Reportage sur les routes de France, parmi les "gilets jaunes"

Reportage sur les routes de France, parmi les "gilets jaunes"
Par Anelise Borges
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Mieux comprendre la colère des "gilets jaunes" : notre reporter Anelise Borges a suivi leur mouvement pendant une semaine sur les routes de France.

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Pendant sept jours, début décembre 2018, notre reporter Anelise Borges a suivi le mouvement des "gilets jaunes" sur les routes de France afin de comprendre les causes de cette révolte.

Le périple démarre lors de l'acte III de la manifestation à Paris, samedi 1er décembre 2018. D'emblée, les critiques fusent sur la politique gouvernementale. "Quand on voit des gens dans les rues qui n'ont pas de logement, il y a de la misère partout. Il y a le coût de la vie, tout est cher. Les retraités sont en difficulté. C'est vraiment dur pour tout le monde", nous confie Patrick, gilet jaune. La police vient de saisir le manche de son drapeau tricolore "C'est tout ce qu'il me reste", dit-il d'un ton ironique. Il poursuit "Macron est un con, c'est à cause de lui que nous sommes ici", avant d'être contredit par un manifestant : "Non, il n'y a pas que Macron. C'est le système".

Étranglés par les taxes

Le mouvement, né à la suite de la décision du gouvernement d'augmenter les taxes sur les carburants est surtout vu comme la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Grâce à l'ampleur du mouvement, des nouvelles revendications ont surgi de la part de ceux qui se sentent exclus d'une France à deux vitesses. "Nous sommes étranglés par les taxes. Et on en a marre de l'injustice sociale. On donne constamment aux plus riches et on prend toujours aux pauvres et aux classes moyennes. Cela ne peut pas continue__r", s'exaspère David, un gilet jaune. Certains manifestants argumentent avec des chiffres parfois hasardeux. "Quand on voit que nos dirigeants ont le privilège de se payer des costumes qui coûtent 45 000 euros, soit l'équivalent du salaire annuel de 3 personnes, on a de quoi se révolter. On nous pique tout. À la fin, nous n'avons plus rien et ils essaient encore de nous faire les poches. Ça fait mal". Tous les gilets jaunes s'accordent sur le fait que le gouvernement était responsable de cette situation.

L'exécutif souhaitait éviter l'affrontement

L'acte III à Paris a fait converger des milliers de personnes dans les rues de France, notamment à Paris. Le mouvement a réveillé la ferveur révolutionnaire du pays. "Pourquoi c'est magnifique ? Parce que nous nous battons pour notre liberté." nous confie un jeune manifestant à Paris.

La capitale est l'épicentre d'affrontements entre manifestants, parfois infiltrés par des "casseurs", et les forces de l'ordre. Par endroit, Paris a sombré dans le chaos, alors que le gouvernement voulait à tout prix éviter l'affrontement. Beaucoup de manifestants tiennent les autorités pour responsables des violences. "Ils sont fous ! Et ils disent qu'ils veulent la paix ? On ne fait rien. C'est une honte, une honte. On ne fait rien et ils nous tirent dessus" s'exclame Patrick alors que le gouvernement semble perdre le contrôle de la situation au fur et à mesure du mouvement.

Proposition de négociations

Face à un mouvement diffus sans leader, ni affiliation politique ou syndicale, le Premier ministre Edouard Philippe a compris qu'il devait faire des propositions directement aux Français. "Depuis plus de trois semaines, des dizaines de milliers de Français expriment leur colère sur des rond-points, sur des péages, près de zones commerciales ou dans les rues de nombreuses villes de France. Cette colère, il faudrait être sourd ou aveugle pour ne pas la voir, ni l'entendre. Après avoir entendu cette demande exprimée par à peu près tous les interlocuteurs que j'ai rencontrés durant les consultations de ces derniers jours, je suspends ces mesures fiscales pour une durée de six mois", a déclaré le Premier ministre français.

Une concession insuffisante pour apaiser la colère des manifestants qui ont décidé de poursuivre leur mouvement. "On ne va pas arrêter car on n'est pas d'accord avec ce qu'Edouard Philippe a dit parce que dans six mois, ce sera rebelote. On sera là demain, on sera là le jour d'après, à Noël, au Nouvel An, en janvier, février, mars, avril.. voilà, nous dit une manifestante."

En immersion avec les gilets jaunes dans le Nord

Sur un rond-point, dans le nord de la France, ces femmes et ces hommes disent incarner le vrai visage de la France, celui de l'injustice sociale et de la colère, mais aussi celui de l'humiliation et de la peur. La majorité ne se connaissait pas avant le début du mouvement. Tous ont des difficultés à boucler les fins de mois, comme Jonathan : "J\_e suis au chômage et j'ai dû retourner vivre chez mes parents à l'âge de 33 ans, c'est compliqué. J'ai deux enfants, je suis divorcé et je dois payer une pension alimentaire. J'ai dû vendre notre maison. Je cherche un logement, mais comme j'ai perdu mon emploi et que je touche moins de 1 200 euros par mois d'allocations chômage, c'est difficile de trouver quelque chose._" Idem pour Johan, qui ne sait pas s'il va pouvoir garder son logement. "Je vais me retrouver à la rue".

"Notre force, c'est justement la diversité. Nous avons des retraités, des étudiants qui commencent à suivre le mouvement. Nous avons des gens qui se lèvent tôt pour aller au travail. Nous avons des chômeurs, nous avons des handicapés. Il a le peuple contre lui", nous dit David, en faisant référence à Emmanuel Macron.

Non loin de là, des gilets jaunes appellent le standard de l'Elysée par téléphone. "Bonsoir Madame, est-ce qu'on pourrait demander à Emmanuel Macron qu'il démissionne, s'il vous plaît?

Des mouvements de blocage

Le groupe que nous suivons dans le nord nous a proposé d'accompagner ses actions. La tactique d'une partie des gilets jaunes est d'organiser des opérations destinées à rendre leur cause visible, quitte à jouer avec les nerfs des autorités. Ce soir-là, ils décident de mettre en place une opération péage d'atoroute gratuit. "Il y a toujours des risques nous confie un gilet jaune". Puis, évoquant la police, "je ne pense pas qu'ils vont utiliser la force. Ils vont nous demander gentiment de partir. Et après, on verra. Surtout, il ne faut pas dégrader les installations."

L'action, soutenue par les klaxons de la plupart des automobilistes est finalement évacuée sans heurts par la police. Pendant l'opération, beaucoup d'automobilistes ont déclaré vouloir la démission du Président. "Il y en a marre des taxes, il y en a marre d'un président qui n'est là que pour se faire de l'argent et qui n'en a rien à faire du peuple" se plaint une automobiliste.

Mouvement politique des gilets jaunes?

"Les gilets jaunes représentent le peuple et ils vont devenir un parti politique, j'en suis persuadé" nous dit David. Il poursuit : "Il y en a marre des énarques, des technocrates qui ne peuvent pas savoir ce que ressent le peuple, ce que veulent les gens qui se lèvent tôt, qui travaillent dur, ou qui sont en situation de handicap et qui ne reçoivent aucune aide. Il y en a assez. Nous avons maintenant besoin de représentants qui partagent notre situation."

Dans un campement, Daniel, retraité, exprime sa colère. "J'ai fait mai 68. C'est parti pour recommencer, et peut-être en pire. Parce que s'il ne cède pas, nous non plus nous n'allons pas céder." Il poursuit " des fois, on dépasse le seuil d'un euro, donc on ne reçoit pas d'aide. Personnellement, je suis honnête avec vous, je fais comme si tout allait bien, mais ça ne va pas du tout. Personnellement, je regrette d'être Français. Je regrette." Un autre gilet jaune, Bernard, ajoute "cela peut durer des mois et des mois. On est déterminés. Maintenant, on n'a plus rien à perdre."

Le mouvement des "gilets jaunes" tire son nom du vêtement que les conducteurs doivent utiliser pour les rendre visibles en cas d'urgence, en cas de panne ou d'accident. Le symbole est fort. Ceux qui d'habitude se sentent invisibles sont désormais en pleine lumière.

J'ai pensé au suicide

David nous invite dans sa famille, dans le nord de la France. Sa tante Stella a tenu à nous montrer pourquoi elle a enfilé son gilet jaune. "Je vais faire mes courses au supermarché en profitant des offres de réduction, comme celle-là, à moins 50%. Vous pouvez regarder la date, je l'ai mis au congélateur tout de suite [...] c'est presque périmé. C'est ce que je prends quand je vais au magasin. Je ne vais pas au rayon, où la viande est au prix normal. Je vais au rayon où il y a moins 50, moins 75%. Souvent, c'est de la viande blanche." Stella nous montre également la température de son logement. "Il fait 17 ou 18 degrés, pas plus. On est obligé, sinon, la facture va augmenter et je vais devoir payer beaucoup plus."

La sœur de Stella, Gigi, recherche du travail dans la restauration. Mais elle se confie à notre reporter, le cœur lourd. "Je suis déprimée. Je n'en parle à personne, mais aujourd'hui je vais me dévoiler. J'ai même pensé au suicide à certains moments. J'ai pensé à me flinguer, comme ça au moins, je n'aurais plus de problèmes. Alors Macron, je te le dis franchement : démissionne, dégage !"

Cibler une banque

Dans l'ouest du pays, le mécontentement est similaire. La vie serait devenue plus difficile pour une majorité de la population, alors qu'une minorité deviendrait de plus en plus riche et de plus en plus puissante. Un sentiment d'injustice qui conduit à une volonté de faire la Révolution. Alors que la Marseillaise retentit à travers un mégaphone sur un camp de gilets jaunes, Raymonde, retraitée parle de son quotidien. "Nous ne partons pas en vacances, je n'achète pas de chaussures, je ne porte ni chaussettes, ni collants parce que je n'ai pas les moyens de m'en payer. Ce n'est quand même pas normal. Ce n'est pas normal."

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Dans ce camp, les gilets jaunes se préparent pour tenir sur la durée. "Je pense que ce mouvement peut conquérir, non seulement la France, mais aussi les autres pays d'Europe, voire même plus loin, pour des manifestations à grande échelle. Parce ce que nous en avons marre d'être un peuple qui est ponctionné", se plaint Gaëtan Honoré. Le lendemain matin, leur cible est l'un des symboles du système qu'ils dénoncent. Ils veulent bloquer la succursale d'une des grandes banques du pays. L'action crée des tensions avec les employés de la banque. Mais le sit-in se termine finalement sans heurts.

Acte IV à Paris

Un groupe de "gilets jaunes" de Lorient, nous invite à les accompagner dans le périple qui doit les mener jusqu'à Paris. Tous ont à l’esprit les affrontements qui ont eu lieu chaque samedi avec les forces de l'ordre. "On nous dit clairement qu'en allant là-bas, on va se faire "démonter la tête". Donc évidemment que tous les gens qui sont ici ont une certaine inquiétude. Mais après, on sait pourquoi on est là. On est un groupe, on est soudé, on va rester ensemble. On ne va pas là-bas pour aller casser. On est juste là avec notre bon droit, celui d'aller manifester", raconte un manifestant.

Tout au long des 500 kilomètres qui séparent Lorient de Paris, les automobilistes croisés affichent leur soutien au bus des gilets jaunes. L'ambiance est chaleureuse pendant le trajet. Mais beaucoup plus tendue une fois arrivée dans la capitale. Les autorités avaient appelé les gilets jaunes à rester chez eux. Très vite, tout le monde comprend que la situation est amenée à dégénérer. L'atmosphère devient vite irrespirable avec des tirs nourris de gaz lacrymogènes. Les gilets jaunes qui ne veulent pas en découdre avec les forces de l'ordre cherchent à se mettre à l'abri. La situation s'envenime et on déplore les premiers blessés. Morad, gilet jaune de Lorient : "Je te l'avais dit qu'ils allaient nous bloquer. Ce n'est pas la France, ce n'est pas la France. La France n'est pas comme ça. Là, on se fait oppresser, alors qu'on a rien fait."

Devant notre caméra, une femme a été touchée par un tir de flashball au visage… Son état est stable, mais elle est en état de choc. Des flashballs dont l'usage est très critiqué par les manifestants. À cela s'ajoutent les gaz lacrymogènes, qui poussent les gilets jaunes à se disperser, ce qui crée un chaos dans la capitale.

Des casseurs qui discréditent le mouvement

Pendant que certains réclament davantage de justice sociale, d'autres profitent de la confusion pour dévaliser et mettre à sac des boutiques en plein cœur de Paris. Ce genre d'images discréditent le mouvement auprès de l'opinion publique. Toutefois, certains assurent que recourir à la violence est la seule façon d'exprimer leur colère, et d'obliger le gouvernement à céder.

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Pour David, le mouvement est plus important que la semaine dernière. " Tant que Macron et son gouvernement ne nous écouteront pas, cela montera en intensité. Je n'aime pas employer ces mots, mais cela peut aller jusqu'à la guerre civile, c'est ce qui se passera. On est aux prémices d'un autre Mai 68."

La déclaration d'Emmanuel Macron

Pour éviter que la révolte ne devienne une Révolution et pour tenter d'apaiser les "gilets jaunes" mobilisés depuis près d'un mois, Emmanuel Macron a été contraint de sortir de son silence et de faire des concessions. "Sans doute n'avons nous pas su depuis un an et demi y apporter une réponse suffisamment rapide et forte. Je prends ma part de cette responsabilité. Nous voulons une France où l'on peut vivre dignement de son travail. Sur ce point, nous sommes allés trop lentement. Je veux intervenir vite et concrètement sur ce sujet. Je demande au gouvernement et au Parlement de faire le nécessaire afin qu'on puisse vivre mieux de son travail dès le début de l'année prochaine. Le salaire d'un travailleur au Smic augmentera de 100 euros par mois dès 2019 sans qu'il en coûte 1 euro de plus pour l'employeur."

Pour les gilets jaunes rivés devant leur écran de télévision, le chef de l'Etat n'est pas allé assez loin, mais ses annonces pourraient malgré tout signifier le début de la fin du mouvement.

"Ce qui me fait peur, c'est que certains gilets jaunes se disent : "chouette, on a réussi à avoir 100 euros sur le Smic, c'est cool, du coup, j'arrête". J'ai peur que certains "gilets jaunes" se satisfassent de ces petites miettes. Moi, personnellement, je serai encore là demain, je serais encore présente sur le rond-point de Gaillon." nous raconte une manifestante.

D'autres manifestants ont décidé de ne plus revenir à Paris, comme Morad. "Je suis quand même fatigué. Cela fait trois week-end que je viens et je suis fatigué. Tu as vu comment ça pète, tu as vu comment ça clache !"

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Après un mois dans les rues, les gilets jaunes peuvent-ils continuer ? Le mouvement va-t-il s’essouffler ou reprendre de la vigueur ? Et quel sera le visage de la France après cette vague de protestation totalement inédite ? Ce qui est certain, c'est que ceux qui se sentaient ignorés par le pouvoir ont réussi à se rendre visibles, à tous points de vue. Les différentes études d'opinion montrent qu'environ 70% des Français soutiennent le mouvement. Mais une partie des Français déplore que cela se soit fait au prix d'une flambée de violence.

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