Réforme des retraites : les manifestations peuvent-elles mettre en péril la Ve République ?

Un manifestant tient une pancarte qui dit "49.3, raisons de se révolter" lors d'une manifestation contre la réforme des retraites à Paris.
Un manifestant tient une pancarte qui dit "49.3, raisons de se révolter" lors d'une manifestation contre la réforme des retraites à Paris. Tous droits réservés AP Photo/Thomas Padilla
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Par Lauren Chadwick
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Euronews a demandé à des constitutionnalistes si les manifestations contre la réforme des retraites en France pouvaient déboucher sur une réforme des institutions.

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Le président français Emmanuel Macron a décidé il y a trois semaines d'invoquer l'article 49.3 de la Constitution pour faire passer sa réforme des retraites après des semaines de contestation. Cette décision a entraîné des réactions virulentes dans la rue, les manifestants dénonçant un système autoritaire.

Ces expressions de colère contre le passage en force du gouvernement, peuvent-elles mettre en péril la Ve République ? Des constitutionnalistes répondent à Euronews.

"Une crise politique, mais pas constitutionnelle"

Selon Thibaud Mulier, maître de conférences en droit public à l'université Paris Nanterre, on ne peut pas encore parler de crise de régime.

"Pour l'instant, la Ve République tient le choc, mais on peut s'orienter vers une crise constitutionnelle et peut-être plus largement vers une crise institutionnelle", explique-t-il insistant sur la colère populaire déclenchée par le gouvernement en activant l'article 49.3.

L'usage de cet article est à la fois légal et répandu dans la Ve République. La réforme constitutionnelle de 2008 a limité son usage à un seul texte législatif au cours d'une session parlementaire, une limite qui ne s'applique toutefois pas aux projets de loi de finance ou de financement de la sécurité sociale.

Les députés peuvent déposer une motion de censure contre le gouvernement dans les vingt-quatre heures suivant le recours au 49.3, mais si elle est rejetée le texte est adopté. Le 20 mars, à l'Assemblée nationale, la motion de censure a ainsi échoué à neuf voix près.

Pour les manifestants qui ont dépeint Emmanuel Macron en "roi", cet article de la Constitution montre comment la Ve république permet au président de passer outre un Parlement en partie hostile.

AP Photo/Aurelien Morissard
Une pancarte indique "Macron méprisant de la république" à une manifestation à ParisAP Photo/Aurelien Morissard

Le rôle de l'exécutif sous la Ve République critiqué

Instituée sous le général Charles de Gaulle, suite à la crise de 1958 en Algérie, la Vème République fait depuis longtemps l'objet de critiques concernant les pouvoirs du président. Ce dernier contrôle le gouvernement, peut dissoudre l'Assemblée nationale et saisir le Conseil constitutionnel.

Le référendum de 1962, instituant l'élection du président au suffrage universel direct, a renforcé son pouvoir et sa légitimité, alors que le référendum de 2000 a mis fin au septennat au profit du quinquennat.

Depuis 2002, les élections législatives sont organisées quelques semaines après le scrutin présidentiel dotant ainsi souvent le chef de l’État d'une majorité absolue. Mais en 2022, Emmanuel Macron a perdu sa majorité absolue à l'Assemblée nationale, une première depuis 1988, l'obligeant à faire des compromis avec l'opposition.

"On a un gouvernement, un président, qui agit comme s'il avait une majorité absolue, comme s'il pouvait continuer à mettre en œuvre son programme avec une Assemblée relativement docile. Or, ce n'est plus le cas," explique Thibaud Mulier.

Pour Matthias Tavel, député de La France Insoumise, le pays semble découvrir que le président a perdu sa majorité : "Les gens prennent conscience qu'on est peut-être le seul pays démocratique, le seul pays en Europe où un président de la République, un gouvernement peut imposer une loi sans qu'il y ait un vote de l'Assemblée nationale."

Toutes les réformes des retraites conduites par les gouvernement français successifs ont entraîné des  manifestations. En 1995, elles avaient poussé le Premier ministre Alain Juppé à renoncer à sa réforme.

Alors que les manifestations se concentrent toujours sur le recul de l’âge légal de départ à 64 ans, Carolina Cerda-Guzman, maître de conférences en droit public à l'université de Bordeaux, estime que la question du mandat présidentiel et de la signification de l'élection est désormais posée.

Thibault Camus/AP Photo
Un grand écran à Paris montre les premiers résultats de l'élection présidentielle de 2022.Thibault Camus/AP Photo

La crise des retraites peut-elle mener à une VIe république ?

La Ve république est la deuxième en terme de longévité après la IIIe, qui a duré 70 ans et s'est achevée en 1940, au milieu de la Seconde Guerre mondiale.

Le passage à une VIe république est depuis longtemps une proposition du programme de la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon qui est arrivé troisième lors du premier tour de la dernière élection présidentielle.

Le sujet va certainement faire partie des discussions de la coalition de gauche, la Nupes, selon le député Matthias Tavel, pour qui le régime actuel en France est une "anomalie démocratique".

Même si la crise actuelle est "un vecteur favorable à la revendication" d'une nouvelle République, "jusqu'à présent, le changement de régime n'a pas été sollicité par l'électorat," souligne Thibaud Mulier. De même, une grande réforme comme celle de 2008 serait difficile à mettre en place juridiquement.

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"Je ne crois pas qu'il y ait la volonté politique, notamment de la part du Sénat, de revoir de fond en comble le dispositif," a-t-il ajouté.

Dans une tribune envoyée à la presse le 17 mars, Olga Givernet, députée du parti présidentiel Renaissance, écrit que la Ve République "n’est pas une aberration démocratique" et que ce régime "a permis à la France de reprendre confiance dans ses institutions et de retrouver une stabilité gouvernementale dont le défaut poussait le pays au blocage total."

Mais pour Carolina Cerda-Guzman, il y a une sorte de "trahison" de la Ve République car "sur le papier, elle se présente comme relativement équilibrée, permettant à un gouvernement de travailler en accord avec un Parlement." Mais, dans la pratique, "elle permet au président de prendre la main sur l'ensemble de la politique nationale."

C'est Emmanuel Macron qui a décidé de déclencher le 49.3 pour la réforme des retraites alors que dans le texte c'est au Premier ministre de prendre la décision, ajoute Carolina Cerda-Guzman. Elle souligne également qu'il existe peu de portes de sortie pour que le peuple s'oppose à une décision du président de la République et les rares dispositifs permettant au peuple de s'opposer sont, elles aussi, en partie entre les mains du président comme un référendum ou une dissolution de l'Assemblée nationale.

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Les députés de la coalition de gauche montrent des pancartes qui appellent à un référendum d'initiative partagée.AP Photo/Lewis Joly

Bien qu'elle estime que les conditions ne sont probablement pas réunies pour instaurer une VIe république en France, la crise actuelle pourrait provoquer d'autres changements institutionnels.

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Au cours de son premier mandat, Emmanuel Macron a déjà tenté de réformer les institutions en envisageant d'ajouter une dose de proportionnelle lors des élections législatives et de réduire le nombre de députés.

Après les manifestations des gilets jaunes, le président français a également envisagé une réforme qui aurait permis de faciliter la tenue d'un référendum d'initiative partagée, mais la loi n'a pas abouti. En mars, le député communiste Stéphane Peu a déposé une proposition de loi en ce sens, signée par 252 parlementaires, pour s'opposer au recul de l'âge de départ à la retraite. Cette proposition ainsi que la réforme d'Emmanuel Macron sont actuellement examinées par le Conseil constitutionnel, alors que les manifestations se poursuivent.

"Peut-être que cette crise est une opportunité de débattre des dysfonctionnements de la Ve République. Et là, il faudrait saisir politiquement cette opportunité, mais il faudrait que cela vienne aussi bien de la majorité que des oppositions," conclut Thibaud Mulier.

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