Le Monténégro piégé dans le scandale de l'autoroute chinoise

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Par Hans von der Brelie
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Le Monténégro construit l'une des autoroutes les plus chères du monde grâce à un prêt de la Chine. Le pays peine à rembourser et appelle l'UE à l'aider à financer ce projet qui interroge sur son opacité et son impact sur l'environnement.

Le Monténégro construit l'une des autoroutes les plus chères du monde grâce à un prêt de la Chine. 40 ponts et 90 tunnels doivent être construits et financés par les Chinois à travers ce pays des Balkans occidentaux. Mais le projet cumule retard, corruption présumée et désastre écologique. Le remboursement du crédit chinois pose aussi problème faisant craindre que le Monténégro avec ses 600 000 habitants et son PIB d'environ 4 milliards d'euros ne tombe comme d'autres pays dans le piège de la dette chinoise.

Initié par Milo Djukanovic, Premier ministre ou président depuis trois décennies au Monténégro, pour encourager le commerce dans le pays, ce projet surdimensionné a été épinglé par des études de faisabilité française et américaine. La Banque européenne d'investissement et le Fonds monétaire international ont refusé de le financer. Mais en 2014, la Chine est donc arrivée à la rescousse avec un prêt d'un milliard de dollars pour la construction du premier tronçon.

"Ils ont travaillé avec des Chinois et des Croates"

Aujourd'hui, le Monténégro dont l'économie dépendante du tourisme est frappée par la pandémie ne sait pas où trouver les fonds pour achever ce premier segment et réaliser le reste de cette autoroute censée relier le port de Bar au sud et la frontière avec la Serbie au nord. Le premier tronçon de 40 km sur un total de 170 km devait pourtant être livré l'an dernier.

Le projet suscite la controverse au sein de la population qui espérait des milliers de créations d'emploi : l'entreprise d'État chinoise en charge de la construction a fait venir sa propre main-d'œuvre. Et selon Bojan Rajković, un habitant chauffeur routier, des sous-traitants font travailler au noir, des ouvriers venus de pays voisins.

"J'aurais préféré qu'ils se tournent vers l'Europe pour ce prêt," assure-t-il avant d'ajouter : "Si c'était l'Europe qui l'avait donné, ils auraient été obligés de respecter les règles. Ça s'est fait comme au marché, sans signer de papier, oralement, c'est parce qu'ils ont travaillé avec des Chinois et des Croates," affirme-t-il. "Si l'Europe avait été là, elle aurait fait de meilleurs contrôles et la construction serait terminée maintenant," estime-t-il avant de lancer : "10%, 100 millions d'euros ! C'est ce qu'ils se sont mis dans la poche ! C'est ce qu'il leur faut maintenant pour finir le premier tronçon," s'amuse-t-il, amer.

"On a laissé le champ libre à la corruption"

Le Monténégro est considéré comme l'un des pays où la corruption est la plus répandue dans la région.

Alors qu'un représentant de l'entreprise chinoise en question China Road and Bridge Corporation a accepté de nous faire visiter l'ensemble du chantier sans répondre à nos questions, toutes nos demandes d'interview via l'Ambassade de Chine ayant été également vaines, nous découvrons des graffitis sur le portail du site de construction qui traitent Milo Djukanovic de "voleur". Une référence à ses liens présumés avec des sous-traitants locaux.

Enquêteur de l'organisation anti-corruption cofinancée par l'Union européenne MANS, Dejan Milovac est lui d'accord pour nous parler. Il affirme que sur la totalité de ce prêt, 400 millions d'euros ont été distribués les yeux fermés aux sous-traitants dont certains sont des proches du président.

"Il n'y a eu aucune procédure de marché public pour les sous-traitants," déclare Dejan Milovac. "La grande majorité du projet a été déclarée "secret d'État" et tous les avantages dont l'entreprise China Road and Bridge Corporation a bénéficié comme l'exonération de la TVA, des charges sur le travail ou des droits de douane sur les produits importés, ont aussi été appliqués aux sous-traitants locaux sans aucun contrôle : on a laissé le champ libre à la corruption, aux possibilités d'abuser de ces avantages," estime-t-il.

"Nous allons trouver une solution de financement de la part des institutions européennes"

De plus en plus de citoyens en ont assez de la corruption généralisée. Ce qui a conduit l'an dernier à un changement de gouvernement.

Le nouveau vice-premier ministre Dritan Abazović milite pour la transparence, une condition préalable à l'avancée de ce pays sur la voie de l'adhésion à l'Union européenne. Face aux allégations de pots-de-vin et de corruption qui entourent le projet d'autoroute, il répond :"Ce que l'on peut faire, c'est déclassifier tous les documents, faire des contrôles et si nous trouvons quelque chose de problématique, transmettre le dossier au procureur spécial pour engager des procédures formelles."

Il se dit "sûr à 100%" qu'il y aura une enquête : "Tout ce qui a concerné ce projet a été totalement opaque," reconnaît-il.

Quant aux moyens d'achever la construction de cette autoroute, Dritan Abazović a son idée : "C'est ce que nous demandons à Bruxelles. Je suis persuadé que nous allons trouver une solution de financement de la part des institutions européennes pour les deux parties manquantes du tracé," dit-il.

Il admet que des changements importants sont nécessaires au Monténégro : "Notre pays doit davantage garantir l'État de droit. C'est notre plus grande priorité : lutter contre le crime organisé et la corruption !" insiste-t-il.

Une nouvelle infrastructure pour la Chine ?

Mais ce projet suscite une autre inquiétude : la convoitise supposée de la Chine sur le port en eau profonde de Bar.

En contractant son prêt, le Monténégro a notamment accepté de renoncer à sa souveraineté sur des zones de son territoire en cas de problèmes financiers avec une procédure d'arbitrage prévue en Chine.

Pour les Chinois, une concession portuaire à long terme représenterait une infrastructure de plus dans le cadre de leur Initiative "La Ceinture et la Route" qui vise à leur faciliter l'accès aux marchés internationaux.

Quant aux autorités monténégrines, leur motivation est avant tout économique.

"Notre principal objectif pour les dix prochaines années, c'est de développer un port d'importance régionale," explique Deda Đelović, directeur exécutif adjoint du port de Bar. "Ce qui veut dire avoir davantage de transport de fret, davantage d'activités industrielles et commerciales, etc." énumère-t-il.

Au mépris des normes environnementales ?

La future autoroute suscite aussi des craintes environnementales. Dans la zone où nous nous rendons, elle traverse la vallée de la Tara. Cette rivière, l'une des dernières à rester sauvages dans la région, est protégée, du moins en théorie, par les législations et conventions nationales et internationales.

Militante écologiste de l'ONG Green Home, Nataša Kovačević a relevé une dégradation importante de son état dans ce secteur : le cours d'eau a été rétrogradé de la meilleure à la plus mauvaise note.

Les sédiments provenant du site de construction se déversent dans l'eau, empêchant les poissons d'y frayer.

"On a dévasté la partie la plus importante de la Tara, elle a été rendue invivable pour les poissons et maintenant, ils auront disparu pour les 20 prochaines années, voire plus : certaines espèces ne reviendront jamais," assure Nataša Kovačević.

L'opérateur chinois est accusé d'avoir ignoré les normes de construction européennes et les autorités monténégrines sont critiquées pour ne pas avoir correctement supervisé le chantier.

Sur place, l'entreprise chinoise a installé un panneau au message _"_incroyable" selon la jeune femme : "Il est dit que la rivière est protégée par l'UNESCO et qu'il est interdit de déplacer le gravier et le sable et d'abandonner sur place des matériaux du sol, or c'est exactement ce que l'on trouve ici," dénonce-t-elle. "Il y a même écrit : Veuillez laisser cet endroit propre : c'est incroyable !" s'indigne-t-elle.

L'Union européenne tendra-t-elle la main au Monténégro pour contrecarrer les ambitions chinoises sur son continent ? À la Commission, on prévient qu'un financement ne lui sera pas accordé pour rembourser son prêt et qu'une solution concernant la construction des parties manquantes ne pourrait être envisagée qu'en lui imposant la transparence dans sa gestion et le respect des normes environnementales européennes.

Journaliste • Hans von der Brelie

Video editor • Christele Ben Ali

Sources additionnelles • Fixeur et traducteur : Asim Bešlija ; pilote de drone : Anes Turkovic ; production : Géraldine Mouquet et Robin Richard ; mixage son : Gilles Sprecher ; productrice exécutive : Sophie Claudet

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