Les fans de Jane Austen fêtent les 250 ans de sa naissance, le 16 décembre 1775, et l’« Austenmania » rassemble des « Janeites » pour un bal Regency.
Des dames et quelques messieurs en tenue de soirée de l’époque de la Régence se tiennent en deux rangs face à face. Ils exécutent saluts et révérences avant d’entrer dans une chorégraphie précise.
Le froissement feutré des robes et des chaussons sur le sol se détache à peine sur un air classique au pianoforte, aux cordes et à la flûte.
On s’attendrait presque à voir les personnages d’« Orgueil et Préjugés » Elizabeth Bennet et M. Darcy rejoindre la fête.
Ce n’est pas une salle d’assemblée du Bath du début du XIXe siècle, mais un centre communautaire parisien en 2025.
Une cinquantaine de personnes se sont réunies dans la capitale française le week-end dernier pour un bal costumé en l’honneur de la romancière anglaise Jane Austen. L’événement a été organisé par la professeure de danse Cécile Laye, spécialiste des danses country anglaises avec sa compagnie Chestnut.
« Je danse depuis cinq ans désormais, en pratiquant différents styles de danse historique. Ce que j’aime dans les danses de l’époque de la Régence, c’est que j’ai l’impression de revivre une scène de l’un des romans de Jane Austen », a confié Virginie Ussi, 47 ans.
Ce bal s’est tenu à l’approche du 250e anniversaire de la naissance d’Austen, célébré ce mardi. Au fil des siècles, cette romancière pionnière est devenue un phénomène de pop culture et a rassemblé une communauté de fans dévoués au Royaume-Uni et au-delà.
Certains de ces « Janeites » (surtout des femmes) ont trouvé un moyen d’exprimer leur amour pour la célèbre autrice à travers la danse historique.
« Jane Austen adorait danser. […] À cette époque, la danse était une compétence que les gens bien nés, et d’ailleurs tout le monde, devaient posséder », a expliqué Cécile Laye à Euronews Culture.
« Elle aimait tellement danser que tous ses romans comprennent de très longues scènes de bal, avec des dialogues qui font véritablement avancer l’intrigue. »
Les bals en costumes de la Régence sont désormais bien installés dans l’Angleterre natale d’Austen, mais le phénomène connaît une résonance particulière en France cette année anniversaire.
Des événements comme le bal de Chestnut permettent aux fans d’Austen de s’immerger dans son univers et d’adopter les codes de la gentry anglaise de la fin du XVIIIe siècle.
À pas choisis
À mesure que la chorégraphie se dessine sur le parquet, l’allure des danseurs de Chestnut se transforme.
Ils ajustent leur posture, et offrent de gracieux sourires et de polies inclinations de la tête à leurs partenaires, comme ensorcelés par les esprits d’Emma Woodhouse et d’Anne Elliot.
Après nous être laissés entraîner dans une danse, nous pouvons confirmer qu’exécuter des tours et des virevoltes donne l’impression d’être une vraie « lady ».
Porter une robe taille haute ou un habit queue-de-pie renforce encore cette impression.
« Danser en costume permet vraiment d’exécuter les mouvements comme si l’on était une femme de l’époque de la Régence, avec toutes ses contraintes et ses avantages », a déclaré Vanessa Bertho, 42 ans, à Euronews Culture en attendant son tour.
Cette institutrice, adepte de « Raison et Sentiments », a acheté sa longue robe bleue au Jane Austen Festival, qui réunit chaque septembre des Janeites du monde entier à Bath, dans le sud-ouest de l’Angleterre.
Certains fans manient eux-mêmes l’aiguille et le fil, comme Virginie Ussi, qui arborait pour le bal de Chestnut sa tenue violette de style Empire cousue main. « Je me suis basée sur une illustration d’époque. J’avais le tissu, alors je suis partie d’un patron historique, en essayant de reproduire la référence », explique-t-elle.
« Porter un costume donne encore plus l’impression de voyager dans le temps pendant un week-end », a-t-elle ajouté.
« Austen Power »
La structure du bal de Cécile Laye reflète aussi la formalité des événements de la Régence, où le respect des normes sociales primait sur le plaisir. À l’époque, on invitait les participants à changer régulièrement de partenaire, car danser plus de deux fois avec la même personne laissait entendre un engagement matrimonial.
« C’était véritablement le moment où l’on traitait les affaires de mariage », a indiqué Laye.
Jane Austen, elle, ne s’est jamais mariée et est restée dévouée à sa famille comme à son art.
Elle a fait irruption sur la scène littéraire en 1811 avec son premier livre publié anonymement, « Raison et Sentiments ».
Elle a ensuite achevé six romans, tous devenus des classiques très aimés. « C’est comme les films doudou. L’univers de Jane Austen est sécurisant et réconfortant », explique Claire Saim, qui a coécrit l’ouvrage « Jane Austen: Visual Encyclopedia ».
« Elle a trouvé sa propre voix littéraire, qui reste intelligible aujourd’hui. »
Mais c’est l’adaptation de 1995 de la BBC d’« Orgueil et Préjugés » qui a véritablement « marqué le début de l’“Austenmania” telle que nous la connaissons », écrit la journaliste Constance Jamet dans le manifeste « Austen Power ».
La série télé montrait fameusement Colin Firth en M. Darcy sortant d’un étang, la chemise détrempée. Environ 11 millions de personnes ont suivi sa diffusion initiale au Royaume-Uni. Des groupes de danse inspirés par Austen ont émergé peu après.
« Les gens adorent ce sentiment de se relier à ce qu’ils ont vu dans les films », déclare Charlotte Cumper des Jane Austen Dancers of Bath, basés au Royaume-Uni. « Ils regardent les adaptations et se disent “Je veux danser comme ça.” »
Bals, Bridgerton et Bridget Jones
Ces trente dernières années, Jane Austen est devenue un objet de pop culture. Son œuvre a été maintes fois adaptée à l’écran, parfois très librement, du teen movie de 1995 Clueless à la Bridget Jones ou au Pride and Prejudice and Zombie de 2016.
En 2020, la sortie de la série Netflix Bridgerton a relancé l’attrait pour l’époque de la Régence chère à Austen.
L’autrice est aussi très prisée sur les réseaux sociaux. Le hashtag #JaneAusten cumule des centaines de millions de vues sur TikTok, où les utilisateurs partagent des critiques de livres, des montages vidéo de leurs scènes de films préférées ou même des mèmes.
« On n’a pas besoin d’entrer chez Jane Austen par l’université, en faisant une licence d’anglais ou une thèse sur elle. Non, on peut entrer dans son univers par Bridgerton », a déclaré Claire Saim.
Les participants aux bals de la Régence reflètent aussi cette diversité. « Nous avons des membres qui n’ont probablement même pas lu un seul de ses livres », a indiqué Charlotte Cumper.
« Moi, j’y suis venue par l’amour de Jane Austen […]. Nous avons des gens qui arrivent par la danse historique. […] Beaucoup viennent par le costume. […] Certains veulent simplement se trouver un loisir, ils tombent là-dessus et ça leur paraît amusant », a-t-elle poursuivi.
La France ne rattrape l’« Austenmania » que récemment. Comme l’explique la professeure de lettres classiques Marie-Alix Hediard dans « Austen Power », la réputation de la romancière de ce côté-ci de la Manche a souffert de traductions précoces qui ont réduit la complexité de son œuvre au profit d’une accentuation des intrigues romantiques.
Mais la tendance commence à s’inverser, des fans français s’employant à construire une communauté structurée. Claire Saim a cofondé en avril la Jane Austen Society of France.
Les bals de la Régence essaiment dans tout le pays, avec un grand succès. À Ligueil, commune de 2 200 habitants au centre de la France, la bibliothèque municipale a organisé un premier week-end « sur les traces de Jane Austen » en janvier dernier.
La pièce maîtresse de l’événement était là encore un bal. Les organisateurs attendaient 30 personnes et en ont finalement accueilli 120 danseurs, incitant la bibliothèque à prévoir une nouvelle édition en 2026.
« Nous ne pensions pas que l’événement serait aussi populaire », confie l’amateur de danse Fred Delrieux, bénévole à la bibliothèque de Ligueil. En tant que danseurs, « nous jouons un rôle, et je crois que c’est ce que les gens ont apprécié l’an dernier, et ce qui les fait revenir ».
« Peut-être que les gens veulent aussi s’échapper du réel », a-t-il ajouté.
De retour à Paris, à la fin du bal de Chestnut, les participants pensaient déjà au prochain rendez-vous de la Régence.
Jane Austen a beau avoir 250 ans, l’amour que ses lecteurs portent à son univers et à ses personnages reste plus vibrant que jamais.