

À ce jour, cinq États membres de l'UE exploitent 19 réacteurs nucléaires de fabrication russe : six en République tchèque, cinq en Slovaquie, quatre en Hongrie, deux en Finlande et deux en Bulgarie.

Sur ce total, 15 appartiennent au modèle VVER-440, tandis que les quatre autres sont des modèles VVER-1000. L'Ukraine exploite également plusieurs réacteurs, notamment à Zaporijia, des deux types.

La série VVER est conçue et développée par OKB Gidropress, une filiale contrôlée par Rosatom. L'entreprise publique est le seul "fabricant au monde" capable d'assurer la maintenance des assemblages combustibles de ces centrales, explique Mycle Schneider.

Les assemblages de combustible, également appelés "grappes de combustible", désignent le groupe structuré de longs crayons qui contiennent des pastilles d'uranium et sont placés à l'intérieur du cœur de chaque réacteur nucléaire. L'entretien de ces assemblages est une condition indispensable pour que les centrales nucléaires restent sûres et fonctionnelles.

Bien que deux entreprises occidentales, Westinghouse (États-Unis) et Framatome (France), aient tenté de remplacer la Russie en tant que fournisseur d'assemblages de combustible VVER, leurs travaux se sont principalement concentrés sur le type VVER-1000 et n'ont pas progressé assez rapidement pour atténuer cette dépendance.

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"Le combustible VVER reste un domaine de forte dépendance probablement pour les années à venir", juge Mycle Schneider. "L'avenir reste particulièrement incertain pour les opérateurs de VVER-440".

Une préoccupation similaire a été soulevée dans le rapport annuel en 2022 de l'Agence d'approvisionnement d'Euratom (ESA en anglais), qui exhorte les pays à diversifier les fournisseurs pour éviter les "vulnérabilités d'approvisionnement."

"Peu de progrès ont été réalisés dans la diversification de l'approvisionnement en combustible VVER-440", conclut le rapport.

Westinghouse et Framatome n'ont pas répondu immédiatement à une demande de commentaire d'Euronews.

Avec ces réacteurs de fabrication russe encore en activité, l'énergie nucléaire représente une part considérable de la production d'électricité, allant de 32,8 % en Finlande à 52,3 % en Slovaquie. Cette situation pèse lourdement sur le débat, selon le World Nuclear Industry Status Report.

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Même si Helsinki a fustigé la Russie pour son invasion à travers l’annulation d’un contrat avec Rosatom qui était censé construire une centrale nucléaire sur la péninsule de Hanhikivi, la tendance générale qui lie ce groupe de pays de l'UE à Moscou semble destinée à perdurer.

Le réacteur slovaque Mochovce-3, qui fait partie de la série VVER, est entré en service au début du mois, ce qui a ancré plus encore le pays dans l'énergie nucléaire. L'année dernière, la Hongrie a donné des permis de construire pour l'extension de sa centrale nucléaire de Paks avec deux réacteurs du dernier type VVER-1200, ce qui porterait à six le nombre total de réacteurs de fabrication russe dans le pays.

Sans surprise, les autorités hongroises ont prévenu qu'elles n'hésiteraient pas à utiliser leur droit de veto pour faire échouer toute tentative de l'UE de cibler le secteur nucléaire russe.

"Nous ne permettrons pas d'inclure l'énergie nucléaire dans les sanctions", déclarait le mois dernier le Premier ministre hongrois Viktor Orbán. "C'est hors de question".

Cette opposition catégorique n'est pas passée inaperçue dans les institutions européennes.

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"L'un des principes suivis depuis février 2022 en matière de sanctions est qu'il pénalise davantage la Russie que nous", explique un haut diplomate d'un pays occidental.

"Et la Commission (européenne), jusqu'à présent, a toujours considéré que sur les questions nucléaires, ce serait l'inverse."

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