Après le départ de Bachar al-Assad, l'inquiétude des alaouites
Après la chute du régime de Bachar al-Assad, les alaouites (chiites) sont de plus en plus inquiets quant à l'avenir sous le régime des islamistes sunnites du HTC, tandis que les appels à la protection des droits et à une gouvernance inclusive ne cessent de se multiplier.
Alors que des milliers de personnes célèbrent chaque jour le départ de Bachar al-Assad sur la place des Omeyyades, dans le centre de Damas, de nombreux alaouites syriens, une branche de l'islam chiite, affirment que les inquiétudes concernant l'avenir de leur pays les poussent à rester prudents, voire carrément anxieux.
Après la fuite d'al-Assad en Russie le 8 décembre, à la suite d'une opération militaire éclair menée par les rebelles basés dans la province septentrionale d'Idlib, qui les a conduits jusqu'à la capitale syrienne, une guerre civile brutale qui durait depuis plus de 13 ans a pris fin.
Mais Ahmed*, un réceptionniste d'âge moyen, craint que ce ne soit le début d'une nouvelle période d'oppression pour sa famille.
"Nous voyons des vidéos en provenance de Lattaquié, où le HTC rassemble les gens", explique-t-il, en référence au groupe militant Hayat Tahrir Al-Cham, dirigé par Ahmed al-Sharaa.
"Ma femme pleure tous les jours et veut partir", ajoute-t-il en chuchotant.
Al-Sharaa, alias Abou Mohammed al-Jolani (son nom de guerre), est un musulman sunnite qui a entretenu des liens avec Al-Qaïda et son satellite syrien, le Front al-Nosra.
En 2017, les États-Unis ont annoncé que sa tête était mise à prix pour 10 millions de dollars (9,6 millions d'euros).
Mais récemment, les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, la Turquie et d'autres pays se sont alignés pour établir des contacts diplomatiques officiels avec le HTC.
Depuis la chute d'Al-Assad, Jolani, qui veut se distancer de son passé et donner une nouvelle image à son organisation, classée "terroriste" par plusieurs pays, a changé de style vestimentaire et raccourci sa barbe, un geste largement considéré comme un signe de ses convictions plus modérées, mais cela n'a pas vraiment aidé Ahmed et sa famille à se débarrasser de leurs inquiétudes.
Ahmed explique que son inquiétude à l'égard des anciens djihadistes ne signifie pas qu'il préfère al-Assad, sous le régime duquel lui et ses compatriotes ont souffert dans la pauvreté tandis que des dizaines de milliers de personnes disparaissaient, que des centaines de milliers étaient tuées et que des millions de personnes devenaient des réfugiés à travers le monde.
"Mais ils ne nous ressemblent pas du tout", s'inquiète-t-il en montrant les photos du cabinet de transition mis en place par le HTC.
Idlib, où le HTC est basé et règne depuis 2017, présente un mode de vie très conservateur, où la plupart des femmes se couvrent la tête, les mains et parfois le visage dès leur plus jeune âge, et où la plupart des hommes portent une longue barbe.
Pour un observateur extérieur, cela peut rappeler des endroits gouvernés par d'autres extrémistes religieux. En août, le HTC, a imposé la ségrégation des sexes dans les écoles d'Idlib.
La politique prévoyait de "s'éloigner des tendances [de la mode] qui sont différentes des enseignements de notre religion et de nos traditions" et de porter des "vêtements conformes à la charia".
Selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH), il existe des tribunaux pour appliquer la charia dans toute la province.
Le gouvernement de transition chargé de diriger l'ensemble du pays et dirigé par le Premier ministre intérimaire Mohammed al-Bashir comprend des ministres de transition de l'intérieur, de l'économie, de la Santé et de la Justice, entre autres, qui devraient occuper leurs postes jusqu'en mars, selon le HTC.
L'ensemble du cabinet intérimaire est composé d'hommes sunnites. Pourtant, la Syrie, foyer d'innombrables civilisations, est bien plus diversifiée que cela.
Si la majorité des 24 millions d'habitants du pays est composée de sunnites, entre 10 et 13 % sont des alaouites, une branche de l'islam et le groupe minoritaire le plus important de Syrie, qui abrite également des Kurdes, des chrétiens, des Druzes et d'autres.
Bachar al-Assad et son père, l'ancien président Hafez al-Assad, sont eux-mêmes des alaouites originaires de Lattaquié et sont connus pour avoir installé des membres de leur groupe ethnique à des postes de haut niveau dans l'armée et le gouvernement depuis les années 1970, au début de leur dynastie.
Pourtant, les alaouites ordinaires de Syrie, qui vivent principalement dans les provinces côtières de Lattaquié et de Tartous, mais aussi en grand nombre à Damas et à Homs, n'ont pas été favorisés par al-Assad en termes de libertés, comme l'explique un jeune Syrien.
"C'était pire pour moi sous al-Assad", explique Hussein*, un étudiant en ingénierie de 21 ans, devant un petit marché situé sur une petite route de Mezzah 86, un quartier de Damas où résident de nombreux alaouites.
"Je n'étais pas content d'al-Assad, mais si je le disais, j'étais considéré comme un traître. C'est donc doublement mauvais pour moi."
Aujourd'hui, regardant vers l'avenir, il dit qu'il aimerait croire les promesses faites par le HTC depuis le 8 décembre, notamment de protéger ses droits en tant que minorité et de ne pas passer d'une oppression à l'autre.
"Personne n'a le droit d'effacer un autre groupe. Ces groupes coexistent dans cette région depuis des centaines d'années, et personne n'a le droit de les éliminer", a déclaré Ahmed al-Sharaa dans une interview télévisée après la victoire des rebelles.
Mercredi, il a également promis que la Syrie ne deviendrait pas "l'Afghanistan" en ce qui concerne l'éducation des filles.
Ces promesses sont importantes mais doivent être surveillées de très près, déclare Adam Coogle, directeur adjoint de la division Moyen-Orient-Afrique du Nord à Human Rights Watch.
"Les autorités de transition syriennes devraient protéger les droits de tous les Syriens de manière égale et indiquer clairement que les actes de vengeance en dehors de l'État de droit ne seront pas tolérés", insiste-t-il.
Pendant ce temps, des rapports sur des soldats alaouites détenus dans des prisons tenues par le HTC continuent de circuler, bien qu'Euronews ne puisse pas vérifier ces affirmations de manière indépendante.
Le Parti de la justice et du développement (AKP) du président turc Recep Tayyip Erdoğan, qui entretient de bonnes relations avec le HTC, a souligné la nécessité d'un modèle "respectueux de la liberté religieuse".
Les présidents turc Recep Tayyip Erdogan et iranien Massoud Pezeshkian ont appelé jeudi à l'unité de la Syrie, lors d'un sommet des pays musulmans auxquels ils participent dans la capitale égyptienne.
Dans une interview accordée récemment aux médias locaux, Ömer Çelik, porte-parole du parti, a déclaré : "Les sunnites respecteront les chiites, les chiites respecteront les sunnites [...]. Un modèle où tous les groupes ethniques et religieux vivent ensemble. Nous disons que la Syrie appartient aux Syriens".
Il a également insisté sur ce point : "S'il n'y a pas de modèle de gouvernance inclusif, les acquis sont malheureusement perdus et des conflits plus importants apparaissent. Il faut un modèle de volonté commune".
Jeudi dernier, le nouveau gouvernement syrien a gelé la constitution et le parlement pour une période de trois mois.
Pour l'heure, on ne sait pas encore si la nouvelle Syrie disposera d'une constitution civile égale pour toutes les personnes d'origines différentes.
Les alaouites syriens qui ont été interrogés à Euronews ont tous déclaré qu'ils préféreraient cela, et une Syrie pour tous les Syriens.
*Les noms des Syriens qui ont parlé à Euronews ont été modifiés pour protéger leur identité.