Voici l'enquête sur laquelle travaillait Jan Kuciak

Voici l'enquête sur laquelle travaillait Jan Kuciak
Par Euronews
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Le journaliste slovaque assassiné enquêtait sur l'infiltration dans son pays de la 'Ndrangheta, l'une des mafias les plus puissantes au monde.

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Cet article a été écrit et édité (en anglais) par l'OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project), par le Centre tchèque pour le journalisme d'investigation (CCIJ), par le groupe Investigative Reporting Project Italy (IRPI).

Lorsque les corps du journaliste Ján Kuciak et de sa fiancée Marina Kusnirova, 27 ans, ont été retrouvés ce dimanche - tous les deux tués par balle dans leur nouvelle maison - les journalistes slovaques ont été choqués. Même si les plus hauts responsables politiques slovaques ont récemment été critiqués pour avoir exprimé ouvertement leur hostilité à l'égard des journalistes indépendants, aucun journaliste du pays n' avait jamais été tué pour son travail.

La police a déclaré que le couple avait été tué par un ou plusieurs tueurs à gages professionnels et que leur mort était probablement due à des représailles liées à l'une des enquêtes que menait Ján Kuciak.
De leur côté, les médias slovaques ont spéculé sur le fait notre confrère avait été fait par un homme d'affaires local qui l'avait menacé, ou peut-être par des fonctionnaires corrompus du gouvernement.

En réalité, Ján Kuciak travaillait avec l'OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project), avec le Czech Center for Investigative Journalism (CCIJ) et avec l'Investigative Reporting Project Italy (IRPI) sur une enquête beaucoup plus dangereuse : l'infiltration en Slovaquie de la mafia 'Ndrangheta, un des groupes criminels les plus puissants et les plus effrayants au monde.

"La 'Ndrangheta occupe une position dominante sur le marché de la cocaïne en Europe et est impliquée dans de nombreux autres domaines criminels, y compris le trafic d'armes, la fraude, le truquage des appels d'offres publics, la corruption, l'intimidation, l'extorsion et la criminalité environnementale ", selon une évaluation de la menace du crime organisé italien publiée par Europol en juin 2013.

Ján Kuciak et ses collègues n'avaient pas terminé leur enquête et ne l'avaient pas encore publiée.

Au moment de son assassinat, Ján continuait à recueillir des informations sur des hommes considérés par la police italienne comme extrêmement dangereux.

Mais après son assassinat, des informations sur le sujet de son reportage ont été divulguées.

L'OCCRP et Aktuality.sk (où travaillait Ján, ndlr) ont publié son enquête inachevée pour mettre les choses au clair.

Ján Kuciak et ses collègues ont démarré leur enquête en examinant l'embauche comme assistante de Maria Troskova, alors âgée de 27 ans, par le Premier ministre slovaque Robert Fico.
Ce dernier a engagé l'ancienne candidate de Miss Univers et mannequin topless (appelée "l'assistante sexy" par les médias slovaques) malgré son manque relatif d'expérience politique.
Le service de presse du Premier ministre a refusé de publier la description de son poste de travail, de clarifier son rôle au gouvernement ou de dire si elle avait obtenu une habilitation de sécurité.

Mannequin topless

Mais en examinant cette histoire, l'équipe de reportage a découvert une toute autre histoire. Il s'avère que Maria Troskova était partenaire commerciale d'Antonino Vadala, 42 ans, un Italien vivant aujourd'hui en Slovaquie et qui possède un réseau d'entreprises agricoles dans l'est du pays.

Alors qu'elle avait une vingtaine d'années, Maria Troskova s'est jointe à Antonino Vadala pour co-fonder et co-détenir une société slovaque appelée GIA Management, qui est enregistrée comme participant à un large éventail d'entreprises, y compris l'immobilier, la construction, l'emballage et la photographie. Elle a quitté l'entreprise il y a un peu moins d'un an.

Maria Troskova a fait ses débuts dans le monde des affaires en tant qu'assistante de Pavol Rusko, un ancien politicien et autrefois copropriétaire de la chaîne de télévision TV Markiza. Rusko a récemment eu des ennuis lorsqu'il a été arrêté pour avoir prétendument engagé un assassin pour tuer son partenaire d'affaires à la fin des années 1990.

Maria Troskova travaillait à la direction de GIA lorsqu'elle a rencontré Viliam Jasan, un ancien membre du parlement slovaque du parti au pouvoir, le Smer-SD, qui préside actuellement le département de la gestion des crises et de la sécurité de l'État. Viliam Jasan a alors engagé Troskova comme assistante adjointe.

C'est à ce moment-là qu'elle a été présentée au chef du parti et Premier ministre Robert Fico, qui l' a engagée.

Mafia calabraise

Quant à son ex-associé, Antonino Vadala, il s'est avéré être plus qu'un simple immigrant entreprenant.

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En mars 2017, le bureau des procureurs d'Antimafia en Calabre, ainsi que l'unité antidrogue de la Garde Fiscale de Catanzaro, ont ouvert plusieurs mandats d'arrêt après une longue enquête.

Sous le nom de code "Gerry" (d'après un surnom donné à l'un des courtiers de drogues utilisés dans les SMS), la police s'intéressait à la cocaïne trafiquée par un cartel de cinq familles de la 'Ndrangheta d'Amérique latine en Italie.

Dans le cadre de l'enquête, qui est toujours en cours, Antonino Vadala a été désigné comme l'un des nouveaux courtiers potentiel de cocaïne pour le cartel, en remplacement d'autres personnes qui avaient été interpellées dans une autre affaire de drogue.

Mais ses liens avec le groupe étaient plus anciens. Tout a commencé à Bova Marina, une ville pittoresque de Calabre, et ville natale d'Antonino Vadala. C'est là qu'il a passé la première partie de sa vie, avant d'émigrer plus tard vers la Slovaquie avec d'autres membres de sa famille.

Mais cette ville n'est pas seulement connue pour sa beauté. C'est aussi le QG du clan Vadala, une famille notoire de la 'Ndrangheta qui, selon les archives judiciaires, aurait été responsable d'au moins 25 meurtres tout en contrôlant le commerce de la cocaïne et en entretenant des liens directs avec un cartel de la drogue colombien.

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Le clan est dirigé par un patron du nom de Domenico Vadala, avec lequel Antonino Vadala n'est pas connu pour avoir des liens familiaux étroits.

Meurtres, drogues, et armes

Mais c'est ici, il y a seize ans, que la police italienne a établi des liens entre lui la 'Ndrangheta pour avoir aidé à cacher un fugitif d'un autre clan, celui de Libri-Zindato, qui fuyait la justice. Bien que souvent considérée comme un seul groupe de crime organisé, la 'Ndrangheta est un réseau de clans disséminés dans tout le sud du pays.

En 2001, des écoutes téléphoniques policières entre Antonino Vadala et Francesco Zindato, patron de Libri-Zindato, ont permis d'appréhender les deux hommes qui discutaient des dispositions logistiques pour cacher le narcotrafiquant en fuite. Ce dernier fut ensuite retrouvé au domicile d'Antonino Vadala, à Bova Marina.

Un mandat d'arrêt a ensuite été émis contre Vadala, ainsi que contre 12 autres hommes accusés de trafic de drogue, de vol qualifié, d'extorsion et de possession illégale d'armes.

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Certains de ces hommes ont été arrêtés, reconnus coupables de leurs crimes et condamnés à des peines d'emprisonnement. Mais, ayant déjà déménagé en Slovaquie, Antonino Vadala a échappé à l'arrestation et les charges retenues contre lui ont été abandonnées par la suite.

Le fugitif que Vadala a aidé à cacher était un trafiquant de drogue nommé Domenico "Mico" Ventura. Il devait être détenu dans le cadre d'une enquête policière sur la 'Ndrangheta lorsqu'il s'est évadé et s'est caché à Bova Marina.

Prison à vie

Ventura est devenu célèbre des années plus tard dans une vidéo qui a été transmisse à la police en 2012. On y aperçoit l'homme tirer de sang-froid sur un autre membre du clan dans une maison de campagne. Son arme de prédilection - un type de fusil à canon scié appelé lupara - est généralement associée aux meurtres commis par la mafia.
Pour ce crime, "Mico" Ventura a été condamné à la prison à vie.

Au détour d'autres écoutes policières menées dans le cadre de la même enquête, Francesco Zindato a demandé à Antonino Vadala d'aller à Rome avec deux des hommes les plus dignes de confiance du patron pour "punir" (physiquement) un inconnu qui avait "porté atteinte au clan".

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Il est clair que ceux qui ont participé à cette expédition punitive ordonnée par le patron du clan "devaient être fortement liés aux intérêts et aux activités du clan", écrira plus tard un juge. Mais l'enquête ne parviendra pas à démontrer qu'Antonino Vadala avait participé à ce "voyage".

Premier ministre

Lorsqu'il a été assassiné, Ján Kuciak (et ses collègues) essayaient de recueillir de nouvelles informations concernant Antonino Vadala - ainsi que sur le rôle éventuel de MariaTroskova en tant que lien entre lui et le cabinet du Premier ministre.

L'avocat de Vadala n'a fait aucun commentaire concernant ce reportage lorsqu'il a été contacté par des journalistes en novembre dernier.

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