Grippé par le coronavirus, le secteur culturel français étouffe et angoisse

Image d'illustration - Un cinéma fermé pour cause de confinement à Ouagadougou au Burkina Faso le 16 mars 2020
Image d'illustration - Un cinéma fermé pour cause de confinement à Ouagadougou au Burkina Faso le 16 mars 2020 Tous droits réservés Olympia de Maismont / AFP
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Par Marie Jamet
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Le secteur de la culture est, comme d'autres, percuté de plein fouet par la crise sanitaire du coronavirus. Mais c'est un secteur fragile et complexe. Comment les intermittents, artistes et petites structures culturelles vivent-ils ce moment sans précédent ? Témoignages.

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"J'ai eu des amis en pleurs au téléphone". "On est dans l'attente". "On gère au jour le jour".
L'inquiétude est palpable chez les professionnels de la culture, artistes intermittents et petites structures joints au téléphone par Euronews.

La déflagration qu'a causé le Covid-19 dans le milieu culturel français s'est faite en trois temps. Il y a d'abord eu l'interdiction des rassemblements de plus 1 000 personnes le 7 mars, ce qui laissait un peu d'espoir pour les plus petites structures. Ce seuil a ensuite été réduit à 100 personnes le 13 mars, puis la fermeture totale des lieux publics non indispensables a été annoncée par le Premier ministre français Edouard Philippe le 14 mars.

Tous ont d'abord dû gérer l'immédiat des annulations et cette crise a été un véritable cataclysme pour des agendas déjà bien calés.

Des programmes totalement bouleversés

"J'avais quatre ou cinq dates importantes de programmées dans le cadre de la sortie de mon album" explique Sylvain, musicien intermittent du spectacle dont le dernier album est sorti un mois et demi avant les mesures de confinement. "On réfléchit à comment garder la dynamique"

"Nous avions 200 dates programmées d'ici juin et un gros lancement d'album" rapporte Maxime Jacquard, gérant d'Echo Orange, maison d'édition musicale et label indépendant. Il explique aussi "qu'il est parfois difficile de convaincre des artistes que leur tournée ne se fera pas et qu'il est nécessaire d'annuler leurs dates au plus vite pour limiter les pertes".

Louise, comédienne et musicienne bien installée qui avait deux spectacles dans les mois à venir, va "perdre 400 heures pour l'année prochaine" pour le calcul de son intermittence. Il faut en réaliser 507 dans l'année pour obtenir le statut et les indemnités qui en découlent.

Clarisse, elle, est directrice artistique de la compagnie Rêveries mobiles. Elle a vu les deux dernières semaines de création du spectacle, sur lequel sa compagnie travaillait depuis plus d'un an et demi, s'arrêter et les trois premières dates être annulées. "On travaillait depuis longtemps sur ce spectacle ; cette première, c'était pour nous le moment où nous allions accoucher de notre projet. On l'attendait. Ça nous a cassé le mental. Il a fallu gérer cette frustration." Les dates annulées représentent en outre une perte sèche de 11 000 euros qui devaient servir à payer les membres de la compagnie.

La frustration a été grande aussi pour l'équipe de Jumbo, premier long-métrage de Zoé Wittock, scénariste et réalisatrice belge qui devait sortir mercredi 18 mars "après \_six ans à travailler dessus_", nous rapporte Anaïs Bertrand productrice du film.

Précarité et catastrophe industrielle

Comme le résume Louise, ces annulations font peser le risque pour beaucoup d'artistes de "se retrouver violemment en situation précaire".

Pour Louis Presset, délégué général de la FEVIS, la Fédération des ensembles vocaux et instrumentaux spécialisés, les premières interdictions aux rassemblements de 1 000 puis 100 personnes posaient la question des annulations. Mais avec la fermeture, "ça nous a précipité dans une logique différente. Il ne s'agit plus plus seulement d'évaluer le préjudice des annulations, de réfléchir tranquillement à comment indemniser quelques concerts mais à comment sauver tout le secteur !"

Il ne s'agit plus plus seulement de réfléchir tranquillement à comment indemniser quelques concerts mais à comment sauver tout le secteur !
Louis Presset
Délégué général de la Fédération des ensembles vocaux et instrumentaux spécialisés

Même son de cloche côté cinéma. Anaïs Bertrand, fondatrice de la société Insolence productions, explique ainsi : "Les 'petits' vont souffrir, c'est certain. Mais ce n'est pas parce qu'on est 'gros' qu'on ne souffrira pas. Les investissements sont parfois énormes pour ces structures. Les tournages arrêtés sont une véritable catastrophe industrielle. Les distributeurs courent aussi un grand danger car les sommes engagées peuvent être importantes. C'est toute l'industrie qui souffre de ses risques inhérents."

Le casse-tête du report dans des salles de spectacle embouteillées

Pour tous, le premier réflexe a été de s'atteler à décaler les dates annulées. "Sur le court terme, l'objectif est de reporter certaines dates cet été et sur le moyen terme la saison prochaine" explique Camille Chabanon, administratrice du Concert de l'Hostel Dieu, un ensemble de musique baroque.

Mais tous rapportent immédiatement la même difficulté : "On ne va pas retrouver la programmation ; ça ne reprendra pas comme avant. Le vrai risque c'est qu'il n'y ait plus de date si la priorité est donnée aux grosses machines qui remplissent les salles. On comprend la situation des salles, mais c'est la double peine pour les artistes émergents" craint ainsi Sylvain, musicien. "On anticipe deux saisons perturbées car il va y avoir des bouchons" rapporte Mme Chabanon.

La situation est d'autant plus catastrophique que "les théâtres étaient en train de boucler leur saison" explique Louise. "Si ça c'était passé deux mois plus tôt, ça aurait été complètement différent" ajoute Clarisse. "Les théâtres n'ont pas de place. De plus, ils programment en fonction de leur budget. Déjà qu'avant cette crise, ils programmaient moins de spectacles en raison de la baisse de leur budget... Il est compliqué pour eux de nous mettre dans les trous car il n'y aura pas forcément de public" continue Louise. "Les programmateurs ne pourront pas proposer une date par soir. Les gens ne vont pas sortir tous les jours." craint aussi Maxime Jacquard d'Echo Orange.

Sébastien Bozon, AFP
La violoniste Jessy Koch de l'orchestre symphonique de Mulhouse joue tous les jours sur son balcon en soutien au personnel soignant, le 28 mars 2020Sébastien Bozon, AFP

La situation n'est guère plus reluisante pour les supports matériels, dans la musique par exemple. "Concernant nos sorties physiques de disques, j'ai très vite anticipé que les chaînes de production de vinyles allaient être arrêtées. On maintient donc les singles, qui devaient sortir sur disque, sur les plateformes de streaming" témoigne ainsi M. Jacquard. Mais même cette planche de salut n'est pas aussi performante que l'on pourrait croire : "Je pensais que les gens allaient plus écouter en streaming avec le confinement. Mais en fait, non. Comme ils se déplacent moins, ils écoutent moins chez eux".

"Je n'arrive pas à envisager la reprise sereinement" ajoute-t-il. Il anticipe aussi des bouchons "quand tout le monde va reprendre, le pressage des vinyles va passer de quatre à huit semaines de délai habituellement à 18 à 24 semaines".

Je n'arrive pas à envisager la reprise sereinement
Maxime Jacquard
Gérant d'Echo Orange, maison d'édition musicale et label indépendant

Mêmes embouteillages à venir dans les salles de cinéma. "Nous n'avons pas fixer de date de re-sortie en salles en France car pour le moment on ne sait pas quand ça va rouvrir ni comment ça va rouvrir. Je pense que ça ne rouvrira pas comme avant." craint aussi Anaïs Bertrand, productrice.
Une réunion doit se tenir à ce propos avec le Centre National du Cinéma (CNC) et les acteurs du secteur. "Ce qui est certain c'est que les exploitants [de salles de cinéma, NDLR] vont avoir un pouvoir énorme".

Comme Echo Orange, les plateformes numériques ont été en partie une solution pour le film Jumbo. Mais pas partout. Le film au budget de 2,9 millions d'euros, un budget important pour un premier film, a en effet été co-produit dans trois pays différents : la France, la Belgique (Kwassa Films), pays d'origine de la réalisatrice et le Luxembourg (Les Films Fauves). Au Bénélux, la campagne de presse et de distribution avait débuté et le film était attendu, notamment en raison de son prix reçu à la Berlinale. "Nos coproducteurs et notre distributeur (O'Brother Distribution)\_ là-bas ont répondu dès le premier week-end du confinement et le film a été proposé en VOD premium_" sur ces territoires. "Cela a plutôt bien fonctionné car le film est classé 9ème sur les 5000 disponibles".

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En France, "_le CNC a cassé la chronologie des médias et autorisé exceptionnellement la sortie en VOD à l'acte_ [la location de film en streaming, à ne pas confondre avec la VOD sur abonnement, NDLR] et en DVD/Blu-ray" pour les films sortis avant le 18 mars rapporte Anaïs Bertrand. Les discussions sont encore en cours mais les mêmes règles devraient s'appliquer pour les films qui devaient sortir pendant la période de confinement. Pour Jumbo, les distributeurs français ont choisi, en concertation avec l'auteur et la productrice, d'attendre une re-sortie en salle.

Le plan d'urgence

Une fois passé la sidération et le réflexe de reprogrammation, les regards de tous nos interlocuteurs se sont portés sur leur futur à plus long terme. Des actions collectives se sont alors mises en place.

Dans tous les secteurs, les syndicats ont organisé des remontées d'information vers les ministères de la Culture et du Travail. Le but : "bien décrire la situation " précise Louis Presset de la FEVIS. Le secteur de la culture "n'est qu'un secteur parmi tous les secteurs touchés mais l'idée est de ne pas se faire oublier des fonds de soutien, d'autant que l'on a des particularités qui nous rendent encore plus fragiles." Dès le début de la crise, il appelait à une action rapide des pouvoirs publics : "II faut faire vite sinon il n'y aura plus personne à sauver d'ici quelques semaines".

De nombreuses mesures ont depuis été annoncées par le gouvernement français. Les mesures générales d'aide aux entreprises seront aussi applicables à celles des secteurs culturels : report de charges sociales, accord ou rééchelonnement de prêts bancaires, gel des loyers et report des factures, chômage partiel, fonds de solidarité pour les petites entreprises...

Le ministère de la Culture a ensuite annoncé tout un ensemble de mesures spécifiques à la culture en général mais aussi à chaque branche du secteur. Parmi ces annonces, celle dont nous ont le plus parlé les intermittents du spectacle : le gel de la période de confinement dans le calcul de la période de référence durant laquelle les intermittents doivent travailler leur 507h afin de débloquer leur droit aux indemnités chômage. L'objectif est "de ne pas pénaliser les intermittents qui ne peuvent travailler et acquérir des droits pendant cette phase de l’épidémie du coronavirus".
Autre mesure très attendue : le maintien du versement des indemnités aux intermittents arrivés en fin de droit pendant la période de confinement.

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A ces deux mesures s'ajoutent des fonds de soutien par branche (cinéma, musique, spectacle vivant, arts plastique etc.), le maintien du versement des subventions aux manifestations annulées, le versement anticipé ou accéléré de certaines aides, des procédures accélérées et simplifiées pour l'attribution des subventions (c'est aussi le cas en région), etc.

Les mesures ont aussi été détaillées pour les structures employeuses, les salariés et intermittents et enfin les artistes-auteurs.

Par ailleurs, Audiens, groupe de protection sociale des industries culturelles, a lui aussi annoncé des mesures de soutien à destination des employeurs comme des salariés, principalement des échelonnements des paiements de cotisations et une aide exceptionnelle à destination des salariés et intermittents.

La nécessité de solidarité de tous les corps de métiers

La question que tous se posent est de savoir si les mesures bénéficieront bien à tous les maillons de la chaîne, et donc bien aux artistes. "Les directeurs artistiques des ensembles de notre fédération se sentent démunis. Les musiciens, ce sont leurs amis, leurs collègues..." témoigne ainsi Louis Presset.

http://www.fnsac-cgt.com/article.php?IDart=1592&IDssrub=214

Publiée par Cgt Spectacle sur Mercredi 25 mars 2020

"Pour le moment tout le monde est fairplay mais j'attends de voir comment va être géré le bouchon qui se profile à la sortie du confinement" explique par exemple Anaïs Bertrand d'Insolence productions.

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La plupart attendent aussi de voir comment les mesures annoncées seront appliquées dans les faits.

Clarisse de la compagnie Rêveries Mobiles rapporte que, pour le moment, les salles de spectacle où elle devait jouer "sont à l'écoute" et "ont accepté de signer les contrats pour les dates qui ont été annulées". Mais elle ne sait pas si les aides seront aussi apportées pour ces contrats signés mais annulés pour raison de force majeur.

"Nos syndicats portent comme revendication que les fonds de soutien ne bénéficient pas qu'aux gros, que les diffuseurs ne l'utilisent pas par effet d'aubaine pour couvrir leurs pertes de billetterie mais répercutent bien sur les échelons en-dessous : qu'ils paient les producteurs, qui eux-mêmes paient les artistes." surenchérit Camille Chabanon, en écho à Louise qui se demande "est-ce que les théâtres vont être solidaires avec les intermittents et les artistes ?"

"Il y a une nécessité de solidarité de tout le secteur. J'insiste car ça serait facile de se mettre en concurrence" martèle ainsi Louis Presset. "Au départ tout le monde a tendance à protéger ses intérêts", rappelle-t-il, mais il faut selon lui "trouver une solution pour s'assurer que les musiciens, in fine, seront payés".

Des incertitudes qui s'ajoutent à celles, plus pragmatiques, de l'avenir financier de chacun. Maxime Jacquard résume bien les calculs que tous admettent faire : "Les cotisations sociales sont repoussées mais pas annulées. Ce qui m'inquiète aussi ce sont les prêts qu'il va bien falloir rembourser". Il prépare déjà l'avenir post-coronavirus : "Il faut réduire les pertes et se diversifier". Il a déjà trouvé des pistes de travail et de développement.

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Attente angoissante, combats syndicaux en visioconférence et calculs sans fin pour un avenir très sombre : c'est la vie sous confinement du monde artistique français.

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