Réunis à Bruxelles, les dirigeants européens ont renoncé à un prêt adossé aux avoirs russes gelés et ont opté pour un emprunt commun. L’accord, conclu sans unanimité, marque un tournant dans les tractations européennes.
Un sommet européen s'est tenu à Bruxelles ce lundi, consacré, une nouvelle fois au financement de la guerre en Ukraine et du budget du pays pour 2026 et 2027.
Au cœur des discussions figurait un projet novateur : accorder à l’Ukraine un prêt destiné aux réparations de guerre, adossé aux actifs russes gelés, détenus pour la plupart en Belgique. Cette option avait la faveur du chancelier allemand Friedrich Merz, de la Première ministre danoise Mette Frederiksen et de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen. Elle s’est toutefois heurtée à une forte résistance du Premier ministre belge Bart De Wever, rapidement rejoint par d’autres capitales.
À l’issue de longues tractations, l’Union européenne a finalement abandonné ce mécanisme et a préféré une autre solution.
Mercredi soir, les dirigeants de l’UE et ceux des pays candidats à l’adhésion se sont réunis pour un dîner de travail.
Alors que l'événement était axé sur l'élargissement, une autre question a monopolisé les esprits : comment maintenir l’Ukraine à flot financièrement, alors que les négociations de paix piétinent et que l’engagement américain se fait plus incertain ?
Dans la soirée, Ursula von der Leyen, Friedrich Merz et Bart De Wever ont quitté le dîner entre l'UE et les Balkans occidentaux pour participer à une réunion parallèle consacrée au prêt pour les réparations.
Le premier ministre belge - qui se défend d'être un allié russe, comme certains médias l'ont laissé entendre - a clairement indiqué que l'Ukraine devait recevoir une aide financière, mais qu'elle ne devait pas se faire aux dépens exclusifs de son pays, sous peine de mettre en péril le secteur financier belge et, éventuellement, la zone euro.
Un rapport de l'agence de notation Fitch, qui a placé Euroclear, le dépositaire des avoirs russes gelés en Belgique, sous surveillance négative, citant des risques de liquidité et des risques juridiques, est venu alimenter ces inquiétudes.
"Le problème avec les forces du marché", a expliqué un diplomate à Euronews, "c'est qu'une fois qu'elles sont libérées, elles prennent une vie propre et ne peuvent pas être contrôlées."
Les bailleurs de fonds du prêt de réparation ont insisté sur le fait qu'il n'y aurait pas de confiscation des actifs russes et que les risques pour la Belgique seraient suffisamment couverts, mais il n'est pas certain que les marchés soient d'accord.
Bercy, le puissant ministère français des Finances, a invité ne pas ignoré ce risque.
"L'idée de risque systémique n'est pas une plaisanterie", a déclaré un diplomate.
Pendant ce temps, le Premier ministre hongrois a brouillé les pistes. Viktor Orbán a plaisanté au sujet de son homologue belge en déclarant qu'il serait soumis à la torture tout en déclarant que le prêt pour les réparations avait été retiré des points de discussion du sommet.
Les fonctionnaires ont démenti ses propos et même son allié slovaque Robert Fico a déclaré à Euronews que "son ami Viktor" semblait confus quant à l'ordre du jour du sommet. "Le prêt pour les réparations est la seule chose dont nous parlerons", a-t-il assuré.
Activation du plan B
Dès l’ouverture du sommet, Ursula von der Leyen a frappé fort, déclarant que les dirigeants ne quitteraient pas le bâtiment tant qu'une solution sur le financement de l'Ukraine n'aurait pas été trouvée.
Dans la presse bruxelloise, les spéculations sont allées bon train sur le fait que le sommet pourrait se prolonger jusqu'au week-end, rappelant un sommet de quatre jours qui avait abouti à un accord sur un plan de relance post-pandémie en 2020.
À huis clos, Volodymyr Zelensky a déclaré aux 27 que la Russie, en tant qu'agresseur, devait payer pour les dommages causés à son pays, et a qualifié le prêt pour les réparations d'"approche intelligente et équitable".
Après avoir exposé son point de vue, le président ukrainien a laissé les dirigeants réunis pour discuter du sort des prêts de réparation.
Lors du dîner, le prêt pour les réparations a été au centre des débats. Ursula von der Leyen, Friedrich Merz et Mette Frederiksen en ont vanté les mérites, arguant qu'elle permettrait à l'Ukraine de rester bien financée et que la Russie devrait payer pour les dommages subis, selon le principe "tu casses, tu paies".
Giorgia Meloni est intervenue longuement pour jeter le doute sur le plan et Viktor Orbán s'y est également opposé, tandis qu'une demande belge de garanties illimitées a fait sourciller les autres dirigeants, conscients qu'ils devraient demander l'autorisation de leurs parlements nationaux pour s'engager.
Le président du Conseil, António Costa a alors présenté un plan B : un emprunt commun de l’UE, adossé au budget européen, pour couvrir les 90 milliards d’euros nécessaires à l’Ukraine en 2026 et 2027, à condition d’éviter un veto hongrois.
"Monsieur Costa a compris que le prêt de réparation était bloqué et il a pris l'initiative, comme Madame von der Leyen ne pouvait le faire, d'activer le plan B", a expliqué un diplomate. "Cela a changé le cours de la nuit."
Huis clos dans la salle hongroise
Le plan B ayant été dévoilé, Viktor Orbán s'est réuni avec son homologue tchèque Andrej Babiš et le premier ministre slovaque Robert Fico dans la salle hongroise du bâtiment du Conseil.
L'idée a émergé d'un moyen pour l'UE d'émettre une dette commune sans leur participation : les pays désireux de payer pour Kyiv verseraient leur contribution, tandis que les trois autres bénéficieraient d'une clause de non-participation.
L'information d'Euronews a été confirmée trois heures plus tard dans les conclusions du sommet.
Une fois leur accord établi, et avec la proposition légale par écrit, le sommet a progressé rapidement vers un accord. Deux diplomates ont déclaré à Euronews que "rien n'a été promis" en échange de la levée du veto de Viktor Orbán.
Une source a expliqué que même si le Premier ministre hongrois est profondément sceptique à l'égard de Volodymyr Zelensky et de son gouvernement, il n'est pas dans son intérêt de voir l'Ukraine s'effondrer - et son pays se rend aux urnes en avril.
Un accord sans unanimité
Une fois l'accord conclu, le Premier ministre belge, Bart de Wever, a salué une victoire pour l'Ukraine, l'Europe et le droit international. "Tout le monde peut sortir victorieux de cette réunion. Financer l'Ukraine n'est pas de la charité, c'est l'investissement le plus important que nous puissions faire pour notre propre sécurité", a-t-il déclaré.
António Costa, quant à lui, a déclaré que l'UE avait promis de soutenir l'Ukraine et qu'elle avait maintenant prouvé qu'elle était en mesure de le faire.
Pour Ursula von der Leyen et Friedrich Merz, cependant, le sommet a laissé un goût amer. La présidente de la Commission a été mise à l'écart des négociations pendant la nuit, jugée trop proche de Berlin.
"C'était gênant", a confié un fonctionnaire.
Friedrich Merz, après avoir exercé un lobbying intensif, tant en public qu'en privé, en faveur du prêt pour les réparations, a reçu une douche froide lors d'un sommet de l'UE.
Ce fut également une déception pour Mette Frederiksen, la Première ministre danoise qui assurait la présidence tournante de l'Union européenne lors de son dernier sommet.
Pour sauver les apparences, les conclusions ont évoqué une possible utilisation future des actifs russes gelés, sans en préciser les modalités. Une question reste en suspens : comment l’Ukraine pourrait-elle rembourser ces 90 milliards d’euros si Moscou ne paie jamais de réparations ?
Mais le fait majeur de la nuit est ailleurs. Pour la première fois, une décision financière d’ampleur a été prise sans unanimité. Un emprunt commun à 24 États membres, contournant les vetos nationaux constitue un évènement sans précédant, montrant que, malgré ses rigidités, l’Union européenne a encore les moyes d'aller de l'avant.