Les cinq jours qui ont bouleversé l'Espagne à jamais

Les cinq jours qui ont bouleversé l'Espagne à jamais
Par Hans von der Brelie
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Reportage auprès des partisans et opposants de l'indépendance de la Catalogne au plus fort de la crise liée au référendum du 1er octobre.

Dans cette édition spéciale d’Insiders, notre reporter Hans von der Brelie a été le témoin de la crise sans précédent qui ébranle l’Espagne depuis le référendum sur l’indépendance de la Catalogne le 1er octobre, une consultation non conforme à la constitution, avait prévenu Madrid. Il a passé cinq jours aux côtés de militants et de personnalités des deux camps. Il rapporte un document brut filmé au coeur de l’action, au plus près des tensions et des violences.

Jour 1, veille du référendum sur l’indépendance de la Catalogne

Le gouvernement de Madrid a prévenu : le référendum prévu ce samedi 30 septembre sur l’indépendance de la Catalogne est illégal au regard de la Constitution espagnole. Pour autant, les partis indépendantistes qui participent au gouvernement catalan veulent l’organiser coûte que coûte.

Des bureaux de vote ont été installés dans les écoles comme celle de Tura del Cargol. Des familles vont passer la nuit sur place pour empêcher la police d’intervenir. “On est là parce qu’on veut exercer notre droit de vote, lance Thais, mère de deux enfants. On pense que cette école doit être ouverte demain ; donc on s’assure qu’avec toutes les activités qu’on a mises en place en attendant, elle sera accessible demain pour que les électeurs puissent voter,” insiste-t-elle.

Il y a quelques années, seule une petite minorité de Catalans était favorable à une séparation de l’Espagne. Aujourd’hui, les séparatistes rallient à leur cause des centaines de milliers de citoyens ordinaires comme Thais. Notre journaliste Hans von der Brelie lui demande ce qui l’a poussé à rejoindre cette lutte.

“Il y a un tas de raisons, répond-elle. Mais peut-être que le moment décisif, ça a été en 2010 – pas seulement pour moi, mais pour beaucoup de monde – quand le statut d’autonomie de la Catalogne a été annulé par le Tribunal constitutionnel espagnol : beaucoup de gens ont été dégoûtés, c‘était mon cas et celui de beaucoup de mes amis, raconte-t-elle avant d’ajouter : Donc on s’est dit que maintenant, il est temps de commencer à changer vraiment les choses.”

La société catalane est fortement divisée. Ceux qui veulent rester au sein de l’Espagne sont souvent présentés comme “la majorité silencieuse”. Mais désormais, une partie d’entre eux veut se faire entendre. Prenant les devants du référendum du lendemain, Llibert Senderos, cofondateur de l’association Españoles de a pie et ses amis se retrouvent dans un bar de la place Urquinaona et se préparent à manifester pour défendre l’unité de l’Espagne. Et à l’approche du rassemblement, ils sont un peu anxieux. Notre reporter leur demande s’ils sont d’accord pour être filmés. Llibert Senderos répond : “Oui, c’est bon ; mais il y a trois femmes ici qui ne veulent pas être filmées parce qu’elles ont peur…”

“Je vois que vous préparez des drapeaux européens, fait remarquer Hans von der Brelie. Pourquoi voulez-vous les utiliser pendant la manifestation ?”

“On est sûr que la Catalogne ne fera plus partie de l’Union européenne si elle quitte l’Espagne, affirme Llibert Senderos. Peut-être qu’elle pourra redevenir membre au bout de quelques années, mais la Catalogne aura souffert d’ici là,” estime-t-il.

Jusqu‘à présent, partisans et détracteurs de l’indépendance coexistaient pacifiquement. Aujourd’hui, les tensions sont exacerbées entre les deux camps. “Avez-vous peur d‘être pris pour cible aujourd’hui ?” demande notre reporter.

“Il est possible qu’on subisse des violences, reconnaît Llibert Senderos. C’est difficile d’exprimer nos idées en toute liberté parce qu’il y a un effet de masse contre nous, ils prétendent qu’on n’est pas des démocrates et c’est le problème, on veut faire entendre notre point de vue et exprimer des idées différentes des leurs,” souligne-t-il.

Dans le centre de Barcelone, Llibert et ses amis rejoignent le cortège. Plusieurs milliers de personnes brandissent des drapeaux espagnols, chantent des refrains de supporters de foot : “Qui ne saute pas, n’est pas espagnol !” et scandent : “La Catalogne fait partie de l’Espagne”.

Le soir-même, nous retrouvons Thais à l‘école.

Où sont les urnes pour le vote de demain ? Personne ne veut nous le dire.

Pendant que les enfants jouent, les parents s’organisent. Thais est inquiète, on vient d’apprendre que la police est intervenue dans un centre pour les jeunes à proximité. Elle est certaine du bien-fondé de l’action menée ici.

“Beaucoup de gens disent que ce référendum est illégal. Qu’en pensez-vous ?” lui demande Hans von der Brelie.

“C’est légal, assure-t-elle, parce qu’une loi a été approuvée par le Parlement catalan pour nous donner l’opportunité d’organiser ce référendum, donc on devrait pouvoir voter, c’est une initiative du Parlement catalan et c’est le Parlement qui représente les citoyens.”

Day 1 - The day beforeJour 2, référendum sur l’indépendance de la Catalogne

C’est le grand jour. Le soleil n’est pas encore levé, mais des centaines de personnes sont déjà rassemblées devant l‘école Turo del Cargol, elles crient : “On va voter !”
Une femme a installé un stand où elle distribue du chocolat chaud. “On est arrivé à 5h du matin pour protéger les urnes, dit-elle. Les gens pensent qu’ici, on est en démocratie depuis Franco ; mais en réalité, c’est une fausse démocratie,” dénonce-t-elle. “Vous trouvez ça normal qu’ils fassent fermer des sites internet, qu’on ne puisse pas se réunir, qu’on ne puisse pas voter ? C’est ça, la démocratie ?” lance-t-elle.

Le parquet de Barcelone a donné l’ordre d’empêcher la tenue du vote. A 7h40, deux agents de la police catalane font leur apparition. Ils demandent qui est responsable ici. La foule répond : “Nous tous !”

“On est venu saisir les urnes et les bulletins si vous en avez, explique le policier calmement. Est-ce que vous en avez ? Est-ce qu’on peut entrer ?” demande-t-il. Mais les personnes rassemblées lancent en chœur : “Non ! On n’a que du chocolat chaud ! “

Si parfois, les policiers se montrent ouverts à la discussion, ce n’est pas le cas partout.

Nous nous rendons à Sabadell au nord de Barcelone. La présidente du Parlement catalan doit voter dans une école où la police est sur le point d’intervenir. Sur place, la police nationale espagnole se déploie sans ménagement à travers la foule quitte à traîner par terre des manifestants pour les évacuer, puis elle emploie la manière forte pour rentrer dans les locaux. “La police vient de casser les portes vitrées pour s’introduire dans ce bureau de vote pour le référendum sur l’indépendance, nous précise notre reporter. Ils ont forcé le passage et évacuent les gens qui s’y trouvent : personne ne pourra voter ici,” assure-t-il.

Parmi les manifestants indépendantistes, un vieil homme nous lance : “Quand j‘étais étudiant, sous Franco, il se passait la même chose… La même chose !” Les forces anti-émeutes finissent par se retirer, les séparatistes poursuivent leur occupation des locaux et de la rue.

Nous apprenons que la présidente du Parlement catalan a décidé d’aller voter dans une autre école. Nous nous rendons sur place. Une fois encore, la police anti-émeutes se frayera-t-elle un chemin dans la foule au risque de provoquer des violences ? Pour l’instant, tout semble calme.

Membre d’un parti séparatiste de gauche, la présidente du Parlement catalan Carme Forcadell glisse son bulletin dans l’urne. Ce référendum est au coeur de son combat politique depuis de nombreuses années. “J’ai exercé mon droit de vote, je suis fière de la manière dont les citoyens de ce pays ont prouvé au monde entier, leur civisme, leur pacifisme et leur amour de la démocratie,” se félicite-t-elle.

Dans la soirée, les leaders de l’indépendantisme – le numéro 2 de l’exécutif catalan, Oriol Junqueras et Jordi Sànchez – ont la mine sombre. Nous les croisons alors qu’ils se rendent au siège du gouvernement catalan à Barcelone. Jordi Sànchez préside l’Assemblée nationale catalane ou ANC qui regroupe une centaine d’associations séparatistes. Avec l’organisation Omnium de Jordi Cuixart, l’ANC incarne l’indépendantisme au sein de la société civile et notamment la défense de la culture et de la langue catalanes.

“C’est un grand jour, se réjouit Jordi Sànchez. C’est une démonstration fantastique de démocratie, la citoyenneté catalane a montré une incroyable force civique, la répression menée par l’Etat espagnol a été sans limites, le gouvernement espagnol fait honte à l’Europe, la citoyenneté catalane a gagné le droit d‘être reconnue en tant que nation libre à part entière dans le monde,” estime-t-il.

“Tout le monde sait que ce conflit a besoin d’une solution politique et pas de violence, insiste Jordi Cuixart. Et d’après l’article 7 du Traité de l’Union européenne, quand un Etat utilise la violence contre des citoyens d’Europe, cet Etat est exclu de l’Union et c’est exactement ce que l’Espagne a fait aujourd’hui à l’encontre la population catalane : il faut que le Premier ministre Rajoy rectifie tout ça,” s’indigne-t-il.

“Comment vous sentez-vous après une telle journée ? Content ou en colère ?” demande notre reporter à Jordi Sànchez.

“C’est un moment de grande joie et d’immense responsabilité, répond-il. Cette appartenance à un pays qui peut résister à cette répression simplement parce qu’il veut exercer son droit à la démocratie devrait être reconnu par les peuples de toute l’Europe,” conclut-il.

Day 2: Referendum dayJour 3, l’heure du bilan

En ce jour d’après, les deux indépendantistes sont devant le siège du gouvernement catalan. Les séparatistes affirment avoir remporté le référendum avec 90% des voix. Mais le taux de participation n’a atteint que 43%. Les partisans du maintien dans l’Espagne ne se sont pas exprimés lors de ce scrutin qu’ils jugent anticonstitutionnel.

Dans ce contexte, quel crédit accorder à ce vote ? “Pourquoi devrait-on avoir un minimum de participation, s’interroge Jordi Sànchez, alors que jamais jusqu‘à présent, lors d’un référendum organisé en Espagne, il n’y a eu une participation minimum ? Le Traité européen a été adopté en Espagne avec moins de 50% de participation,” rappelle-t-il.

Comment réagit-on dans l’autre camp ?

Llibert Senderos nous donne son sentiment. Pendant ses études, il a passé quelque temps à Chicago où il s’est rendu compte de la puissance des réseaux sociaux et de l’impact potentiel des mouvements populaires. Il a créé une association pour défendre l’unité de l’Espagne.

“Vous sentez-vous Catalan, Espagnol ou autre ? “ lui demande Hans von der Brelie.

“Je me sens Barcelonais, je suis Catalan, mais aussi Espagnol et je suis Européen : ce ne sont pas des identités qui s’opposent les unes aux autres, insiste-t-il. Ici en Catalogne, les gens disent : ‘Quand on est catalan, on ne peut pas être espagnol’, mais selon moi, l’Espagne, c’est un mélange de gens de Castille et de Catalogne, c’est mon idée de l’Espagne,” martèle-t-il.

Day 3 - The day afterJour 4, grève générale

Nous retrouvons Carme Forcadell dans sa ville de Sabadell. Les indépendantistes ont appelé à la grève générale.

La présidente du Parlement catalan était enseignante avant de se consacrer à la politique locale puis au militantisme. Peu de temps après avoir rejoint l’organisation ANC, elle a été élue à sa direction, puis à passer la main à Jordi Sànchez. Dans la manifestation pro-indépendance, elle nous confie : “C’est un sentiment mêlé : je suis très triste de ce qui est arrivé dimanche et je suis très heureuse de la réaction des citoyens de ce pays.”

“Est-ce que vous respectez encore la Constitution espagnole ?” lui demande notre journaliste.

“Je respecte surtout les droits de l’homme, le droit à l’auto-détermination et le droit de tous les pays à décider de leur propre avenir, répond-elle. Je crois que les droits fondamentaux et la liberté démocratique sont supérieures à toute constitution et même supérieures au droit international,” assure-t-elle.

“Tous ces gens autour de nous se sentent unis par un même destin, fait remarquer Hans von der Brelie. Mais d’autres se sentent exclus et ils sont beaucoup dans ce cas… Ne risque-t-on pas d’avoir une fracture dans la société ?” demande-t-il.

“Non, non, non, ça ne risque pas, répond Carme Forcadell. La Catalogne est un Etat où il y a une grande pluralité et je suis très fière de cette pluralité : certains veulent l’indépendance et d’autres n’en veulent pas, c’est légitime et je respecte leur point de vue, assure-t-elle. La question n’est pas d‘être ou non catalan, poursuit-elle. Il y a beaucoup de gens ici qui ne sont pas catalans, qui se sentent espagnols et qui parlent espagnol et cela ne pose pas de problème ; une partie d’entre eux veulent eux aussi l’indépendance de la Catalogne, donc ce n’est pas une question liée à l’origine des personnes,” estime-t-elle.

Day 4 - General strikeJour 5, Parlement catalan

Au Parlement catalan, les premières fissures apparaissent dans le bloc indépendantiste des trois partis représentés au gouvernement.

Carme Forcadell cherche une position commune. Faut-il déclarer immédiatement l’indépendance comme le veut la gauche radicale CUP ou se laisser du temps pour ouvrir le dialogue comme les plus modérés le suggèrent ?

L’assistant de Carme Forcadell nous précise que de nombreux responsables catalans risquent d‘être poursuivis, en particulier la présidente du parlement catalan. Le séparatisme est un délit.

L’un des principaux défenseurs de l’unité nationale espagnole, c’est Xavier Garcia Albiol, le président de la branche catalane du Parti populaire conservateur.

“Quel est le principal message que vous voulez adresser à l’Europe ? Comment sortir de cette impasse ?” lui demande notre reporter.

“Les institutions démocratiques d’Espagne ne vont pas permettre ce coup d’Etat que le gouvernement régional de Catalogne essaie de faire, ils ne réussiront pas, insiste-t-il. Donc nous allons utiliser toutes les ressources et tous les outils que la Constitution espagnole tient à la disposition de l’Etat démocratique espagnol et nous allons les employer en conséquence,” martèle-t-il.

Les responsables politiques catalans et espagnols s’orienteront-ils vers un règlement pacifique et respectueux de la loi ? Ou les séparatistes attiseront-ils la confrontation ? Des élections régionales anticipées pourraient offrir une porte de sortie.

Day 5 - In parliamentDepuis le tournage de ce reportage achevé le 4 octobre, le président séparatiste catalan Carles Puigdemont a signé le 10 octobre une déclaration d’indépendance de la Catalogne avant de la suspendre immédiatement et d’appeler au dialogue. Sommé par Madrid de clarifier sa position avant 10h le lundi 16 octobre, le dirigeant catalan a proposé au gouvernement central dans une lettre communiquée quelques instants avant l’expiration de l’ultimatum madrilène, un délai de deux mois pour négocier. En réponse, Mariano Rajoy a donné un ultime délai de trois jours (jusqu’à jeudi 19 octobre) à Carles Puigdemont pour qu’il renonce à déclarer unilatéralement l’indépendance.

Quant aux dirigeants indépendantistes Jordi Cuixart et Jordi Sànchez, ils ont été placés en détention provisoire le soir du lundi 16 octobre dans le cadre d’une inculpation pour “sédition”. Il leur est notamment reproché d’avoir encouragé la foule à bloquer la sortie d’un bâtiment où des gardes civils menaient une perquisition dans la nuit du 20 au 21 septembre à Barcelone. Une démarche qualifiée d’ injustifiable par la présidente du Parlement catalan Carme Forcadell.

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