Egalité homme/femme : "On pourrait changer le monde si on équilibrait la charge mentale"

Coline Charpentier, autrice de "T'as pensé à...?"
Coline Charpentier, autrice de "T'as pensé à...?" Tous droits réservés Anne Chaplin - Photographie ToutCourt
Tous droits réservés Anne Chaplin - Photographie ToutCourt
Par Marie Jamet
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La charge mentale : une histoire de bonnes femmes et de chaussettes ou un problème de société ? Coline Charpentier, autrice du livre et du compte Instagram "T'as pensé à...?" apporte points de vue tranchants et solutions concrètes.

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Note pour plus tard : acheter une plaquette de beurre, appeler l’école pour le petit, passer prendre le colis, commencer à cuisiner vers 18h, laver la baignoire car ça fait 10 jours qu’elle n’a pas été lavée, avant ça lancer la lessive après y avoir ajouté les chaussettes sales qui traînent par terre... Cette liste vous rappelle étrangement celle qui s’allonge dans votre téléphone ? Votre charge mentale ressemble donc à celles de nombreuses personnes, principalement des femmes.

Ce concept, dont le nom est apparu dans les années 80 en sociologie du travail, passe peu à peu de la sphère professionnelle à la sphère personnelle. Il décrit désormais aussi cette masse d’informations qu’une personne porte dans un foyer, souvent seule pour le reste de la maisonnée.

Coline Charpentier, professeur en histoire-géographie en France, dans le département de Seine-Saint-Denis, et militante féministe depuis plus de 15 ans, a décidé un matin de partager sur Instagram cette charge mentale qu’elle entendait chez toutes ses amies. Un peu plus d’un an après sa création, son compte Instagram “T’as pensé à” compte 110 000 abonnés.

Pour aller plus loin, elle a ensuite écrit et fait publier un livre, T'as pensé à...? Guide d'autodéfense sur la charge mentale, qui explique le concept et propose des solutions pratiques pour dénouer l’inégalité de la charge mentale, un “guide d’autodéfense” à destination des couples. Elle a choisi de le faire éditer directement au Livre de poche pour le rendre accessible à toutes les bourses.

Interview croisée de la rédaction web multilingue d’Euronews.

Qu’est ce que la charge mentale ?

La charge mentale c'est penser au lieu de faire. Certes, il y a de plus en plus d'hommes qui font, mais ils n'anticipent pas. Je pense que c'est ça le nœud du problème. Par exemple, je vais faire les courses, donc je mets mon corps en action. Mais pour ça, il a fallu anticiper et se demander ce dont on a besoin. Par exemple, j'ai besoin d'un kilo de pâtes, de papier toilettes, etc. Puis, on ne fait pas n'importe quoi : on fait les courses, soit quand on a le temps, par exemple un samedi matin, soit en optimisant son temps, en y allant quand il y aura le moins de monde possible ou carrément en commandant en ligne et en allant les chercher avec la voiture. Donc faire les courses, ce n'est pas aller les chercher avec la voiture, c'est anticiper tout ce moment-là.

Est-elle uniquement portée par les femmes ?

La charge mentale est au-dessus de tous les foyers. Donc, des hommes portent la charge mentale, bien sûr. Ce que je dénonce, c'est surtout le fait d'être en souffrance par rapport à cette charge mentale.

Mais pourquoi dit-on toujours que c'est un problème de bonnes femmes ? En ce qui concerne la France, au XIXème siècle, on apprend aux femmes à gérer un foyer parce qu'on a peur des masses laborieuses, des ouvriers, des mineurs. On préfère que ce soient les femmes qui soient garantes du foyer pour éviter que les hommes n’aillent au bar ou, pire, qu'ils soient syndicalistes. Donc, on fait en sorte que ces femmes aient des cours à l'école de gestion du foyer, de gestion de l'argent. Cela deviendra une option au [baccalauréat] jusque dans les années 80. Cela a été donc une volonté de l'Etat que les femmes portent le foyer.

Je me suis rendue compte que malgré les ressources, comme la BD d’Emma ou le livre de Titiou Lecoq [Libérées, Le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale, NDLR], les choses ne changent pas parce que ce n'est pas concret et surtout c'est considéré comme un sujet de bonnes femmes. On nous dit “ce n'est pas très grave”, “oui enfin bon, les histoires de chaussettes, ça suffit”, etc. Pour moi, ce n'est pas acceptable. La manière dont je le vois, c'est que pour faire comprendre à quelqu'un que ça ne va pas dans sa vie, il faut aussi qu'il comprenne qu'il n'est pas tout seul, que ce n'est pas quelque chose qui arrive comme ça, que ce n’est pas le coup du sort ; c'est bien plus complexe, ce sont les ressorts de la société.

Dans les années 70, le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) dans son hymne décrivaient précisément cela “Seules dans notre malheur, les femmes / L'une de l'autre ignorée [...] Découvrons-nous des milliers ! / Reconnaissons-nous, les femmes Parlons-nous.”
Pensez-vous que les réseaux sociaux accélèrent ce phénomène de libération de la parole par la prise de conscience qu’un problème intime serait en fait un problème social ?

Je me suis rendue compte d'une chose : qu'on habite en milieu rural, qu'on soit en plein centre ville, qu'on soit “racisé”, qu'on ait la peau noire ou qu'on ait la peau blanche, qu'on soit croyant ou pas, tout le monde se retrouvera dans “T’as pensé à”.

Je me suis dit “je suis en train de créer une communauté de femmes qui sont capables d'être réflexives sur la question de la charge mentale.” Et je pense que c'est comme ça qu'on va changer les choses.

J'ai beaucoup de chance de tenir un compte Instagram mais c’est dur : c'est se prendre ce qu'on appelle des “masculinistes” qui viennent te critiquer ; c'est voir sa photo utilisée pour du cyberharcèlement ; c'est gérer des milliers de commentaires tous les jours. Mais c'est une belle aventure. Je ne regrette rien. C'est nécessaire mais c'est aussi un poids quotidien.

Les réseaux sociaux nous ont permis d'avoir cette parole et il faut la prendre. Il faut la prendre mais il faut la prendre en la rendant politique. Ce n’est pas un compte de plaintes comme j’ai pu l’entendre. Non, c'est aussi un compte politique. On va défendre un point de vue politique de la société : une charge mentale équitablement répartie, si elle n'est pas équitablement répartie, se dire “est ce que je suis heureuse, même si j'ai de la charge mentale ? Oui, ok, mais est-ce-qu’autour de moi, ça se passe pareil ? Peu importe, je suis solidaire avec les autres.”

La charge mentale est l’ensemble des pensées qui planifient et gèrent le foyer.
Coline Charpentier
Extrait de son livre "T'as pensé à...?"

Est-ce un concept nouveau ?

On parle de charge mentale – sans la nommer, sans dire que c'est une charge mentale mais on parle tout simplement de double journée de la femme – depuis les années 1970. Là, on est presque à 50 ans de débat. Ce n’est pas pour ça que les choses ont changé.

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Cette notion de double, ou de deuxième journée, on la doit vraiment aux années 1970, 1980. Dès le début, le MLF, créé après 1968, s’est lancé en disant “pendant que vous faites la révolution, on ne va pas laver vos chaussettes !”. En fait, cette question de chaussettes était déjà là.

La charge mentale est plus abstraite que les tâches domestiques. Est-ce la raison pour laquelle ce concept est plus difficile à expliciter ?

C'est assez invisible et je pense que c'est pour ça qu'on a du mal à le définir. Il y a beaucoup de gens qui le confondent avec les tâches domestiques, alors que ce n’est pas spécialement le sujet. J'avais une abonnée qui, par exemple, avait décidé d'envoyer un texto à chaque fois, mais à chaque fois, qu'elle pensait à un truc à la maison : elle a envoyé 300 textos dans la journée.

La division genrée de la charge mentale se retrouve-t-elle dans toutes les communautés ?

La charge mentale concerne absolument tout le monde, quelle que soit la religion, la classe sociale, etc. En revanche, elle n'est pas forcément gérée de la même manière.

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Dans les classes supérieures, on va avoir tendance à déléguer cette charge mentale à des femmes que l’on peut payer et finalement, ce n’est pas la charge mentale de l'homme qui est délégué, mais celle de la femme. Au passage, on va avoir tendance à déléguer cette charge mentale à des femmes “racisées” ou précaires. Cela pose encore plein de questions politiques et éthiques.

En ce qui concerne les classes populaires, ce qu'on a pu lire en termes de sociologie c’est que la charge mentale est un peu mieux répartie parce qu'il il va falloir se serrer les coudes par rapport à l'argent. On joue beaucoup sur la solidarité familiale.

Pour les classes moyennes, on a un petit mélange des deux. On va utiliser de temps en temps une femme de ménage ou un homme de ménage. On va utiliser quelqu'un qui va venir garder l’enfant le soir. De temps en temps mais pas de manière pérenne. On colmate les brèches quand vraiment c'est difficile à gérer.

Concernant la religion, j'ai remarqué que dans toutes les religions, dans les textes religieux, il y a quand même un fort patriarcat, même s'il y a des relectures féministes, en ce moment, extrêmement intéressantes. Il est aussi difficile de sortir de de ces modèles et de dire qu'on n'en peut plus parce que, justement, on se base sur ces livres. Mais j'ai remarqué que le débat était ouvert dans toutes les communautés religieuses.

Les femmes multitâches de nature, c’est une invention patriarcale ?

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Je pense en effet que cette question de multitâche et de savoir prévoir dans le temps, c'est vraiment une invention totale pour mettre une pression sur les femmes qui n'y arrivent pas en disant “mais, en fait, si ma sœur, si ma mère, si ma copine y arrive, pourquoi moi, je n'y arrive pas ?” Tout simplement parce que c'est infaisable. On ne peut pas avoir un cerveau pour quatre ou cinq personnes dans la maison.

On nous explique que les femmes ont un cerveau qui permet de tout gérer et les hommes pas du tout. Alors excusez-moi, mais je vais être un petit peu poil à gratter. C'est aussi un peu sexiste. Cela veut dire que les hommes ne savent gérer qu'une seule chose, je trouve ça un peu bizarre. J'ai l'impression quand même qu’au travail, les hommes savent très bien gérer plusieurs tâches, qu’ils sont plutôt bons vu qu'ils gagnent un peu plus que nous...

Si ma sœur, si ma mère, si ma copine y arrive, pourquoi moi, je n'y arrive pas ? Tout simplement parce que c'est infaisable. On ne peut pas avoir un cerveau pour quatre ou cinq personnes dans la maison.
Coline Charpentier
Autrice de T'as pensé à...?

Quel effet cette charge mentale a sur la société ?

On pourrait changer beaucoup de choses dans la société si on équilibrait cette charge mentale. Ça permettrait de donner de la bande passante psychique à ces femmes pour s'investir dans ce qu'elles veulent. Et même si elles ne veulent pas s'investir, ce n’est pas grave, elles auront du temps pour elles, pour être heureuses.

Je parle souvent dans le livre du temps dégagé. C'est incroyable ! C'est-à-dire qu’avec ce temps à investir, on peut changer le monde, en fait. Je pense sincèrement que la force et le temps de toutes ces femmes qui sont utilisées à jongler entre la maison et le travail, s'il y en avait une toute petite partie qui pouvait être équilibrée, cela permettrait tout simplement peut-être de faire plus de bénévolat, de changer encore la société et de faire plus de politique, donc de changer encore la société, de faire plus de choses avec les mains, de retrouver des savoir-faire, de créer du lien avec les gens...

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Pourquoi avoir créé un compte Instagram sur le sujet ?

J'ai créé un compte surtout pour parler avec les femmes parce que j'estime que ce n'est pas à moi d'aller éduquer les gens et de leur donner des leçons sur leur couple. Je propose régulièrement des solutions qui sont des solutions plus coopératives, qui ne sont pas des solutions où je dis aux femmes de mieux s'organiser ou de lâcher prise.

Je pose aussi des questions toutes simples. “Qu'est ce que c'est d'avoir un foyer ?” “Est ce que gérer un foyer, c'est la même chose que d'être amoureux ?” “Est ce que l'amour est quelque chose qui nous oblige à gérer un foyer et à être proche parfois du burn out ?”

Ce n'est pas pour reprendre les témoignages en disant “Les hommes sont tous pourris”’ parce que je ne le pense pas du tout. Je n'ai même pas besoin de me justifier là-dessus.

Mais je pense en revanche que l'on a besoin, en tant que personnes qui souffrent de charge mentale, de savoir qu'on n'est pas seul parce qu'il y a beaucoup de culpabilité autour de cette notion. C'était vraiment ma démarche.

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Proposer des solutions

Partir une soirée ou un week-end, faire la grève, est-ce la solution ?

Partir régulièrement, c'est une solution. Mais ce n'est pas la seule solution parce que l‘on n'a pas tous les moyens de le faire. On n'a pas tous l'argent ou les ressources humaines pour le faire.

Il peut y avoir des colères. Il peut y avoir des moments où on va partir. Il va y avoir des grèves. Et puis parfois – on va le dire aussi – ça se finit par un divorce. Donc, la charge mentale, quand elle est portée par une seule personne et que la personne explique ce qui se passe, ça peut aller jusqu'au divorce.

Pouvez-vous nous citer un exemple de solution concrète que vous proposez pour mieux répartir la charge mentale dans un foyer ?

Pour faire changer la situation actuelle, il y a trois étapes selon moi.

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Un, se rendre compte des modèles de femmes autour de nous et voir si l’on fait partie de celles qui portent la charge mentale.

Deux, si on est le compagnon ou le partenaire ou la partenaire, croire la personne qui nous dit qu'elle souffre de charge mentale. Il faut arrêter de minimiser. Ça suffit.

Et trois, trouver des solutions coopératives. J'en propose une parmi les dizaines que j'ai en tête : la réunion du dimanche soir. Elle permet d'anticiper les besoins de la famille, d'anticiper ce qui va arriver et elle permet que ce ne soit pas toujours celle ou celui qui porte la charge mentale qui organise cette réunion. Les enfants peuvent participer et donner leur avis. Elle permet aussi de parler des sentiments. Ça permet d'apprendre à nommer quand ça ne va pas. Par exemple, cette semaine, “maman a eu des difficultés parce qu’au travail, c'était difficile”. Ça permet de montrer que les adultes ne sont pas infaillibles. Je pense que ça peut être intéressant pour un équilibre de famille.

Il faut arrêter de minimiser la question de la charge mentale. Ça suffit.
Coline Charpentier
Autrice de T'as pensé à...?

Pourquoi avoir écrit un guide d’autodéfense ?

Guide d'autodéfense, c'est surtout pour me démarquer des conseils de développement personnel qui, en général, disent aux femmes de mieux s'organiser et de faire de la méditation et de faire plein de choses, sans jamais parler au couple. Donc, moi, je suis un guide d'autodéfense, pas adressé aux femmes, mais guide d'autodéfense adressé aux couples.

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Il y a toute une partie du livre qui répond à tous les arguments que j'ai entendus ces dernières années sur la charge mentale : “c'est pas si important”, “les femmes n’ont qu'à lâcher prise”, “elles ne sont pas avec le bon compagnon”, la question du multitâche, etc.

J'ai fait ça tout simplement pour pouvoir aussi se défendre et pouvoir arriver directement à ce qui, pour moi, est essentiel : la solution. C'est-à-dire pouvoir dire “au lieu de chercher pendant des heures à me prouver que tu as raison, en fait, tu peux lire le livre de Coline de telle page à telle page ; si tu peux, si tu veux, on en discute, mais moi ce que je veux maintenant, c'est des solutions”. Ça, c'est de l'autodéfense.

Sources additionnelles • Avec les questions de Naira Davlashyan, Alexandra Leistner, Noemi Mrav, Lillo Montalto, Marta Rodriguez

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