Emmanuel Carrère : "la liberté d'expression à tout prix"

Emmanuel Carrère
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Par Maxime Biosse Duplan
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L'écrivain français a été distingué par le Prix de littérature Princesse des Asturies, en Espagne

Emmanuel Carrère, romancier, cinéaste et chroniqueur judiciaire, vient de recevoir le prix de littérature 2021 de la Fondation Princesse des Asturies. À l'occasion de la cérémonie de remise du prix à Oviedo, en Espagne, nous l'avons rencontré. Témoin de son temps, écrivain du réel, il revient entre autres sur le procès des attentats de 2015 et sur les questions de liberté d'expression.

Maxime Biosse Duplan, journaliste euronews :

"Dans votre dernier livre, « Yoga », vous parlez des attentats de Charlie Hebdo. Ils interviennent brusquement dans votre récit. Vous avez aussi peut-être participé ou en tout cas suivi les hommages rendus à Samuel Paty, ce professeur qui a été assassiné pour avoir montré des caricatures de Mahomet dans un cours sur la liberté d’expression. Comment selon vous concilier cette sacro-sainte liberté d’expression et la nécessaire liberté religieuse, qui est une autre liberté ? Est-ce qu’on peut critiquer une religion ? Comment est-il possible de blasphémer sans insulter les autres ?"

Emmanuel Carrère :

"C’est sûr que le droit au blasphème fait absolument partie de notre tradition républicaine et d’ailleurs pré-républicaine également. Il existe chez Voltaire par exemple. Moi j’ai tendance à le considérer malgré tout comme inaliénable. Le risque d’offenser est inclus dedans. Si on dit bien sûr qu’il faut avoir l’un tout en tenant compte de l’autre, malgré tout moi ce que je privilégie entre les deux c’est la liberté de penser et d’expression. Donc bien sûr je vous fais une réponse de Normand mais malgré tout je suis plutôt du côté de la liberté d’expression à tout prix, oui".

Maxime Biosse Duplan :

"Vous suivez le procès des attentats de novembre 2015 pour un hebdomadaire français en tant que chroniqueur. Est-ce que c’est la matière de votre prochain livre ? Si oui, est-ce que vous savez déjà quelle forme il va prendre, est-ce que vous oseriez comme dans vos précédents livres mélanger la fiction, voire l’autofiction, avec cette réalité très dure des attentats du Bataclan, qui est devenue une blessure nationale en fait. Est-ce que vous pourriez vous approprier ça ?"

Emmanuel Carrère :

"Je ne suis pas du tout sûr que ça aboutisse à un livre, ce travail, mais c’est très possible, malgré tout je l’ai derrière la tête. Sans avoir la moindre idée de la forme que ça peut revêtir car vous voyez, on est au tout début, ce serait totalement prématuré. Ensuite y adjoindre, y injecter de la fiction ou du docu-fiction, en réalité c’est quelque chose que j’ai jamais fait ! Quand j’ai écrit un roman comme l’Adversaire, il n’y a pas a pas la moindre fiction !"

Maxime Biosse Duplan :

"Qu’est-ce que vous retenez de ce premier mois de procès, quelle est l’impression générale que vous en avez ?"

Emmanuel Carrère :

"Là, ce qui va se terminer c’est une période très particulière, qui est celle des témoignages des parties civiles comme on dit, c’est-à-dire des survivants, des rescapés, des familles de victimes. Tout ça donc est d’une intensité émotionnelle extrême, qui fait qu’on est tous, tous les gens qui suivons le procès, on est hagard, on rentre chez soi, on a des espèces d’accès de larmes, c’est quelque chose de terrible ce à quoi on assiste.

C’est quelque chose de terrible mais pas seulement. C’est-à-dire qu’on est aussi témoin de moments d’humanité exceptionnelle et admirable. Et maintenant à partir de la fin de la semaine prochaine, enfin celle d’après, on va commencer à aller du côté des accusés, de l’interrogatoire des accusés, donc on va basculer dans une dimension tout à fait différente du procès. C’est très étonnant un tel procès parce qu’on a l’impression que ça essaie sur neuf mois de déployer dans tout les sens et sous tous les angles ce qui s’est passé en quelques heures de cette nuit du 13 novembre, donc c’est quelque chose d’extrêmement éprouvant émotionnellement mais de constamment passionnant aussi".

Maxime Biosse Duplan :

"Et au final qu’est-ce que vous attendez de ce procès, si tant est qu’on puisse en attendre quelque chose de particulier ?"

Emmanuel Carrère :

"C’est la question qu’en fait on pose à chacune des parties civiles qui témoignent. A la fin, chacun répond à la question « qu’est-ce que vous attendez du procès ? » Les réponses, que je peux faire miennes d’ailleurs, c’est que justice soit rendue, ce qui veut dire à la fois qu’il y ait des peines qui soient proportionnées aux actes, sachant que tout de même les gens qui sont dans le box (des accusés) ne sont pas les gens qui ont tué ; ça ne les exonère pas du tout mais ce ne sont pas les types qui ont tué, car eux sont tous morts.

Cela veut dire aussi que justice soit rendue selon les normes du droit, comme si c’était justement l’honneur d’un tel procès de faire que ça se passe bien, que les accusés soit défendus, qu’ils soient bien défendus. Tout le monde réclame ça, y compris les gens qui ont été les plus meurtris.

Il y a aussi l’idée de comprendre un peu mieux des choses qui pourraient permettre de prévenir d’autres (attentats) ; mais ça je n’y crois qu’à moitié mais bon… Et puis ce que disent certains, et au fond de moi c’est peut-être ce que je retiens le plus, c’est de constituer une espèce de récit collectif de cet événement. Alors là c’est peut-être une espèce de déformation professionnelle.

Jusqu’à présent, chacun a son propre récit et le fait d’entendre tous les autres récits c’est très important et très précieux".

Maxime Biosse Duplan :

"Dernière question : Lao-Tseu aurait dit « Le but ce n’est pas le but, le but c’est le chemin » . Je pense que je vous connaissez cette citation".

Emmanuel Carrère :

"Je connais ça et je souscris entièrement".

Maxime Biosse Duplan :

Et alors, votre chemin à vous, vous en est où ?

Emmanuel Carrère :

"Disons toujours cheminant, et cahotant, et claudiquant, c’est un peu notre lot à tous. Cela nous ramène au tout début de cette conversation, au désir de s’améliorer un peu et ce faisant, améliorer un peu les choses autour de soi. C’est une ambition à la fois modeste et immense".

Journaliste • Maxime Biosse Duplan

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