Petit Grégory : "cette affaire n'est pas une immense énigme"

Grégory Villemin
Grégory Villemin
Par Marie Jamet
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Près de 34 ans après la mort du petit Grégory dans les Vosges, la journaliste Patricia Tourancheau sort un livre qui démêle les fils de cette affaire. Un livre à lire en parallèle du documentaire que Netflix diffuse ce mois de novembre 2019 sur ce drame.

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16 octobre 1984, le petit Gégory Villemin est retrouvé mort dans la Vologne, une rivière dans le département des Vosges en France. Le 14 juin 2017, cinq membres de la famille Villemin sont interpellés par la police. Le 16 juin, Marcel et Jacqueline Jacob, grand-oncle et grande-tante de Grégory, sont mis en examen. Le 15 juin, la journaliste Patricia Tourancheau publie son premier article sur l'affaire Grégory sur le site d'information Les Jours. le 29 juin, Muriel Bolle, témoin clé en 1984 revenue sur ses déclarations, est mise en examen à son tour. Le 11 janvier 2018, le livre Grégory – La machination familiale, adapté de l'enquête de Patricia Tourancheau et augmenté de trois chapitres, sort aux Editions Seuil/Les Jours.
Edit novembre 2019. Preuve que cette affaire tourmente encore les esprits, Netflix diffuse depuis ce mois-ci, un documentaire en plusieurs épisodes qui relate à nouveau ce drame.
Edit janvier 2020. La justice a annulé jeudi 16 janvier la garde à vue de Murielle Bolle en 1984 mais maintenu ses déclarations devant les gendarmes et le juge dans lesquelles elle accusait son beau-frère Bernard Laroche d'avoir enlevé le garçonnet.

Entretien avec Patricia Tourancheau.

Le reportage en feuilleton Grégory, la recherche du temps perdu démarre donc lorsque le fait divers le plus célèbre de France rebondit à l'été 2017. Si la journaliste s'intéresse bien sûr aux nouvelles mises en examen, elle s'attache surtout à reprendre l'affaire dans son intégralité.
Mais alors, s'il ne s'agit pas de couvrir les derniers développements en cours, pourquoi se replonger dans le passé de cette affaire hors-normes parmi les plus couvertes par les médias, eux-mêmes impliqués dans son déroulé.

"C'est une affaire qui me passionne depuis toujours. J'étais en école de journalisme en 1984 puis en stage à Libération à l'été 85. Je ne couvrais pas cette affaire, c'était Denis Robert, notre correspondant dans l'est. Mais je lisais tout. J'ai été un peu atterrée par la tribune de Marguerite Duras. Je voyais des chefs dire 'Christine Villemin, la mère, elle est absolument géniale', dans le sens 'coupable machiavélique'. Ça m'avait un peu refroidie. Jeune journaliste, je ne comprenais pas trop bien ce qu'ils faisaient." Par la suite, elle explique avoir suivi l'affaire comme tout un chacun dans les journaux et avoir lu le livre-somme de l'ancienne journaliste d'Europe 1 Laurence Lacour, Le bûcher des innocents, sorti en 1993. Puis, elle a été amenée à écrire quelques articles lors des nouvelles expertises ADN dans les années 2000. "Et quand l'affaire rebondit le 14 juin, je sens, je sais que c'est une affaire pour moi. Il faut que je traite cette affaire, c'est inéluctable."

Elle aborde alors sa série en repartant "du tout début, par les corbeaux". "Pour moi, il fallait absolument se replonger dans le passé, faire des allers-retours avec le présent pour pouvoir comprendre cette histoire, la remettre en perspective et essayer de montrer comment elle a déraillé totalement tant du point de vue judiciaire que médiatique."

Le format en feuilleton du site Les Jours a laissé à Patricia Tourancheau l'espace éditorial nécessaire pour reprendre l'affaire du point de vue de ses différents protagonistes, "quitte à refaire l'histoire de A à Z, par exemple avec le colonel Sesmat ou Laurence Lacour". "Quand je choisissais un personnage, j'essayais de garder le fil de cette personne de A à Z et de ne pas m'embarquer dans tout le reste." On retrouve ainsi dans le livre, un chapitre consacré entre autres au gendarme Etienne Sesmat, au juge Lambert, décédé trois jours après qu'elle l'a contacté, au juge Simon au travers de ses carnets, à Christine Villemin et Jean-Marie Villemin ou encore Laurence Lacour, traumatisée par cette affaire qui a pourtant "accepté pour la première fois de reparler de cette histoire".

Le Juge Maurice Simon, le 14 octobre 1987

"Cette histoire n'est pas une immense énigme"

Reprendre une affaire complexe et vieille de 30 ans qui redémarre, c'est risquer de se noyer dans un océan d'informations. Pour extraire de cette masse la trame de son récit, la journaliste s'est replongée dans 12 000 pages du dossier auxquelles elle a eu accès et a parlé avec une quinzaine de personnes. Elle a "essayé de garder la tête froide et de ne pas s'embarquer à suivre par le menu tous les rebondissements qui polluent l'affaire."

"Le problème de cette histoire, c'est que, certes, il y a une part de mystère mais ce n'est pas une immense énigme. L'essentiel on le sait depuis le début. Il y a eu des écrans de fumée ; il y a eu des fausses pistes. Mais j'ai essayé de m'extraire de tout ça pour garder le fil de ce qui réapparaît aujourd'hui d'ailleurs avec AnaCrime et la nouvelle enquête des gendarmes et de la juge Claire Barbier, à savoir que Bernard Laroche a enlevé Grégory."

La qualité du livre est de rendre à cette affaire sa clarté initiale. "Au bout de trois semaines d'enquête, la piste essentielle est là. Ils ont déjà découvert que la piste est intrafamiliale, que le mobile c'est la haine, la jalousie, la vengeance et que Bernard Laroche est probablement celui qui a enlevé l'enfant."

L'affaire dévie ensuite pour plusieurs raisons que l'on voit clairement par l'angle des protagonistes choisi par Patricia Tourancheau. "Il y a les erreurs du petit juge Lambert", "magistrat narcissique qui voit dans cette affaire l'affaire de sa vie". Erreurs qui font annuler des pièces importantes du dossier.

Sa faiblesse est alors instrumentalisée par l'avocat de Bernard Laroche, Gérard Welzer, "prêt à tout pour défendre son client, quitte à éclabousser la mère".

Il y a le journaliste Jean-Michel Bezzina, correspondant de neuf médias nationaux avec sa femme, persuadé que la mère est coupable car "il l'a trouvée zombie" le lendemain du meurtre de son fils, alors qu'elle est accablée de chagrin et assommée de médicaments.

Il y a le commissaire Jacques Corazzi "de la PJ de Nancy section criminelle qui attend son heure pour piquer l'affaire aux gendarmes".

"Et ces trois-là, qui organisent un dîner ensemble le 8 novembre 1984, vont tirer dans la même direction pour des motivations différentes et la cible sera Christine Villemin."

Les médias ne feront alors qu'alimenter la bête. Pour Patricia Tourancheau, ces derniers "sont odieux et se comportent très mal dans cette histoire". Ils se délectent de ce fait divers plus que de tout autre car "il contient tous les ressorts de la dramaturgie."

"Un corbeau, très proche des victimes qui sévit pendant un an et demi et qui réapparaît en tuant l'enfant et le revendique. C'est ça qui donne sa dimension nationale à cette affaire, car il nargue les parents. Il dit 'c'est moi et vous ne me trouverez pas'". "Dès le départ tous les journalistes comprennent que l'affaire se passe dans une famille et qu'il ne s'agit pas d'un tueur en série inconnu, d'un routard du crime."

Le travail des journalistes est d'autant plus facilité que les membres de cette famille, soit une soixantaine de personnes, "parlent facilement à ces journalistes sans se rendre compte au départ qu'ils sont utilisés".

La recherche du temps perdu

"C’est la course contre le temps gâché qui traverse cet ouvrage" conclut Patricia Tourancheau dans son prologue. Trois semaines d'enquête pour avoir presque toutes les réponses, suivies de plusieurs années d'errements et d'un trou de quinze ans entre 1993 et 2008, date à laquelle la justice se réempare du dossier. Un dossier que le couple Villemin, en particulier Jean-Marie, s'est acharné avec "opiniatreté et tenacité" à maintenir ouvert "pour l'empêcher de passer aux oubliettes de la prescription", étudiant le dossier tel un véritable greffier.

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Jean-Marie Villemin, Christine Villemin et leur avocat Henri Garaud

Puis la justice, aidée du logicel AnaCrime, repart de la base, des emplois du temps, des témoignages. "Si longtemps après l’assassinat de Grégory, la justice et la gendarmerie ont exhumé des indices de la procédure pour cerner des suspects mais les preuves matérielles manquent. Ce n’est pas si facile de lutter contre le temps qui passe…. " Ne reste donc de ce "gâchis" qu'un "faisceau de présomptions".

L'affaire n'est toutefois pas terminée car trois personnes sont mises en examen et risquent de passer devant une cour d'assise en 2019. En revanche, Patricia Tourancheau n'est "pas certaine que l'on aura le nom" de l'assassin. La seule énigme qui reste est de savoir qui a tué l'enfant, l'a attaché et jeté dans la Vologne. "Il y a deux hypothèses, soit Bernard Laroche l'a enlevé et tué, soit il l'a remis à quelqu'un d'autre" et il existe donc un complot familial.

Les derniers rebondissements ont eu le mérite de "changer l'idée de l'opinion publique" qui, selon la journaliste, restait jusque là majoritairement, persuadée "que Christine Villemin était coupable".

Patricia Tourancheau aura, elle, "beaucoup appris" en se replongeant dans cette affaire. "J'ai découvert cette collusion entre le journaliste Bezzina, le commissaire Corazzi et l'avocat Welzer, et à quel point ils s'étaient alliés contre la mère."
"J'ai appris à beaucoup mieux connaître ce couple que l'on a l'impression de connaître par coeur. Je ne savais pas, par exemple, qu'ils avaient voté Mitterrand alors qu'on les traitait de 'Giscardiens'".

"J'ai appris la durée de la période pendant laquelle la haine a grandi dans cette famille et qu'au début cette haine est surtout focalisée sur le grand-père, Albert Villemin."
"J'ai vraiment appris l'ambiguité, que l'on voyait déjà, de la grand-mère, Monique Villemin, qui défend son fils Michel contre Jean-Marie, qu'elle jette de chez elle avec sa femme Christine, alors qu'ils viennent de perdre leur enfant."

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"J'ai aussi découvert les carnets du juge Simon. Il est totalement inédit d'avoir accès à l'intimité d'un magistrat en charge d'une instruction aussi complexe. Laurence Lacour m'a aussi expliqué cette amnésie du juge Simon qui oublie tout le dossier alors qu'il était une machine intellectuelle redoutable et qu'il était sur le point d'élucider ce crime."

Grégory – La machination familiale est donc le récit d'une affaire à la trame assez simple mais qui se disperse pour revenir à son point de départ, écrasant en chemin la vie de ses protagonistes après avoir emporté celle d'un enfant de quatre ans.

Grégory - La machination familiale
Patricia Tourancheau
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