"Les hindous d'abord" ? 5 questions pour comprendre les manifestations en Inde

Des étudiants manifestent contre la loi sur la citoyenneté à Kolkata, en Inde le 30 décembre 2019.
Des étudiants manifestent contre la loi sur la citoyenneté à Kolkata, en Inde le 30 décembre 2019. Tous droits réservés ASSOCIATED PRESS
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Par Thomas Seymat avec AFP
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Une loi jugée discriminatoire contre les musulmans est à l'origine de nombreuses manifestations en Inde depuis près de trois semaines. Euronews vous explique la situation en 5 questions.

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Depuis trois semaines, l'Inde connaît de nombreuses manifestations, parfois violentes, contre le "Citizenship Amendment Act" (CAA), une loi sur la citoyenneté controversée. Portée par le pouvoir nationaliste hindou, et en premier lieu par le Bharatiya Janata Party (BJP) du Premier ministre Narendra Modi, cette loi facilite l'attribution de la citoyenneté indienne aux réfugiés d'Afghanistan, du Bangladesh et du Pakistan. A condition qu'ils ne soient pas musulmans.

Pourquoi une telle loi maintenant ?

En détail, le CAA stipule que les croyants hindous, sikh, bouddhistes, jaïns, parsis et chrétiens qui fuient les persécutions auxquelles ils sont confrontés en Afghanistan, au Bangladesh et au Pakistan – trois pays à majorité musulmane – peuvent se voir attribuer la citoyenneté indienne. Il s'agit d'un amendement de la législation sur la citoyenneté de 1955 qui interdisait aux migrants illégaux de demander la nationalité indienne.

Narendra Modi, le premier ministre indien, s'est félicité via Twitter du passage de cette loi. "Ce texte correspond à la tradition séculaire indienne d'assimilation et de respect des valeurs humanitaires" écrit-il le 9 décembre, date du vote au Lok Sabha, la chambre basse indienne. Il ajoute deux jours plus tard, à l’occasion du vote final au Rajya Sabha, la chambre haute du pays, que la loi "soulagera les souffrances des nombreuses personnes qui ont été persécutées depuis des années."

AP Photo
Narendra Modi, le Premier ministre indien, lors d'un meeting du BJP le 22 décembre 2019.AP Photo

Pour les nationalistes hindous au pouvoir, il s'agit d'une victoire sur une bataille engagée depuis plusieurs années. En effet, le gouvernement Modi avait échoué à faire passer cette loi durant son premier mandat, le BJP et ses alliés ne disposant pas d'une majorité à la chambre haute. Or le parti a, cette année, remporté une large victoire aux dernières élections d'avril-mai, lui laissant les mains libres.

La loi discrimine-t-elle les musulmans indiens ?

Il y a aujourd'hui en Inde près de 195 millions de musulmans. Cette minorité religieuse représente 15% de la population totale du pays ; c'est même le deuxième foyer de population musulmane dans le monde après l'Indonésie. La majorité parlementaire et le gouvernement de droite nationaliste et hindoue démentent néanmoins vouloir les viser. "Ce texte n'a rien à voir avec les musulmans dans ce pays. Les musulmans vont pouvoir continuer de vivre dans ce pays avec dignité", a déclaré le ministre de l'Intérieur Amit Shah. "C'est un texte qui donne des droits, pas un texte qui en retire à quiconque."

C'est un texte qui donne des droits, pas un texte qui en retire à quiconque!
Amit Shah
Ministère de l'Intérieur et ex-président du BJP

Pourtant de nombreuses personnes accusent la loi d'être anticonstitutionnelle. En effet, selon l'article 14 de la Constitution indienne garantissant une égalité devant la loi pour toute personne sur le territoire national, les réfugiés musulmans devraient être traités comme les autres et avoir accès aux mesures prévues par la loi.

Officiellement, les musulmans sont exclus de cette loi car, pour le pouvoir indien, un musulman ne peut subir de persécution religieuse dans les pays concernés (Afghanistan, Bangladesh, Pakistan) étant donné que ce sont des pays à majorité musulmane. Cette décision exclut pourtant les minorités chiites et ahmadies, deux branches de l'Islam persécutées au Pakistan. La loi ne prévoit pas non plus d’accès à la citoyenneté pour les réfugiés rohingyas musulmans en provenance du Myanmar voisin.

Par ailleurs, en parallèle du passage du CAA, le gouvernement envisage aussi la création d'un registre national des citoyens (NRC) à l'échelle de l'Inde entière, alimentant des tensions supplémentaires. L'objectif de ce recensement national est d'identifier les personnes sans documents prouvant leur statut de citoyen ou de résident, et donc en situation illégale.

Une crainte partagée par beaucoup est que le CAA et le NRC ne finissent pas créer de nombreux apatrides parmi les plus pauvres, les populations tribales, et les réfugiés musulmans sans-papiers. Une expérimentation de ce type de registre a déjà eu lieu dans l'état d'Assam, dans le nord-est du pays. Elle a identifié 1 900 000 personnes qui doivent désormais passer devant des tribunaux spéciaux qui doivent décider si elle sont bien reconnues comme étrangères et, si oui, de leur déportation.

Le Citizenship Amendment Act est-il une loi idéologique ?

Des experts en droit s'inquiètent du précédent, jugé dangereux, que le CAA crée. C'est le cas de Niraja Gopal Jayal, professeure de science politique au Centre for the Study of Law and Governance de Jawaharlal Nehru University, à Delhi et spécialiste de la démocratie indienne. Pour elle, "c'est l'introduction du principe même de discrimination religieuse qui est source d'inquiétude. Une fois que ce principe est admis, que la loi permet de discriminer en fonction de la religion" – et ce même s'il s'agit pour l'instant de réfugiés illégaux – "il ne sera peut-être pas possible de limiter ou contenir une application de ce type de discrimination à venir dans d'autres domaines" explique la politologue. La crainte d'une pente glissante et d'un gouvernement nationaliste hindou emmenant l'Inde vers un changement drastique de société est donc bien réelle.

Pour Sanjay Hedge, avocat supérieur auprès de la Cour Suprême, et critique du gouvernement, la constitution indienne est en danger. Contacté par Euronews, il explique que "beaucoup de personnes pensent que la majorité parlementaire massive [du BJP] est en train d'évider la constitution" d’éléments comme le sécularisme, la séparation de l'Etat et du religieux, aussi connu en France sous le nom de laïcité.

Le BJP au pouvoir suit une idéologie excluante fondée sur 'Les hindous d'abord !'
Sanjay Hegde
avocat indien

Selon lui, le BJP "a une majorité [parlementaire] et suit une idéologie excluante fondée sur le 'Hindu first!' – les hindous d'abord !". Cette idéologie prônée par le BJP, c'est l’Hindutva – hindouïté ou indianité - un projet politique nationaliste hindu conceptualisé au début du XXème siècle par Vinayak Damodar Savarkar.

Cette doctrine est résumée par Guillaume Gandelin, chercheur au Laboratoire d’études prospectives et d’analyses cartographiques : "L’Inde appartenait aux hindous, peuple dont l’unité a été forgée par des millénaires de vie commune, partageant une même patrie, terre sacrée, berceau de leur nation et de leur race. Tout Indien pouvait donc se considérer comme hindou, pourvu qu’il ne tourne plus son regard vers Rome ou La Mecque [...] À tous ceux qui n’admettraient pas ces axiomes, il ne restait plus qu’à revenir dans le giron hindou en se convertissant, ou bien d’accepter son statut de citoyen de seconde zone, vivant sous la tutelle et le patronage du peuple majoritaire, dictant ses lois et sa vision de la nation."

L'avocat supérieur auprès de la Cour Suprême – un titre réservé aux avocats indiens les plus expérimentés – est plus direct : "L'obsession [du BJP] est de faire de l'Inde le seul pays vers qui les hindous du monde entier peuvent se tourner, une patrie pour les hindous, avec comme modèle Israël pour les juifs."

Qui manifeste ?

L'opposition parlementaire est jusqu'à présent quasiment absente des cortèges. La plupart des grands partis politiques sont restés à distance des manifestations, explique Sanjay Hegde, "au moins au niveau institutionnel, même si des membres importants de ces partis ont manifesté." Plus petits mais présents, "des partis de gauche et régionaux ont aussi manifesté."

Pour l'avocat, qui a pris publiquement la parole lors de rassemblement contre le CAA, "le mouvement est principalement décentralisé et sans leader". Il a comme foyers les universités, dont certaines ont été scène de violences policières, et les quartiers et zones à forte population musulmane. Pour lui une chose est claire : "Les jeunes sont derrière ces manifestations."

AP Photo/Altaf Qadri
Des étudiants indiens manifestent contre le Citizenship Amendment Act le 3 janvier 2020 à New Delhi.AP Photo/Altaf Qadri

Ces manifestations provoquent d'ailleurs dans bien des familles un choc des générations, entre des jeunes aux premiers rangs de la mobilisation et leurs parents conservateurs. Étudiante de 20 ans de New Delhi, Priya refuse que son vrai nom soit divulgué par crainte que son père, hindou dévot, parvienne à l'identifier. "Il a cette haine des musulmans. Pour chaque opportunité qu'il a ratée dans la vie, il les blâme", explique-t-elle à l'AFP. "J'ai essayé tant de fois de lui parler. Mais chaque conversation que nous avons s'achève sur lui menaçant de me retirer de l'université et de me marier à quelqu'un", confie la jeune femme.

Des hindous, des dalits ou ex-"intouchables", des zoroastriens et des membres d'autres communautés descendent eux aussi dans la rue. "Il y a un fondement laïc à notre constitution. Il existe un élément de multiculturalisme, de pluralisme, qui est au cœur des valeurs de notre pays, ce qui nous différencie des autres pays", raconte à l'AFP Kersi, un parsi (religion originaire d'Iran) de 32 ans. "Cette nouvelle loi menace tout ceci comme jamais auparavant. Cela va trop loin."

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Pranav Yadav, lui, "ne pouvait pas simplement demeurer chez lui et ne rien faire quand [son] pays est attaqué par des forces fascistes". Cet étudiant de 20 ans appartenant à une caste inférieure et qui a menti à ses parents pour aller manifester estime qu'"après les musulmans, ils peuvent prendre pour cible n'importe quelle autre communauté."

Je veux protéger ma constitution. Je veux montrer ma solidarité avec la communauté musulmane.
Promila Chaturvedi
Manifestante hindoue de 79 ans

Des personnes plus âgées sont aussi présentes dans les cortèges. "Je veux protéger ma constitution. Je veux montrer ma solidarité avec la communauté musulmane. Nous voulons leur dire 'nous sommes avec vous jusqu'à la dernière goutte de notre sang'", affirme Promila Chaturvedi, 79 ans. Pour cette Hindoue appartenant à une classe supérieure et aux cheveux blancs ramassés en chignon, cette mobilisation rappelle le combat de l'Inde pour son indépendance. "Cela peut être comparé à notre lutte pour la liberté mais c'est encore plus important parce que [les Britanniques] étaient des étrangers mais eux, c'est notre peuple. S'ils se comportent ainsi, nous ne le tolérerons pas".

Si le BJP et sa branche étudiante ont aussi organisé des manifestations de soutien, le passage de la loi a aussi causé des manifestations dans les Etats indiens du nord-est, notamment en Assam. Ses habitants craignent un afflux de réfugiés hindous venant du Bangladesh voisin. "La loi représente une menace directe à notre culture, notre mode de vie et notre terre natale", a déclaré à l'AFP Samujjal Battacharya, figure de l'organisation All Assam Students Union lors d'une récente manifestation. "Nous n'accepterons pas un seul immigré. L'Assam a reçu suffisamment d'immigrés par le passé."

Par ailleurs, deux Occidentaux, un étudiant allemand en échange à Chennai et une touriste norvégienne de 71 ans, ont été intimés de quitter l'Inde par la police après avoir participé à des manifestations anti-CAA et posté des photos sur les réseaux sociaux.

La répression policière est-elle particulièrement violente ?

Depuis le début de la mobilisation anti-CAA, de violents affrontements ont parfois opposé les forces de l'ordre et manifestants. Au total et au moment de la publication de cet article, au moins 27 personnes sont décédées, la plupart par balles. Des centaines d'autres ont été blessées lors des affrontements mettant aux prises des manifestants et des policiers anti-émeute équipés de 'lathi', un bâton de bambou hérité de l'époque coloniale.

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D'après l'AFP, les personnes frappées avec ces longues matraques, faites de bambou ou de plastique dur et mesurant de 1,50 à 1,80 m, affirment qu'elles laissent une sensation d'engourdissement durant plusieurs jours. De multiples coups assénés peuvent briser des os, paralyser et même tuer une personne. Au départ "utilisé comme un moyen de contrôler les foules, le 'lathi' est devenu une arme mortelle", a affirmé V. Suresh, secrétaire général de l'Union populaire pour les libertés civiles (PUCL), un groupe de défense des droits de l'Homme. "Il est utilisé librement, à tel point que nous nous y sommes habitués. Il est considéré comme normal mais c'est une arme horrible", a souligné M. Suresh, estimant que "rien ne légitime son usage violent".

Les images et vidéos, dans les médias ou les réseaux sociaux de policiers utilisant sans discernement leur lathi, se répandent vite. Elles suscitent la colère au sein de la population et sont en passe de devenir un symbole du passage en force de la loi par le gouvernement. Ces matraques ne sont d'ailleurs pas exclusivement utilisées par les forces de l'ordre. Le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS, Corps des volontaires nationaux), un mouvement ultranationaliste hindou aux méthodes paramilitaires, proche du Premier ministre indien Narendra Modi, les utilise lors de ses exercices matinaux.

AP Photo/Manish Swarup
Un étudiant indien tenant une copie de la constitution se fait arrêter le 27 décembre à New Delhi.AP Photo/Manish Swarup

"Vingt sept morts dans ces manifestations n'est pas un bilan très élevé comparé à d'autres événements" récents rappelle Sanjay Hegde. "Les violences dans l'état du Gujarat en 2002 ont fait près de 2 000 morts." A l'époque, de violents affrontements interconfessionnels avaient éclaté entre hindous et musulmans. Narendra Modi, à l'époque au gouvernement central de l'Etat du Gujarat, avait alors été accusé d'avoir attisé les tensions.

Mais l'avocat voit une différence fondamentale entre les deux situations. En 2002, "les morts dans les émeutes avaient été tués par des foules violentes. Les morts lors des manifestations actuelles ont été le fait de la police". La plupart des tués depuis début décembre l'ont été dans l'Etat de l'Uttar Pradesh, le plus peuplé du pays et dirigé par des nationalistes hindous.

Si les violences n'ont pas atteint l'ampleur d'émeutes passées, la police a néanmoins jeter de l'huile sur le feu en s'attaquant notamment à des universités. M. Hegde explique : "Quand ils ont vu des bibliothèques dans des universités créées par des musulmans [comme l'université publique Jamia Millia Islamia à Delhi, ou l'Université musulmane d'Aligarh] attaquées par la police, beaucoup d'étudiants ont rejoint le mouvement en solidarité." Selon l'avocat, ces attaques ont été un symbole "de la réputation du BJP d'être anti-éducation". Elles ont aussi été un "point de basculement pour beaucoup de jeunes Indiens diplômés et qui font face à une économie qui ralentie et un futur incertain."

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