Avec 75 ans d'histoire, Sanremo est le plus ancien concours de chant jamais organisé et peut-être le plus important au monde (n'en déplaise aux fans d'Eurovision). Au-delà de la musique, le festival raconte l'actualité italienne et représente un rituel collectif impliquant des millions de personnes.
Le festival de Sanremo en est à sa 75ᵉ édition, soit cinq de plus que l'Eurovision, ce qui devrait suffire à faire entendre raison à ceux qui n'y voient qu'une sélection nationale pour le concours paneuropéen de la chanson. Il ne fait aucun doute que pas mal d'années ont coulé, mais le Festival de la chanson italienne a bien vieilli.
Il est difficile de dire le contraire si l'on considère la popularité dont jouit aujourd'hui l'événement, la qualité du spectacle par rapport au reste de l'offre de divertissement produite en Italie et, enfin, les résultats financiers records qui entrent ponctuellement dans les caisses de "Mamma" Rai (le surnom utilisé pour la télévision publique en Italie) chaque année à la mi-février.
Le public italien, et de plus en plus le public étranger, a appris à aimer le Festival comme on aime un bon vin. Parce qu'il permet de débrancher et qu'il a un goût différent d'une année à l'autre. Bien dosé, il réjouit et encourage la communication, mais il peut aussi faire réfléchir ou susciter la nostalgie. Il convient aux soirées en compagnie, mais aussi en solitaire.
Et sa valeur est également reconnue par les abstinents ou ceux qui préfèrent ne pas boire par choix. Surtout, il se bonifie avec le temps, s'il est traité par des mains expertes, et gagne en caractère au fil des années.
Sanremo, du casino à la télévision en direct de l'Eurovision
Il ne fait aucun doute que l'histoire du festival de musique italien retrace une trajectoire de croissance et d'évolution continues, caractérisée par une capacité d'adaptation peut-être inégalée.
Des qualités qui ont permis au Sanremo de traverser des années d'insouciance, mais aussi des crises, aussi profondes que nécessaires pour donner une nouvelle vie à l'événement et intercepter l'intérêt du public au fur et à mesure que les générations changent.
Le Sanremo est un événement qui accompagne le pays pratiquement depuis des temps immémoriaux. Presque aussi longtemps que l'histoire de la République, qui a commencé avec le référendum du 2 juin 1946.
Il est difficile d'écouter la Rai1 sans éprouver de la tendresse pour un pays aux os encore brisés par vingt ans de fascisme et la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale, qui choisit de se tourner vers l'avenir et la démocratie avec un désir désespéré de musique pop.
Sans oublier qu'en entrant dans les foyers de millions de personnes, le Festival a appris aux familles qui, du nord au sud, parlaient principalement en dialecte, à chanter en italien, contribuant ainsi à l'unification culturelle du pays.
C'est ainsi que l'Italie et Sanremo ont grandi ensemble. En 1951, la première édition de l'événement se déroule dans la salle de bal du Casino de la ville ligure. Il n'y avait pas de télévision en direct, la RAI ne diffusait pas encore en continu dans tout le pays : le concours de chant avait été créé pour égayer les dîners des joueurs.
Ce n'est qu'en 1955 que le Festival débarque à la télévision d'État, un succès irrépressible, à tel point que trois ans plus tard, il devient visible à l'Eurovision et qu'à partir des années 1960, les retransmissions en direct se font également à la radio.
En 1977, le concours de la chanson quitte enfin le Casino et est depuis retransmis depuis le théâtre Ariston. Ce sont des décennies fastes pour le succès du Festival, des années au cours desquelles la kermesse s'inscrit inextricablement dans l'ADN culturel du pays.
Crise et renaissance de Sanremo dans le nouveau millénaire
Les échecs n'ont pas manqué, et c'est sans doute dans les années 2000 que le Festival a connu sa crise la plus profonde : un format figé et une proposition musicale dépassée ne séduisaient pas le public du millénaire. Et même s'il est diffusé en streaming sur Raiplay depuis 2007, Sanremo n'a pas été aimé par les jeunes, il les a ennuyés.
La musique a changé, littéralement, depuis les années 1910. En 2011, l'Italie est revenue au concours de l'Eurovision après une longue absence, la dernière participation remontant à 1997.
La possibilité de se produire devant un public de centaines de millions d'Européens a joué un rôle clé pour attirer les maisons de disques et les artistes confirmés qui, pendant des années, avaient préféré bouder la scène du Sanremo.
La proposition musicale est enfin devenue contemporaine, le système de vote révolutionné récompense les artistes émergents et relègue les monstres sacrés de la kermesse au fond du classement, non sans susciter quelques maux d'estomac. Les effets positifs se multiplient et le Festival, étonnamment, sort renforcé des années de crise, avec une nouvelle peau.
Le dîner-spectacle pour joueurs est devenu une machine de guerre multimédia et interactive, qui séduit les Italiens de tous âges et domine l'audimat à la télévision et à la radio.
Le contenu du Sanremo est un générateur inépuisable d'interactions sociales (300 millions rien que pour les deux premières soirées de l'édition actuelle), sans compter que les tubes du Sanremo encombrent et grimpent dans les classements mondiaux sur toutes les plateformes de streaming musical.
Et puis il y a Fantasanremo, un jeu de fantaisie similaire au fantasy football, plus connu, dans lequel les spectateurs créent des équipes de chanteurs et gagnent des points en fonction de leur performance, de leur classement, de leurs tenues et de leurs actions "goliards" sur scène. Ce jeu, de plus en plus populaire ces dernières années, a également été bien accueilli par les artistes en compétition qui, en se prêtant au jeu, ont rendu l'événement interactif et attrayant, même pour les non-musiciens.
C'est sans doute aussi cette transformation qui explique le succès de Mahmood et d'Annalisa. Et surtout de Måneskin, le groupe de Rome, qui après son succès sur la scène d'Ariston et son triomphe à l'Eurovision, a réussi à se faire connaître dans le monde entier.
Sanremo en chiffres : un événement indispensable pour la Rai et l'Italie
Si le Festival est sans aucun doute l'événement historiquement le plus populaire en Italie, cela ne signifie pas que tout le monde l'aime. Au contraire, les détracteurs ne manquent pas. Mais ses succès sont trop évidents pour être niés et les chiffres qu'il est capable de générer le mettent à l'abri de toute attaque : le Sanremo est un événement indispensable, pour la Rai et pour l'Italie.
Alors que la télévision d'État traverse une période difficile en raison d'une série de flops et de choix éditoriaux discutables, et que pour la deuxième année consécutive, même en 2024, elle a enregistré des taux d'audience inférieurs à ceux de son principal concurrent, Mediaset, le Sanremo reste une certitude à laquelle la Rai ne peut renoncer.
La part d'audience moyenne de 66 % de la dernière édition, un objectif qui semble à portée de main pour l'édition actuelle, est un résultat qui garantit des recettes publicitaires de 60 millions d'euros en 2024 et même de 67 millions en 2025.
La Rai ne fournit jamais d'informations détaillées sur les coûts de production de ses programmes, mais si les estimations approximatives pour la 75ᵉ édition parlent d'environ 20 millions au total, les comptes sont vite faits.
Sanremo : un lien profond avec l'Italie et les Italiens
L'histoire, les chiffres et les succès sont là, mais ils ne suffisent pas à expliquer ce qui se passe une semaine par an à Sanremo et le lien sentimental qui unit les Italiens au Festival.
En réalité, le Sanremo raconte l'actualité de manière directe et constitue également un guide utile pour reconnaître les progrès, les réussites ou les reculs de la société italienne.
Il suffit de penser qu'en 2015, la chanteuse autrichienne connue sous son nom de scène Conchita Wurst, gagnante du concours de l'Eurovision l'année précédente, a été présentée au public de l'Ariston avec son prénom, "Tom", et qu'à la fin de sa prestation, elle n'a pas été honorée par un bouquet de fleurs, au mépris du protocole du Sanremo.
Un manque de respect et de tact, pour ne pas dire plus, qui semblerait intolérable dans les éditions d'aujourd'hui, où grâce à la sensibilité d'un public plus jeune et plus attentif, l'inclusivité est désormais à l'ordre du jour.
D'une simple célébration de la chanson italienne, le Sanremo est devenu une fenêtre sur la société et donc un miroir pour s'observer soi-même.
Collés à la télévision, connectés sur les réseaux sociaux et en communication constante à travers les groupes Whatsapp les plus disparates : famille, amis, travail et football, le Festival représente un rituel collectif pour des millions de personnes qui, pendant une semaine, parlent sans filtre de leurs goûts, de ce qui les passionne, de ce qu'ils aiment et de ce qu'ils détestent.
Comme dans une gigantesque séance de thérapie de groupe, le public de Sanremo choisit, confronte, critique. Et il est libre de s'adonner à l'une des activités favorites du pays : faire de la polémique, sur tout. La division est le germe de la politique, qui imprègne tout en Italie.
Pourtant, chaque année, le Festival nous rappelle un trait fondamental de notre identité nationale. Malgré son histoire millénaire, l'Italie est l'un des pays les plus jeunes du continent, avec un peuple qui n'a rien d'homogène, mais qui est "uni dans la diversité".
Une histoire italienne, mais aussi européenne.