Comment j'ai appris que de partager mes émotions ne me rend pas moins homme | View

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"C'est la première fois que j'ai vu mon père comme un être humain. Un garçon criant à l'aide, mais piégé dans un corps d'homme. J'ai alors aussi compris la colère qui alimentait sa violence, mais je ne l'excuserais jamais."

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"Je ne viens pas te voir avec mes problèmes parce tu vas penser que je suis faible."

Parmi le flot de paroles cinglantes qui sortaient de la bouche de mon père, beaucoup étaient des insultes ; ce sont celles qui piquaient le plus, parce qu'elles me provoquaient en moi un réveil. Ils m'ont dit qu'il se passait quelque chose — quelque chose que je n'avais pas compris et pourtant cela a influencé son mode de vie, sa vision du monde, sa perception de lui-même.

Les vêtements et les chaussures de ma mère étaient éparpillés sur le sol de la chambre. L'odeur puante du désespoir planait dans la maison. J'ai demandé à mon père pourquoi il avait fait cela. Il m'a répondu que c'était la colère. C'est la colère qui l'avait poussé à le faire.

Je craignais que ma sœur de 13 ans ne soit traumatisée par le désordre si elle le voyait. J'ai donc fermé la chambre à clé avant qu'elle ne revienne de l'école.

Ma mère était partie chez sa cousine, pour respirer pendant une semaine, le cœur lourd de la brutalité et de la confusion d'une énième dispute. Elle était fatiguée, mais ne nous quittait pas pour de bon. Je pensais que je ne voulais pas qu'elle parte, mais au fond de mon cœur, je le souhaitais sincèrement.

J'étais épuisé aussi, et j'ai décidé que lorsqu'elle reviendrait, je les appellerais tous les deux pour une discussion, qui ressemblait à une mission suicide. Parce qu'on ne fait pas asseoir ses parents autour d'une table pour leur parler de la façon dont ils doivent gérer leur maison. Après tout, "qu'est-ce qu'un enfant y connaît ?"

C'est là une question que la société pose et qui prive les enfants de voix dans leur propre foyer. Ils sont là pour suivre les ordres, manger et aller à l'école. Ils nous ont appris à l'école que les enfants étaient importants dans la famille africaine parce qu'ils étaient à la fois une source de fierté pour leur communauté et une source de travail. Mais ils n'ont pas dit que les enfants avaient aussi des yeux, et que leurs oreilles sont à l'affut. Ces oreilles aiguisées sont capables de découper les mots en émotions, de les percevoir au plus profond de l'abîme de leur petite conscience et de créer du sens. Les enfants, disaient-ils, étaient les détenteurs de la pureté d'une société.

Nous étions assis avec papa sur la table à manger quand il a prononcé cette phrase par lequel ce texte débute : que je vais penser qu'il est faible. Quelque chose a fait clic dans ma tête. Je me suis demandé ce qui avait bien pu lui faire dire cela. Comment se fait-il qu'il n'ait pas pensé que toutes les années que j'avais passées à vivre avec lui, je pouvais compter ses faiblesses aussi facilement que je respire ? Pensait-il que je le considérais comme un dieu humain qui avait raison sur tout ? Cela semblait être l'image qu'il croyait donner de lui pendant tout ce temps.

J'ai donc commencé à parler à mes oncles de leur enfance, et les histoires ont commencé à se succéder et se ressembler. Des histoires sur la façon dont mon grand-père leur lançait des choses. Sur tout le monde. Comment il avait battu leur mère (dans un foyer polygame) devant eux, et les avait émotionnellement abandonnés dès leur plus jeune âge. Traumatisme. C'était un traumatisme. C'est la première fois que j'ai vu mon père comme un être humain. Un garçon criant à l'aide, mais piégé dans un corps d'homme. J'ai alors aussi compris la colère qui alimentait sa violence, mais je ne l'excuserais jamais.

Ce fut le début de mon parcours de guérison.

Avant mes sept ans, mon père et moi n'avions été que de bons amis. Il m'achetait des journaux et guidait ma lecture pour surmonter les mots compliqués tandis que je m'asseyais sur ses genoux rassurants. Il m'emmenait voir des matchs de football et nous choisissions notre équipe lorsque d'autres matchs étaient retransmis à la télévision le week-end. Nous faisions des promenades le soir et il passait chez ses amis pour prendre le thé.

Mais cet homme a changé avec le temps. Il est devenu plus colérique et distant sur le plan émotionnel. Il buvait de façon incontrôlée et nous battait. Il me soulevait du sol et me jetait contre un mur, me piétinait la tête ou me cognait les bras à plusieurs reprises. Une fois, il m'a brûlé la paume de la main parce qu'il soupçonnait que j'avais volé un roman de Bill Cosby qui appartenait à un étudiant dont il était le tuteur.

J'ai beaucoup souffert, émotionnellement, à l'approche de mon adolescence. J'ai eu des épisodes de dépression, suivis de près par des pensées suicidaires. J'ai tout écrit. J'avais le sentiment que si je ne disais rien, je mourrais, car il n'y avait pas d'espace protégé pour exprimer mes émotions à la maison. Tout le monde était en colère et criait la plupart du temps.

Je n'ai jamais oublié les paroles de mon père. "Je ne viens pas te voir avec mes problèmes parce que tu vas penser que je suis faible". C'était carrément puissant, et probablement le plus vulnérable qu'il ait jamais été avec moi. En devenant un homme, j'ai vu ces mots dans les hommes qui m'entouraient. Les hommes à la télévision. Les hommes élus. Les hommes qui étaient mes professeurs à l'école. Ils avaient des visages longs et en colère qui disaient qu'ils ne pouvaient pas parler parce que tout le monde allait penser qu'ils étaient faibles, et je me disais : "Quelle tragédie !"

J'ai donc décidé d'aller dans la direction opposée, et choisi d'être l'homme qui parle, pour me libérer du fardeau qui consiste à enfermer la douleur par peur de l'émasculation. J'avais déjà été tellement malmené chez moi que je sentais que je n'avais plus rien à perdre. Qu'est-ce que cela me ferait si un autre être humain estime que je suis faible parce que j'exprime mes émotions de manière saine ? Mes sentiments auraient-ils moins d'importance ? Mon esprit cesserait-il de fonctionner ? Est-ce que je mourrais ? Quel est le pire qui pourrait arriver ? C'était un récit et une interrogation que tant d'hommes redoutent, à cause de qui on leur a dit qu'ils devaient être. Beaucoup d'entre eux n'étaient pas prêts à essayer d'être différents.

J'ai vu les dégâts causés par le machisme. La douleur tout autour et en moi. Elle est due en grande partie au manque de compétences pour communiquer ses sentiments efficacement, ainsi qu'au besoin d'un sentiment d'appartenance et d'acceptation par la communauté masculine. Je me suis donc dit que si je devais être comme ça et quand même vivre dans la douleur, alors j'emmerde tout ça ! MOI, JE PARLERAI !

Onyango Otieno est écrivain, poète et militant pour la santé mentale à Nairobi, au Kenya. Son travail porte sur la masculinité africaine et son rôle dans la garantie de l'égalité et de l'équité entre les sexes. Il est le fondateur d'un groupe de soutien en ligne de 200 membres dans le domaine de la santé mentale, dont les membres utilisent des histoires pour lutter contre la stigmatisation des maladies mentales. Il est également l'hôte et le producteur d'Afro-Masculinity, un podcast sur la masculinité africaine.

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Ce programme est financé par le European Journalism Centre, dans le cadre du programme European Development Journalism Grants, avec le soutien de la Fondation Bill and Melinda Gates.

Sources additionnelles • Traduction et adaptation : Thomas Seymat

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