Interview avec Dominique Marchais, Prix Jean-Vigo 2023 pour "La Rivière"

Dominique Marchains, réalisateur de "La Rivière"
Dominique Marchains, réalisateur de "La Rivière" Tous droits réservés Frédéric Ponsard, euronews
Tous droits réservés Frédéric Ponsard, euronews
Par Frédéric Ponsard
Partager cet articleDiscussion
Partager cet articleClose Button

"La Rivière" alerte sur le danger que courrent les gaves, ces cours d'eau dévalant les Pyrénées vers l'océan, entraver par l'homme qui met en péril l'environnement et tout l'éco-système de la rivière. Un documentaire essentiel pour comprendre les enjeux de l'eau.

Interview Dominique Marchais, réalisateur de « La Rivière », un documentaire écologique, esthétique et politique qui vient de recevoir le Prix Jean-Vigo 2023 distinguant l’indépendance d’esprit et la qualité de la réalisation d’un réalisateur ou d’une réalisatrice francophone.

PUBLICITÉ

Le Prix Jean-Vigo vient de vous être attribué pour « La Rivière », est-ce le signe que le documentaire est désormais reconnu ?

Le cinéma documentaire est reconnu mais va vraiment très mal. On a du mal à le financer, et on a du mal à le montrer. Je suis donc d’autant plus heureux d’avoir le Prix Jean-Vigo pour un documentaire. C’est un prix qui s’inscrit dans une certaine cinéphilie, et donné par des gens qui connaissent le cinéma et pour qui le cinéma documentaire a toute sa place. La dimension documentaire était d’ailleurs forte chez Vigo, « A Propos de Nice » est un documentaire par exemple. Il y a tout un tas d’œuvres qui marchent sur les deux pieds, de Rohmer à Pialat en passant par Kiarostami ou Rossellini. Cela fait partie de l’ADN du cinéma. Il y a pourtant quelque chose qui s’est perdu dans la compréhension de ce qu’est le cinéma documentaire, pas forcément du côté du public parce qu’il y a un engouement -j’ai eu de nombreuses séances avec un public nombreux, passionné et passionnant-, mais en revanche du côté des financeurs, des diffuseurs, c’est très difficile. On est complètement tributaire des collectivités territoriales et du CNC (Centre National de la Cinématographie et de l’image animée qui régule le financement du cinéma français, ndr) et, en même temps, on a besoin d’avoir des financements privés et des chaînes de télévision… et là, il y a un gros problème. Je me félicite donc que le Prix Jean-Vigo récompense un travail documentaire et je pense qu’à travers « La Rivière », c’est l’ensemble de mes films qu’ils veulent distinguer. Et c’est important en ce moment d’avoir ce type de soutien.

Les grands festivals comme Berlin, avec Nicolas Philibert Ours d’or pour « Sur l’Adamant » cette année, "Toute la beauté et le sang versé » de Laura Poitras Lion d’or l’an dernier à Venise récompensent des documentaires qui sont des films politiques, c’est le propre du documentaire ?

Je pense qu’aujourd’hui, dans le paysage cinématographique français, le cinéma politique est plutôt documentaire. Raison de plus pour le soutenir, le produire, le financer et l’accompagner. Je crois que les gens ont besoin de sortir la tête des réseaux sociaux, des chaînes information en continu pour ralentir, faire un pas de côté et voir et partager aussi des films avec d’autres spectateurs. « La Rivière » est un film avec des dimensions contemplatives, comme tous mes films, avec une certaine durée, et je vois que les gens le vivent très bien et me remercient de ce temps qu’ils peuvent passer dans la nature, ils ont des sensations en voyant le film. Et cela touche tous types et âges de spectateurs. Certains m’ont dit que cela leur avait fait du bien d’entendre un film sans musique, sans voix-off et d’entendre les bruits de la rivière. Il y a à la fois un effet de reconnaissance du monde et en même temps, on apprend plein de choses sur la nature.

Il y un personnage du film qui se bat pour éviter les pêches abusives et montre que « L’union fait la force ». Il y a aussi dans votre film le sentiment de l’importance du collectif et le résultat donne une sorte d’œuvre collégiale, non ?

Je pense que c’est vrai pour tous mes films et en particulier pour mes deux derniers où vraiment l’énergie, la combativité des protagonistes me nourrit et m’a aidé à faire le film.

Au-delà du propos écologique, il y a une véritable écriture par l’image dans votre film, notamment ces tableaux contemplatifs où vous filmer l’eau de manière assez unique, en arrivant en quelque sorte à nous faire passer à travers l’eau, sous sa surface… et nous la révéler dans sa nature aussi bien esthétique que politique ?

Cela me fait plaisir que vous me disiez cela. Ces plans jouent en effet sur une sorte de va-et-vient dans le point focal entre la surface et la profondeur, la transparence et l’opacité. Et comme vous le dites, métaphoriquement, c’est aussi le projet du film de montrer ce qu’il y a dedans, dans l’eau, dans la rivière. Et ce qui est peu visible, voire invisible. Et de suivre l’eau aussi dans sa circulation souterraine ou aérienne, de suivre l’eau jusque dans les épis de maïs ou en compagnie du saumon. C’est un film qui tend le regard, tendu vers quelque chose de petit, difficile à saisir. Je regarde des gens qui regardent, je suis attentif à leur attention, avec cette idée qu’à force d’attention, on arrive à voir ce qui de prime abord échappe à nos sens.

C’est aussi le sens du cinéma, celui de changer notre regard ?

Je suis tout à fait d’accord. C’est un vrai enjeu cinématographique : comment montrer ce qui échappe au regard. Et ce n’est pas un discours de mépris ou de hiérarchiser les formes, mais c’est quelque chose que l’on ne peut faire dans des formes courtes ou comme le reportage parce que l’on a besoin de durée et de lenteur. La production documentaire audiovisuelle est malheureusement de plus en plus formatée par les diffuseurs en termes de discours et de formes, avec des voix-off, des musiques. Faire du cinéma, ce n’est pas faire du journalisme, c’est une syntaxe complètement différente. Et on a besoin de journalisme ambitieux et audacieux, et qui va recourir à ses moyens propres, mais le cinéma doit se donner les moyens effectivement de donner à voir autrement, de travailler la question de la vision, du regard, de travailler sur l’hors-champ. Avec aussi des structures narratives plus compliquées, de faire ainsi beaucoup plus confiance au spectateur et à son intelligence permettant autant d’incubation et de décantation. Ce n’est pas en sortant de la salle que l’on se fait une idée, il faut du temps, comme une œuvre ouverte.

Au-delà des considérations esthétiques, vous arrivez à nous faire comprendre quelque chose de fondamental à propos de l’eau, de ses retenues hydroélectriques dangereuses, de la crise climatique dont on est tous conscient, mais avec le film, on la touche littéralement…

On baigne là-dedans. On est bombardé d’informations sur les problèmes environnementaux et pourtant, cela ne nous aide pas à en prendre véritablement conscience… L’information, ce n’est pas la même chose que la compréhension. Aujourd’hui, l’information est accessible sur internet, aussi bien que la désinformation sous toutes ses formes possibles et imaginables. La compréhension, c’est autre chose : c’est l’expérience. Une expérience pensée et une expérience du corps. Si on est comme moi à s’inscrire dans un courant plutôt matérialiste, qu’il n’y a qu’une seule substance et que l’on est des « corps pensant », alors le film prend le parti effectivement de donner aussi des expériences du corps, sensorielles, en étant près des choses, des éléments, des gens, de leur style propre, de leur charme propre, de leur vocabulaire, de la manière dont ils voient les choses et les expriment. C’est un travail d’écoute, c’est un travail au montage aussi, et c’est comme cela que l’on arrive d’un coup à comprendre quelque chose du problème climatique par exemple, au détour d’un plan, d’une séquence. On passe par exemple un quart d’heure Patrick Nuques, enfant du Pays Basque et aujourd’hui l’un des directeurs du Parc National des Pyrénées. Le film permet de se rapprocher de lui, de sa sensibilité, de son enfance, de la transformation des rivières… Et quand on voit Patrick Nuques qui traverse le gave en bottes, à l’instar du « Stalker » de Tarkovski, d’un pas prudent avant de l’entendre marmonner « C’est incroyable, je n’aurais jamais cru cela possible : traverser le gave en bottes…», on saisit bien l’information car on comprend ce que voit et vit intimement cet homme par l’expérience. 

"La Rivière" est en salle depuis le mercredi 22 novembre.

A lire, la critique du film ici.

Partager cet articleDiscussion

À découvrir également

Le film de la semaine : "La Rivière" de Dominique Marchais, Prix Jean-Vigo 2023

Restaurer les rivières européennes : les hommes et la nature ont beaucoup à y gagner

Pourquoi faut-il libérer les rivières européennes des barrages obsolètes ?