La Bosnie, nouveau point de passage des migrants vers l'UE ?

La Bosnie, nouveau point de passage des migrants vers l'UE ?
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Par Hans von der BrelieStéphanie Lafourcatère
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En Bosnie-Herzégovine, des milliers de migrants vivent dans des campements de fortune avant de tenter d'entrer illégalement en Croatie et donc, dans l'UE. Certains accusent les policiers croates de les avoir frappés avant de les refouler en Bosnie. Ce que démettent les autorités croates.

Dans ce reportage pour notre magazine Insiders, Hans von der Brelie s'est rendu en Bosnie-Herzégovine où des milliers de migrants vivent dans des campements de fortune avant de tenter d'entrer illégalement en Croatie et donc, dans l'Union européenne. Certains accusent les gardes-frontières croates de les avoir frappés avant de les refouler en Bosnie. Ce que démettent les autorités croates.

Dans le nord-ouest de la Bosnie-Herzégovine, il y a foule sur un sentier de montagne que les secouristes empruntent parfois à vélo : chaque jour, des dizaines et des dizaines de migrants l'empruntent pour tenter de rejoindre illégalement l'Union européenne. Quelques kilomètres de marche à travers la forêt suffisent pour atteindre la frontière d'un Etat membre : la Croatie.

À proximité de cette frontière, dans la ville de Bihac, des migrants font la queue pour bénéficier des distributions de repas mises en place en urgence par des organisations internationales. Des milliers de personnes vivent dans des conditions très précaires dans le froid, les centres d'accueil officiels étant saturés. Beaucoup ont été refoulées par les garde-frontières croates.

"La frontière de la Croatie est fermée"

Bilal, migrant originaire du Pakistan, nous dit vouloir rejoindre l'Espagne : "D'abord, on va en Croatie," précise-t-il avant d'ajouter : "Je fais du pain parce qu'ici, ce qu'on mange, c'est pas bon. La frontière est fermée, c'est le problème, on est déjà passé trois fois en Croatie," fait-il remarquer.

Les ruines d'un ancien dortoir pour les étudiants se sont transformées en squat. Il n'y a pas d'électricité dans une partie du bâtiment. Des groupes rivaux de migrants s'affrontent régulièrement sur place. Des unités spéciales bosniennes sont intervenues pour arrêter des fauteurs de troubles. Depuis, les médias sont tenus à l'écart. Mais nous réussissons à entrer.

Nous parlons à Shehzad Khan, un Pakistanais qui a quitté sa région proche de l'Afghanistan il y a deux ans sous la menace des Talibans, dit-il. Notre reporter Hans von der Brelie lui demande : "Avez-vous déjà essayé de passer la frontière pour entrer en Europe ?" Il répond : "Oui, une fois, je suis passé de la Croatie à la Slovénie, les policiers slovènes m'ont attrapé et m'ont renvoyé en Croatie et ensuite, la police croate m'a transféré à la police bosnienne."

Notre reporter renchérit : _"Vous dites que les autorités slovènes n'ont pas prêté attention à ce que vous leur disiez ?" _Shehzad Khan répond : "Non, ils n'ont pas fait attention : on a dit plein de fois aux autorités et aux policiers slovènes : 'Il faut nous protéger, s'il vous plaît,' ils ne nous ont pas interrogés, ils n'ont pris aucun de nos papiers, ils ne nous ont pas donné l'autorisation d'aller voir les services de l'asile, on leur a dit dès le départ qu'on avait besoin d'un avocat, je n'ai pas eu d'avocat," assure-t-il.

Scandale humanitaire

Des migrants nous disent avoir tenté trois, cinq, voire sept fois de passer la frontière croate. En 2015 et 2016, ils ont été un million d'après les estimations, à passer par les Balkans occidentaux et la Serbie pour rejoindre l'Europe jusqu'à ce que la Hongrie ne ferme sa frontière. Aujourd'hui, une nouvelle route migratoire est-elle en train d'émerger via la Bosnie cette fois ? 21.000 personnes l'ont empruntée depuis le début de l'année selon les chiffres officiels, mais la Croatie a renforcé les contrôles.

En octobre, des centaines de migrants ont tenté de franchir la frontière croate de Maljevac. Certains ont lancé des pierres, les forces de l'ordre ont répliqué par du gaz lacrymogène et des coups de matraque.

Quelques-uns de ceux qui ont participé à cette tentative de passage en force sont rentrés à Bihac. Sur place, les conditions sanitaires sont déplorables. Il manque des toilettes et des douches.

L'immense majorité des migrants présents refuse les offres de réinstallation dans leur pays d'origine proposées par l'Organisation internationale pour les migrations (OIM).

"On estime que jusqu'à un millier de personnes vivent dans et autour de ce bâtiment en ruines," précise Hans von der Brelie. "C'est un véritable scandale qui a lieu en Bosnie-Herzégovine," affirme-t-il. "Mais il y en a aussi beaucoup qui dénoncent avant tout, les violences commises à leur encontre par la police croate de l'autre côté de la frontière," précise-t-il.

D'après les Nations-Unies, la Croatie aurait expulsé 2500 migrants depuis le début de l'année. Parmi eux, 1500 ont raconté qu'ils n'avaient pas été autorisés à demander l'asile et 700 ont dit avoir subi des violences de la part des gardes-frontières.

Muhammad, migrant du Bangladesh, nous montre ses blessures aux bras et à la main : "Là, c'est cassé, là aussi, ma main est cassée et lui," dit-il en se tournant vers un autre migrant, "sa tête est cassée : les policiers croates nous ont frappés avec des bâtons... D'accord, ils nous arrêtent, mais nous frapper, non ! Ils ont tout mis à la poubelle : notre téléphone portable, notre argent, nos lacets de chaussures... Je suis un être humain, pas un animal !" lance-t-il.

INSIDERS | The Western Balkans Route - Part 1

"80-85% de migrants économiques"

Nous quittons le nord-ouest du pays pour rejoindre Sarajevo. Près de la capitale, les baraquements militaires Hadzici ont été transformés en centre d'accueil pour migrants. Des groupes de Somaliens et de Pakistanais se sont installés à l'extérieur.

À peine quelques jours après son ouverture, la structure d'une capacité de 400 personnes est déjà saturée.

Nous avons rendez-vous avec le coordinateur de l'OIM dans les Balkans occidentaux Peter Van der Auweraert. "Ces personnes sont à 80-85%, des migrants économiques et non des gens qui ont besoin d'une protection internationale," explique-t-il. "Environ 35% sont pakistanais, ce sont les plus représentés ici ; il y a 20% d'Africains, 20% de Syriens... Mais concernant les Syriens, j'ai des doutes car on a aussi un certain nombre de gens d'Afrique du Nord qui disent être syriens," indique-t-il.

"Au total, entre 20.000 et 21.000 personnes sont entrées en Bosnie depuis le début de l'année et 4500 d'entre elles sont toujours là : donc, trois quarts des migrants ont réussi à entrer illégalement en Croatie," poursuit Peter Van der Auweraert.

"Des rumeurs ont circulé parmi les migrants sur le fait que la Croatie allait ouvrir sa frontière : ce message inexact a été transmis par les passeurs qui veulent s'assurer de pouvoir continuer leur business," reconnaît-il.

Hausse des tarifs des passeurs

À l'heure où la surveillance des frontières extérieures de l'Union européenne et notamment croate se renforce, les tarifs pratiqués par les passeurs montent en flèche. Pour autant, Abdullah, originaire d'Afghanistan, nous fait part de sa détermination : "Je vais faire tout ce qu'il faut : je vais payer des passeurs ou je vais attendre, peu importe, mais je dois vraiment passer la frontière et aller en Europe. Pour faire le trajet d'Afghanistan jusqu'en Bosnie, j'ai déjà donné 6500 euros aux passeurs," raconte-t-il.

Comment repérer parmi ces migrants, ceux qui ont besoin d'une protection internationale ? Il semble que ce soit le cas d'un ancien traducteur pour l'armée américaine en Afghanistan que nous rencontrons. Les talibans ont kidnappé l'un de ses frères. Ce jeune homme que nous appellerons Baba a payé 5300 euros pour rejoindre la Bosnie.

"Il y a beaucoup de gens qui passent en Croatie en marchant dans la forêt : c'est difficile, (...) on doit prendre ce risque, les passeurs nous font passer la frontière, mais il faut leur donner de l'argent," insiste-t-il.

Les passeurs disent aux migrants de prendre un sentier en particulier pour passer en Croatie. Mais souvent, l'argent versé n'est pas gage de succès... Les Afghans que nous croisons n'ont pas conscience qu'en réalité, ils sont repérés par des détecteurs de mouvement et observés par des caméras thermiques, des drones high-tech et même un petit avion...

INSIDERS | The Western Balkans Route - Part 2

Surveillance depuis les airs

La Croatie et la Bosnie travaillent en collaboration étroite avec Frontex, l'agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes.

Euronews a eu accès à des images rares et spectaculaires provenant d'un avion de Frontex alors qu'il a repéré une personne en train d'attendre à côté d'une fourgonnette en Croatie, près de la frontière bosnienne.

Soudain, un groupe de vingt personnes arrive de la forêt en courant et monte à bord.

Tandis que la filature se poursuit depuis les airs, le centre de contrôle de Frontex situé à Varsovie alerte les autorités croates. La police finira par intercepter le véhicule et arrêter deux passeurs.

Accusations de violences policières côté croate

Nous retournons en Bosnie. Le parc de la ville de Bihac est devenu un campement de fortune. Il a été investi par des centaines de migrants en partance vers la frontière.

De jeunes Kurdes originaires d'Irak nous montrent leurs téléphones portables cassés. Ils ont tenté plusieurs fois de passer en Europe par la forêt, mais ils ont été refoulés avec violence par la police croate, raconte Muhammad.

"Les policiers croates nous ont entassés dans un fourgon de police et ils nous ont ramenés à la frontière bosnienne, ils nous ont fait asseoir et ont pris nos téléphones et nous ont dit de pas bouger, ils ont détruit nos téléphones, ils les ont écrasés devant nous," dit-il. "Ensuite, on a eu cinq policiers et deux commandants autour de nous, ils nous ont dit de nous lever, on leur a demandé : 'Où est l'argent que vous nous avez pris ?' Au lieu de nous répondre, ils ont pris leur matraque et ils m'ont frappé aux bras et aux jambes," poursuit Muhammad.

"On était un groupe de cinq, on a couru jusqu'à la rivière, on l'a traversée, il pleuvait, il faisait froid et on voulait revenir en Bosnie : alors qu'on avait passé la frontière bosnienne, ils nous ont encore lancé des pierres, on était de nouveau en Bosnie," déclare-t-il.

INSIDERS | The Western Balkans Route - Part 3

Démenti des autorités croates

Nous nous rendons en Croatie, à Cetingrad, un village frontalier. Que répondent les forces de l'ordre croates à ces accusations de violence ?

Après plusieurs semaines de négociation, le ministère de l'intérieur nous autorise à visiter l'unité locale de protection de la frontière : elle vient d'être modernisée grâce à des financements européens.

Damir Butina, son responsable, nous montre les nouveaux matériels qu'il vient de recevoir : "Là, c'est une caméra thermo-vision légère et je peux aussi vous montrer ce nouvel écran relié à une caméra thermo-vision longue distance : on peut modifier l'angle de vue grâce à ce joystick, on peut voir le terrain sur cet écran et c'est un peu comme une Play Station," fait-il remarquer.

La Croatie espère bientôt rejoindre l'espace Schengen et donc, redouble d'efforts pour sécuriser la frontière de l'Union européenne.

Mais ses policiers ne s'en prennent pas aux migrants, assurent les officiers. Pour eux, s'il y a des blessés, c'est pour une autre raison.

"On a connaissance d'actes de violence commis entre migrants en Bosnie-Herzégovine," reconnaît Damir Butina. "S'ils sont blessés, c'est très probablement parce qu'ils se sont blessés eux-mêmes en affrontant un groupe rival : il est même probable qu'ils se frappent les uns les autres pour dire ensuite que c'est la police croate qui a fait ça," assure-t-il.

Pression politique sur la Croatie

Le débat sur de présumées violences policières a atteint un niveau politique : pourrait-il repousser l'adhésion du pays à l'espace Schengen ?

La Commission européenne est encore en train d'évaluer la gestion de la frontière extérieure européenne par les autorités croates. Et le Conseil de l'Europe les a sommées d'ouvrir des enquêtes.

Notre reporter Hans von der Brelie se rend sur la zone d'intervention des policiers croates à la frontière avec la Bosnie.

"La frontière passe à quelques centaines de mètres," fait-il remarquer. "L'Union européenne et le gouvernement croate financent des équipements high-tech, mais investissent aussi massivement dans les moyens humains : Ivana et Josip [les deux agents qu'il accompagne] font partie des 6300 gardes-frontières croates chargés de sécuriser ce tronçon de la frontière extérieure de l'Union," précise notre journaliste.

INSIDERS | The Western Balkans Route - Part 4

"Personne ne peut vivre ici ne serait-ce qu'une heure"

Repartons côté bosnien. Sur un terrain boueux de Velika Kladusa, plusieurs centaines de migrants dorment dans un campement de fortune. L'ONG Médecins sans frontières est présente sur place.

Nous demandons à son responsable en charge des affaires humanitaires s'il peut confirmer ces violences policières présumées en Croatie.

"On note tout ce qui nous est rapporté à ce sujet, on examine les blessures qu'ils ont : les contusions, etc. Et ces contusions correspondent à ce qu'ils nous racontent, elles sont cohérentes avec ce qu'ils disent," indique Julien Kloberer. "On constate qu'il y a des contusions qui proviennent de coups ou de coups de matraque," précise-t-il.

Hors caméra, un réfugié syrien évoque des problèmes de drogue dans le camp. Les conditions sur place s'aggravent avec la température qui passe en-dessous de zéro à l'approche de l'hiver. L'urgence humanitaire devient de plus en plus criante.

Muhammad vient d'Iran. Au vu de la situation sur place et des difficultés à rejoindre l'Europe, il envisage de retourner dans son pays. "On a été escroqué par quelqu'un, par un passeur, peu importe... Moi, je veux rentrer en Iran pour continuer mes études," assure-t-il. "J'ai été surpris de voir le nombre de gens qu'il y a ici à la frontière : c'est un endroit très sale, personne ne peut vivre ici ne serait-ce qu'une heure," dit-il, "mais il y en a qui sont ici depuis un, trois, quatre mois... Pour moi, c'est impossible, inimaginable et maintenant, j'essaie de convaincre mon cousin de rentrer dans notre pays."

Entre solidarité et rejet

Il y a quelques mois, la plupart des Bosniens soutenaient les migrants. Mais aujourd'hui, vu leur nombre croissant à la frontière, des habitants ont organisé des manifestations pour dénoncer leur présence.

D'autres font preuve de générosité comme Asim Latic qui leur offre des repas chauds. "Depuis neuf mois, on sert 400 à 500 repas par jour : en tout, on a servi plus de 130.000 repas jusqu'à aujourd'hui," détaille le restaurateur. "On est une équipe de 5 personnes à nous en occuper : on est tous des vétérans de guerre, on se souvient tous des quatre années de guerre qu'on a vécues, quand nous-mêmes, on avait soif et faim, c'est pour ça qu'on sait ce que ces gens vivent et qu'on a décidé de les aider, ils ont les problèmes que nous, on a eus avant," souligne-t-il.

Dans la région montagneuse proche de la frontière, les migrants doivent quitter la route pour emprunter des chemins particulièrement dangereux. Des glissements de terrain s'y sont produits cette année, faisant plusieurs morts parmi eux. Et puis la zone reste infestée de mines. Les secours en montagne sont régulièrement mobilisés pour des opérations de sauvetage spécifiques.

"Ils passent par ces sentiers très dangereux parce qu'ils pensent qu'ils ne vont croiser personne - aucun policier - et donc qu'ils auront la possibilité d'atteindre la Croatie," indique Ermin Lipovic, responsable des secours en montage de la région de Bihac. "Nous, on ne comprend pas vraiment pourquoi ils risquent leur vie comme ça," dit-il.

Le chef des secouristes évoque un incident récent : "Il y a trois mois, on a mené une opération de secours dramatique : un migrant était monté dans les montagnes de Pljesevica jusqu'à un endroit où tout d'un coup, il s'est rendu compte qu'il était au milieu d'un champ de mines. Au lever du jour," déclare-t-il, "il a découvert qu'il était entouré de panneaux qui indiquent "Terrain miné", il a appelé à l'aide avec son téléphone portable, notre équipe est allée le sortir de là : c'était très risqué, y compris pour nous, mais avec l'aide d'autres services comme la police de Bihac, on a réussi à lui sauver la vie et à le sortir du champ de mines sans qu'il soit blessé," raconte-t-il.

Nous terminons notre reportage aux côtés de migrants dont une famille qui s'apprêtent à tenter de franchir la frontière croate : ils essaieront une nouvelle fois d'entrer sur le sol européen, en espérant que le mauvais temps les aide à échapper au regard des gardes-frontières.

INSIDERS | The Western Balkans Route - Part 5
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