Migrants dans les Alpes : le chemin du danger et de la solidarité

Migrants dans les Alpes : le chemin du danger et de la solidarité
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Par Valérie Gauriat
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Reportage de Valérie Gauriat dans les Alpes françaises et italiennes auprès des nombreux migrants qui tentent de rejoindre la France au péril de leur vie et des habitants qui leur viennent en aide.

Depuis près de deux ans, de nombreux migrants prennent tous les risques dans l'objectif de rejoindre la France depuis l'Italie en franchissant les Alpes sur des chemins reculés pour éviter les contrôles. Leur périple se solde parfois, par des drames. Plusieurs y ont perdu la vie récemment. Une partie de la population locale des deux côtés de la frontière, en particulier dans les Hautes-Alpes, se mobilise pour leur porter secours, voire les prendre en charge en l'absence de dispositif officiel d'accueil tandis que des militants d'extrême-droite tentent au contraire de les stopper comme a pu le constater sur place, notre reporter Valérie Gauriat.

Le village alpin de Clavière en Italie est connu l'hiver des amateurs de ski. Mais en cette journée de printemps, un dispositif policier inhabituel a été déployé aux portes du village. À quelques centaines de mètres de là, de l'autre côté de la frontière, plusieurs dizaines de personnes se sont donné rendez-vous à l'entrée du village français de Montgenèvre. Français et Italiens sont venus manifester leur colère devant le poste de la police aux frontières.

Un manifestant Benoît Ducos, pisteur secouriste en montagne, et membre de l'association Tous Migrants lance au porte-voix : "Une femme est morte : Blessing a été retrouvée mercredi près du barrage de Presle dans la Durance, la rivière qui traverse Briançon, une femme noire sans-papiers dont personne n'a déclaré la disparition."

Il poursuit en interpellant les forces de l'ordre : "Mesdames et messieurs les policiers et gendarmes, nous ne voulons pas qu'après l'enfer libyen et le cimetière méditerranéen, le passage de cette frontière se transforme en un nouvel obstacle meurtrier pour les exilés qui souhaitent venir en France."

Au risque de poursuites judiciaires, les montagnards portent régulièrement secours aux migrants qui bravent chaque jour la montagne pour franchir la frontière franco-italienne.

"On a évité beaucoup d'accidents," affirme Benoît Ducos. "Aujourd'hui, avec la fin de l'hiver, on se rend compte que ce n'est plus le froid et la neige qui causent des soucis ; c'est bien la présence policière et militaire qui est fortement renforcée sur cette frontière qui oblige les exilés à prendre des chemins de plus en plus détournés, à prendre des risques pour arriver en France," assure le militant.

Une jeune femme morte après une course poursuite ?

La mort de la jeune femme, une Nigériane de 20 ans, fait l'objet d'une enquête. Mais les manifestants l'affirment : d'après les témoignages de ses compagnons d'infortune, elle est la conséquence d'une course poursuite engagée par des policiers.

Notre reporter Valérie Gauriat interroge l'un d'eux en caméra cachée. "Vous en savez plus sur cette affaire ?" demande-t-elle. "Ah mais oui, c'est pas nous ! C'est sûr," insiste le policier avant d'ajouter : "Moi je vous dis, je pense que c'est un passeur..."

"Cette mort n'est pas une fatalité !" crie une manifestante italienne au porte-voix. "C'est un homicide, avec des mandataires et des complices bien identifiés : en premier lieu, les gouvernements, leur politique de fermeture de la frontière et chaque homme et femme qui les soutient ; gendarmes, police de l'air et des frontières, chasseurs alpins et maintenant, ces ridicules néo-fascistes de Génération Identitaire qui patrouillent sur les sentiers et les routes, à la chasse aux migrants," juge-t-elle.

Depuis près de deux ans, plus de 3600 migrants ont affronté les sommets de cette région des Hautes-Alpes françaises pour venir demander l'asile en France.

Police et gendarmerie sillonnent la zone. Des renforts ont été envoyés dans la région, dans le sillage d'une opération spectaculaire de l'ultra droite européenne en avril dernier. Quelques dizaines de militants du groupe Génération Identitaire étaient venus réclamer le bouclage de la zone en dressant un barrage symbolique contre les migrants.

"Nous souhaitons défendre notre peuple, défendre les Européens"

Nous avons rendez-vous quelques jours plus tard, avec des militants du groupe, restés dans la région. Ils affirment suppléer les forces de l'ordre, en patrouillant la zone, à la recherche de migrants.

"Nous effectuons des missions de surveillance au niveau de la frontière et nous effectuons aussi un travail d'enquête auprès de la population qui nous soutient massivement, afin de récolter des informations sur les réseaux de passeurs et les passages de migrants clandestins et ensuite, pouvoir transmettre ces informations aux services de police," explique Aymeric Courtet, porte-parole de Génération Identitaire. "Depuis 15 jours, nous avons arrêté... [ou plutôt, se reprend-t-il] signalé aux forces de police, une vingtaine de migrants clandestins : nous signalons leur présence à la police et nous leur indiquons leur position afin que eux puissent venir les appréhender," assure-t-il.

Valérie Gauriat, euronews :

"Et vous vous sentez légitimes d'essayer de bloquer tous ces gens qui ont fait une traversée, pas simplement ici, mais qui sont partis de très loin et qui ont tout supporté ?"

Aymeric Courtet, porte parole de Génération Identitaire :

"Oui, bien sûr. Nous sommes des citoyens vigilants. Nous souhaitons défendre notre peuple, défendre les Européens. Donc oui, si l'Etat a décidé d'abandonner son peuple, nous, nous sommes là. Nous sommes pour les Européens, pour la défense de notre identité."

"Normalement en tant que demandeur d'asile, on devrait pouvoir dire qu'on a besoin d'une protection"

Nous retournons à Clavière, en Italie, quelques jours plus tard. Valérie Gauriat se rend au refuge autogéré dit "chez Jesus", installé dans un local de l'église du village : "C'est l'un des points de départs de ceux qui veulent tenter la traversée vers la France ; mais au-delà de cette limite, la caméra n'est pas la bienvenue," fait-elle remarquer.

Pour cause. Des bénévoles français et italiens accueillent sur place, les candidats au départ venus de toute l'Italie, le temps qu'ils reprennent des forces avant de poursuivre leur voyage. Passibles de poursuites judiciaires, les bénévoles dénoncent quant à eux, des pratiques policières illicites.

Une jeune militante accepte de nous parler anonymement : "Normalement en tant que demandeur d'asile, on devrait pouvoir se présenter sans documents à une frontière et dire qu'on a besoin d'une protection. Mais si les personnes essayent de passer normalement, de prendre le bus, etc., elles sont reconduites ici à la frontière et du coup, elles sont contraintes de passer par des sentiers de montagne qui sont très dangereux pour échapper à ces refoulements en Italie," raconte-t-elle.

L'un des candidats au départ accepte de nous parler à visage couvert. Il a tenté la traversée la veille, avec son frère, mineur. Ils ont vite été interceptés par la police italienne. Seul le plus jeune est passé.

"Ils ont demandé : 'Où vous allez ?' J'ai dit qu'on partait en France. Ils ont fouillé les sacs. Ils ont dit : 'Vous avez quel âge ?' Le petit a dit qu'il était né en 2000. Ils ont dit : 'Oui, c'est bon.' Ils m'ont demandé. J'ai dit que je suis né en 1999. Ils m'ont dit : Ah bon, mais alors tu es majeur," explique le jeune homme.

"Mais même si vous essayez encore et que la police vous renvoie encore, vous allez toujours essayer de passer ?" lui demande notre reporter. "Toujours et toujours ! Je vais essayer," répond-il. "Moi, je ne voudrais plus vivre ici ; le vrai problème, c'est d'abord la langue," dit-il.

Il tentera de nouveau sa chance le jour même avec d'autres. Pas question pour nous de les accompagner. Ils ne veulent pas multiplier les risques d'être repérés... Le groupe parviendra à passer.

"Je suis tombé, c'est pas facile, j'ai souffert"

C'est dans la ville de Briançon, une quinzaine de kilomètres plus loin, qu'ils pourront trouver un peu de répit.

Nous nous rendons dans les locaux de l'association Refuge Solidaire, principal point de chute pour les nouveaux venus. Six hommes viennent d'arriver de Clavière, épuisés. "Vous êtes partis à quelle heure ?" demande notre reporter à l'un d'eux.

"À 9 h du matin, on est arrivés à 15 h ici à pied," indique-t-il. Un autre à ses côtés renchérit : "J'ai pris la montagne et je suis parti sur... comment on dit... le petit pont qu'on traverse... On peut pas sur le goudron, il faut prendre les chemins qui sont en haut pour pouvoir se cacher de la police. Souvent la police freine. S'ils freinent, toi aussi, tu freines..." dit-il avant d'ajouter : "Je suis mouillé, je suis tombé, c'est pas facile, j'ai souffert."

Le refuge est au cœur d'un vaste réseau de solidarité qui s'est organisé dans la région pour venir en aide aux migrants. Repas, hébergement, vêtements, soins médicaux, des dizaines de bénévoles se relaient pour répondre aux besoins de leurs hôtes de passage.

"Si on est là, c'est pour une bonne cause"

Mais par la suite, la plupart de ceux qui sont sur place partiront faire leur demande d'asile dans d'autres villes de France. L'activité est constante.

Anne Chavanne, bénévole au Refuge solidaire, porte-parole de Tous migrants accueille un nouveau venu : "Tu es tombé ?" lui demande-t-elle. "Oui," répond le jeune homme. "OK," dit-elle, "tu restes à la cuisine. Tout à l'heure, l'hôpital va appeler pour que je vienne chercher les jeunes que j'ai emmenés. Quand je pars les chercher, je t'emmène. OK ?" Son interlocuteur acquiesce.

"On fait l'accueil des nouveaux venus, on va à l'hôpital, on s'occupe des transports, des billets de train, de contacter des personnes proches d'eux s'ils ont un endroit où aller," nous précise Anne Chavanne. "Ils ont beaucoup besoin d'être rassurés, ils ont très peur de se faire arrêter n'importe où alors qu'ils ont le droit de demander l'asile en France, mais ça aussi, c'est devenu plus que difficile ; eux sont de plus en plus inquiets et nous, on ne peut rien leur garantir," reconnaît-elle.

Camerounais, Justin a fait sa demande d'asile comme réfugié politique il y a sept mois. En l'attente d'une réponse, il lui est interdit de travailler. Alors, il prête main forte au refuge, qu'il s'agisse d'accueillir les nouveaux arrivants, ou les briançonnais qui tous les jours apportent de la nourriture au refuge.

Arrivé en Europe par l'Italie, il pourrait y être renvoyé. Le règlement européen de Dublin permet qu'un demandeur d'asile soit reconduit dans le premier pays où il a été contrôlé.

"Les gens imaginent que ce n'est qu'ici qu'il fait bon vivre," insiste-t-il. "Pourtant, plutôt que de vivre cette vie que je vis, je crois qu'il serait mieux d'être dans mon pays avec ma famille, mon fils et la vie qui est la mienne ; si on est là, c'est pour une bonne cause," assure-t-il.

Prévu pour une vingtaine de personnes, le refuge solidaire en accueille régulièrement près d'une centaine. Organisés en réseau, les bénévoles les logent parfois chez eux temporairement.

"Ce travail n'est pas fait par l'Etat, on le fait à sa place"

Joël Pruvot, l'un des responsables du refuge, s'insurge contre l'absence de centres de premier accueil en France pour ceux qui n'ont pas encore pu déposer leurs demandes d'asile.

"Ce n'est pas à la police de dire si leur demande d'asile est légitime : il y a un organisme qui s'appelle l'OFPRA - l'Office français pour les réfugiés et apatrides - qui est censé s'occuper de ces dossiers, les instruire et donner son verdict. En attendant, il devrait y avoir une politique de premier accueil en France," estime-t-il.

"C'est ce travail là qui n'est pas fait par l'Etat que nous bénévoles, on fait à leur place ; normalement, ce n'est pas à nous de faire ça. Surtout qu'on nous demande d'accueillir aussi des mineurs, mais légalement, on est hors la loi, nous," fait-il remarquer.

Le Conseil départemental est tenu par la loi de prendre en charge les mineurs isolés dès leur signalement à la police. Certains de ces jeunes ont été enregistrés sur place il y a quinze jours, mais ils sont toujours au refuge, sans nouvelles du département.

Des bénévoles ont décidé de faire le siège du commissariat avec eux - ils sont vingt-trois mineurs au total - pour obtenir enfin une réponse.

"On attendra ce qu'il faudra en espérant ne pas avoir à les reprendre au refuge parce que ce serait un échec," explique Christophe Bruneau, bénévole au Refuge solidaire.

L'attente finira par payer. Une autre bénévole s'adresse aux jeunes migrants autour d'elle devant le commissariat : "Ça bouge, vous voyez, ce n'est pas inutile ce que vous faites aujourd'hui. Déjà, il y en a sept qui sont pris en charge par le Département," indique-t-elle.

A la fin de la journée, dix-huit des vingt-trois jeunes partiront pour la ville de Gap où siège le Conseil départemental.

Famille d'accueil

Nous avons rendez-vous au lycée de Briançon. Le jeune Movado -un nom d'emprunt- séjourne sur place depuis un an et demi. Au lycée, il suit une formation aux métiers du bâtiment.

Sauvé en montagne lors de sa traversée, le jeune Guinéen a été accueilli dès son arrivée, par un couple de la région. Il vit avec eux, dans un petit village, à une vingtaine de kilomètres de Briançon. Il nous emmène les rencontrer.

"La famille qui m'accueille est très gentille, ils sont très gentils, ils s'occupent beaucoup de moi, c'est eux qui m'ont aidé aussi pour rentrer au lycée," confie-t-il avant d'ajouter : "Je suis pas un autre fils, mais ils se sont bien occupés de moi ; moi en tous cas, je les prends comme des remplaçants de mon père et de ma mère."

À son arrivée, le jeune homme était malade et souffrait de graves gelures aux pieds. Yves Masset et Fanfan Guillemeau l'ont fait soigner, opérer, scolariser, et l'accompagnent sans relâche dans son parcours de demandeur d'asile. Le couple héberge aussi trois autres jeunes gens dont Fousseyni, Malien.

Désert saharien, prisons libyennes, traversée de la méditerranée, tous ont connu l'enfer. Le soutien du couple n'efface pas leur inquiétude.

"Ils vont bien mais après, le reste, c'est déchirant," confie Fanfan Guillemeau, "parce qu'on ne peut pas se dire : "ça y est, ils vont bien, on est contents... Non. Ils vont bien jusqu'à quand ?" s'interroge-t-elle. "Les lois sont en train de changer : d'ici quelques mois, elles seront encore plus dures. Qu'est- ce que ça va donner ? Qu'est ce qu'ils vont devenir, tous ?" se demande-t-elle.

Son compagnon Yves Masset, ébeniste et professeur de ski nordique, indique par ailleurs : "Après, ils nous apportent quand même une belle énergie aussi parce que c'est vrai que cette volonté qu'ils ont eu tout le long, ça se retrouve, ça nous charge aussi quelque part."

Movado, nous confie le couple, était "mourant" à son arrivée. Aujourd'hui, il suit assidument les cours au lycée, joue au foot régulièrement, et fait du bénévolat à la Croix Rouge. A 19 ans, il rêve de devenir plombier et de s'installer en France pour longtemps. Un espoir qui reste suspendu à l'obtention de son statut de réfugié. "Là, je ne me sens pas vraiment libre parce que je suis là et j'ai pas mes papiers, il faut que j'attende une réponse : si c'est positif, j'aurai des papiers, si c'est négatif, ça demande des recours," souligne-t-il. "Tout cela reste beaucoup dans ma tête, je pense beaucoup à ça, mais j'espère toujours aussi que ça va aller, petit à petit, étape par étape," dit-il, d'une voix douce.

Colère et tristesse

Yves Masset et Fanfan Guillemeau font tout pour soutenir leurs protégés dans leurs démarches, avec l'aide d'avocats. Mais ils savent que rien n'est gagné.

"Je pense que le plus important, c'est qu'ils prennent confiance et que s'ils prennent confiance, ils sont plus forts et s'ils sont plus forts peut-être qu'ils auront plus de chances : c'est tout ce qu'on peut dire," concède la mère d'accueil.

"Ce côté accueil, solidarité des montagnards, on en fait beaucoup dans les médias et à l'heure actuelle, c'est vrai que ça devient anecdotique par rapport à l'adversité qu'on ressent dans la façon dont les pouvoirs politiques prennent la chose ; donc on est un peu en colère quand même," déclare le père d'accueil.

Une colère mêlée de tristesse que partageaient le lendemain soir, quelques dizaines d'habitants de la vallée.

Ils étaient réunis au bord de la Durance, pour rendre un dernier hommage à Blessing, la jeune Nigériane retrouvée morte dans cette rivière.

Le militant Benoît Ducos déclare au porte-voix : "N'oserons-nous plus boire l'eau de nos sources, ni mettre un pied sereinement en montagne parce que nous savons que des amis exilés y ont laissé leur vie, traqués comme du gibier ?"

Un jeune homme prend la parole : "Oh Blessing, tout le monde te pleure ici à Briançon. Qu'a-t-elle fait pour mériter un tel sort ?"

Un sort que les habitants du Briançonnais craignent de voir beaucoup d'autres partager. Quelques jours après le tournage de ce reportage, nous apprenions que le corps d'un autre migrant, un homme cette fois était retrouvé dans les bois alentours, par des promeneurs.

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