L'Italie propose un blocus naval pour limiter les arrivées de migrants, mais cette mesure est considérée comme un acte de guerre

L'Italie s'efforce de trouver des solutions efficaces pour réduire l'arrivée des navires de migrants, dont la plupart partent de Tunisie.
L'Italie s'efforce de trouver des solutions efficaces pour réduire l'arrivée des navires de migrants, dont la plupart partent de Tunisie. Tous droits réservés Matthias Schrader/Copyright 2022 The AP. All rights reserved.
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Par Jorge Liboreiro
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Cet article a été initialement publié en anglais

Après l'afflux soudain de migrants sur l'île de Lampedusa, l'Italie s'empresse de trouver une méthode pour freiner les nouvelles arrivées, avec la volonté affichée de tester les limites du droit international.

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Les images de Lampedusa ont déclenché une nouvelle crise politique en Italie. L’ île de plus de 6 500 habitants a vu débarquer en quelques jours plus de 10 000 demandeurs d'asile.

La Première ministre italienne Giorgia Meloni, à la tête d’une coalition d’extrême droite et de droite, a promis de prendre des "mesures extraordinaires" afin de réduire considérablement l'afflux de migrants "géré par des trafiquants sans scrupules".

Giorgia Meloni a lancé un appel direct à l’UE et parle d’une situation d'urgence à Lampedusa, une question cruciale à laquelle l'ensemble de l'Europe doit répondre d'une seule voix.

Dans un discours enregistré, La Première ministre d’extrême droite, a réclamé "un changement total de paradigme : arrêter les trafiquants d'êtres humains et l'immigration clandestine massive en amont, et se concentrer sur la défense des frontières extérieures".

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s'est rapidement rendue sur le terrain avec un plan d'action en dix points qui reprenait pour l'essentiel des idées déjà sur la table. Mais une proposition succincte a retenu l'attention : "explorer les possibilités d'étendre les missions navales en Méditerranée".

Le choix des mots n'est pas anodin. Giorgia Meloni souhaite une "mission européenne, y compris une mission navale si nécessaire" pour empêcher les bateaux de migrants d'atteindre l'Italie. Son ministre de l'Intérieur, Matteo Piantedosi, souhaite une solution encore plus radicale : un blocus naval.

Aucun navire n'entre, aucun navire ne sort

Il n'a pas fallu longtemps pour que le terme blocus naval fasse les gros titres dans toute l'Union européenne et enflamme le débat.

Mais si l’idée peut satisfaire un électorat, le concept entraîne des conséquences plus lourdes.

Au sens strict, tout blocus, qu'il soit maritime, aérien ou terrestre, est considéré comme un acte de guerre et nécessite l'existence d'au moins deux belligérants, dont l'un mène l'opération afin d'isoler l'autre des flux commerciaux, des chaînes d'approvisionnement et des lignes de communication. L'objectif ultime est de paralyser l’adversaire et d'entraver sa croissance économique.

Il existe plusieurs exemples de blocus actuellement, l'obstruction permanente de la Russie à l'accès de l'Ukraine à la mer Noire, celui imposé au Yémen par l'Arabie Saoudite et les restrictions sévères décidées par Israël le long de la bande de Gaza.

"_Un blocus naval n'est pas une opération menée en temps de paix. Un blocus naval ne se produit, comme on l'entend actuellement, que pendant un conflit armé internationa_l", prévient Phillip Drew, doyen adjoint de la Queen's University et auteur du livre The Law of Maritime Blockade.

"Une partie de l'exigence d'un blocus est qu'il bloque tout. Aucun navire n'entre, aucun navire ne sort. Peu importe leur intention. Peu importe qui les possède".

Étant donné que l'Italie et la Tunisie sont loin d'un conflit armé - en fait, les deux pays sont liés par un nouveau protocole d'accord - un blocus naval est hors de question, affirme Phillip Drew, qui estime que "l'utilisation de cette terminologie est malheureuse".

L'Italie peut toujours mettre en place une opération navale conventionnelle pour dissuader les navires de migrants d'arriver sur ses côtes. Selon les experts, pour une efficacité maximale, l'intervention devrait être menée le plus près possible des côtes tunisiennes, voire à l'intérieur de celles-ci, afin d'empêcher les navires de partir.

Mais une telle présence en mer, 24 heures sur 24, serait extrêmement coûteuse en temps et en terme de ressources, et serait contraire au droit international, notamment à l'interdiction d'opérer dans les eaux territoriales d'un autre État souverain, qui s'étendent jusqu'à 12 milles nautiques (22 kilomètres).

Matthias Schrader/AP
Marins allemands photographiés lors de l'opération Sophia en Méditerranée, au large de la Libye, en mars 2016Matthias Schrader/AP

Il existe toutefois deux moyens de contourner cette interdiction : obtenir le consentement explicite de l'État souverain (en l'occurrence, la Tunisie) ou obtenir une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies légalisant l'intervention militaire.

Ces deux scénarios, auxquels les responsables italiens ont fait allusion, ne sont pas faciles à mettre en œuvre.

Dans le protocole d'accord, la Tunisie a ajouté un paragraphe dans lequel elle "réitère sa position selon laquelle elle n'est pas un pays d'installation pour les migrants irréguliers" et "sa position de contrôler uniquement ses propres frontières".

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Obtenir l'aide du Conseil de sécurité des Nations unies, où la Russie détient un droit de veto en tant que membre permanent, pourrait s'avérer encore plus difficile. Il faudrait conclure que l'afflux de migrants sans papiers au départ de la Tunisie constitue une menace pour la paix et la sécurité internationale.

"Si le Conseil de sécurité devait dire : très bien, nous allons exiger de la Tunisie qu'elle autorise l'entrée d'autres forces, il s'agirait d'une atteinte significative à la souveraineté d'un pays membre des Nations unies. Et cela ne se fait pas sur un coup de tête", explique Philip Drew.

"Il faudrait des circonstances très graves. Il s'agit d'une circonstance sérieuse, mais ce n'est certainement pas une première option. Il s'agirait d'une option de dernier recours".

Le retour inattendu de Sophia

Confrontée à des dilemmes juridiques et à des cauchemars logistiques, l'Italie se tourne vers le passé pour trouver une solution à l'épreuve du temps.

Le nom de Sophia a été invoqué comme modèle d'opération maritime susceptible d'empêcher les migrants d'atteindre les côtes italiennes, sans risquer d'enfreindre le droit international.

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Créée en mai 2015, Sophia était une mission navale de l'UE destinée à lutter contre les réseaux de passeurs et de trafiquants d'êtres humains dans le sud et le centre de la Méditerranée. Elle disposait d'un budget annuel de près de 12 millions d'euros et utilisait des bateaux militaires fournis par les États membres pour surveiller les eaux à la recherche d'activités suspectes.

Le Conseil de l'UE a structuré Sophia en trois phases, mais seules les deux premières ont été activées, permettant à la mission d'arraisonner, de fouiller, de saisir et de détourner les navires soupçonnés de transporter illégalement des migrants.

La portée géographique exacte de Sophia est restée confidentielle, mais les patrouilles ont eu lieu près de la Libye, un pays plongé dans une guerre civile et exploité par les passeurs. Le mandat de la mission a ensuite été renforcé par une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies pour faire respecter l'embargo sur les armes à l'encontre de la Libye.

Bien que son objectif principal fût de lutter contre la traite des êtres humains, Sophia était fermement liée à deux normes fondamentales : le devoir de secourir les personnes en détresse et le principe de non-refoulement, qui interdit aux pays d'envoyer des demandeurs d'asile dans un pays où ils risquent d'être torturés, persécutés ou de subir d'autres préjudices graves.

Selon le Conseil de l'UE, Sophia a sauvé près de 45 000 personnes en mer.

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L'Autriche, la Hongrie et l'Italie ont affirmé que cela démontrait que la mission était un facteur d'attraction qui encourageait les migrants à traverser la Méditerranée dans l'espoir d'être sauvés par Sophia et d'être emmenés sur le sol européen.

La mission a pris fin en mars 2020. L'Italie souhaite à présent terminer le travail.

"En ce qui concerne la phase 3 de Sofia, je ne pense pas que cela se produise de si tôt. En l'absence de consentement en vertu du droit international, il n'y a aucun moyen de pénétrer dans les eaux territoriales de la Tunisie pour procéder à un démantèlement, du moins du point de vue de l'Union européenne", estime Joyce De Coninck, post-doctorante à l'université de Gand, qui a effectué des recherches sur l'opération Sophia.

Le temps de la mission Sophia, ni le consentement de la Libye ni une résolution de l'ONU n'ont jamais été obtenus. En raison de cette lacune, les bateaux de l'UE ont patrouillé dans une vaste zone internationale, au lieu de travailler plus près des côtes libyennes.

"Dans le meilleur des cas, une opération reproduisant Sophia serait la phase 2 de Sophia, qui permettait d'arraisonner, de rechercher et de détourner en haute mer", juge Joyce De Coninck. "Mais encore une fois, cela impliquerait que les obligations en matière de droits de l'homme soient déclenchées dès que l'on se trouve à proximité physique d'un navire en détresse".

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