La colère suscitée par la détention d'Ekrem İmamoğlu a débouché sur les manifestations les plus violentes qu'ait connues la Turquie depuis plus d'une décennie.
Les manifestations de masse se sont poursuivies en Turquie ce week-end après l'arrestation, l'emprisonnement et l'inculpation pour corruption du maire d'Istanbul, Ekrem İmamoğlu, largement considéré comme le plus féroce rival politique du président Recep Tayyip Erdoğan.
Des dizaines de milliers de personnes ont défié l'interdiction de manifester pendant quatre jours pour descendre dans la rue, et des affrontements ont été signalés entre les manifestants et la police anti-émeute.
Selon le ministère turc de l'Intérieur, au moins 1 133 manifestants ont été arrêtés et 123 policiers ont été blessés.
İmamoğlu a été arrêté pour la première fois mercredi dernier.
Il a ensuite été emprisonné dimanche et formellement accusé de corruption. Il insiste sur le fait que les allégations à son encontre sont motivées par des considérations politiques.
Son incarcération est intervenue juste au moment où un scrutin était organisé pour le désigner comme candidat à la présidence du Parti républicain du peuple (CHP), le plus ancien parti politique de Turquie, fondé en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk.
Le CHP a déclaré lundi que près de 15 millions de personnes avaient voté pour İmamoğlu, lors d'un scrutin ouvert pour la première fois au grand public.
Ces chiffres n'ont pas été vérifiés de manière indépendante.
Bien que son arrestation ne l'empêche pas de se présenter aux prochaines élections présidentielles de 2028, il lui sera interdit d'exercer une fonction politique s'il est reconnu coupable des accusations de corruption portées contre lui.
Qui est Ekrem İmamoğlu et pourquoi son arrestation a-t-elle déclenché des manifestations ?
İmamoğlu est une figure de proue populaire du Parti républicain du peuple (CHP) et occupe le poste de maire d'Istanbul depuis 2019.
Âgé de 54 ans, il a spectaculairement conservé son rôle de maire d'Istanbul lors des élections municipales de l'année dernière avec une victoire à large marge, alors que le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir d'Erdoğan a subi des pertes importantes dans des champs de bataille urbains clés.
Il est largement considéré comme la plus grande menace pour les deux décennies de pouvoir du président Erdoğan.
Les étudiants de l'université ont pris la tête des manifestations contre ses arrestations, ce qui témoigne d'un fort soutien de la part des jeunes électeurs.
Le président Erdoğan, qui a déjà effectué trois mandats présidentiels, ne peut se représenter à moins de modifier la constitution turque.
La prochaine élection présidentielle est prévue pour 2028.
"Je pense que les manifestations concernent en quelque sorte İmamoğlu, mais aussi une résistance au (...) marchandage autoritaire qui évolue vers quelque chose d'autre que ce à quoi les Turcs ont souscrit ", a déclaré Aslı Aydıntaşbaş, chercheur associé en politique au Conseil européen des relations étrangères (ECFR), lors d'un podcast lundi.
S'adressant à Euronews, Demir Murat Seyrek, professeur adjoint à la Brussels School of Governance, a déclaré qu'Ekrem İmamoğlu est devenu "un symbole pour la démocratie en Turquie."
"Il y avait un grand espoir, surtout chez les jeunes, qu'il soit le prochain président de la Turquie et que la démocratie revienne, que les droits fondamentaux et les libertés soient rétablis", a expliqué M. Seyrek.
"İmamoğlu est devenu un symbole de la crainte que les gens ont d'un renforcement de l'autoritarisme en Turquie."
Quelles sont les charges retenues contre lui?
Un tribunal a déclaré dimanche qu'İmamoğlu avait été emprisonné dans l'attente de son procès dans le cadre d'une enquête pour "corruption".
Le bureau du procureur turc a décrit les accusations comme étant la gestion d'une organisation criminelle, l'acceptation de pots-de-vin, l'extorsion, l'enregistrement illégal de données personnelles et le truquage d'appels d'offres, selon l'agence APTN.
Une précédente demande d'emprisonnement pour des faits liés au terrorisme a été rejetée. Le procureur l'avait accusé d'aider le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), considéré comme une organisation terroriste par l'Union européenne et d'autres gouvernements occidentaux.
Son arrestation a été qualifiée d'"atteinte à la démocratie" par les ministères français et allemand des Affaires étrangères.
Le diplôme universitaire d'İmamoğlu - une condition préalable à l'exercice d'une fonction en Turquie - a également été révoqué la semaine dernière, dans ce que ses partisans considèrent comme une tentative évidente de paralyser le plus redoutable rival du président Recep Tayyip Erdoğan.
L'université d'Istanbul a déclaré que le diplôme serait annulé parce qu'il avait été transféré d'une autre université à Chypre pendant ses études.
Qui d'autre a été arrêté ?
İmamoğlu a été arrêté mercredi dernier en même temps qu'une centaine d'autres politiciens, journalistes et activistes.
Un syndicat de journalistes a déclaré qu'au moins 11 journalistes avaient été arrêtés à leur domicile lundi. Parmi eux, un photo-journaliste travaillant pour l'agence de presse française Agence France-Presse (AFP).
En réponse aux détentions et à la répression des manifestants, un porte-parole de l'UE a exhorté le gouvernement turc à "respecter les valeurs démocratiques".
Pourquoi ces manifestations sont-elles considérées comme potentiellement cruciales pour la Turquie ?
Ce n'est pas la première fois que d'intenses manifestations antigouvernementales éclatent sous le règne d'Erdoğan. En 2013, une vague de manifestations avait été déclenchée par des projets d'aménagement du parc Taksim Gezi d'Istanbul, connus sous le nom de "protestations de Gezi".
Cependant, Demir Murat Seyrek, de l'école de gouvernance de Bruxelles, a déclaré à Euronews que ces protestations arrivaient à un moment sensible pour l'AKP d'Erdoğan.
"Cette fois-ci, les manifestations sont purement politiques, elles concernent l'avenir de la démocratie en Turquie ", a-t-il expliqué. "L'AKP n'est pas aussi fort qu'à l'époque (lors des manifestations de Gezi). Cela se produit parce qu'ils voient vraiment qu'ils peuvent perdre (aux prochaines élections)".
La désinformation circule-t-elle ?
Les manifestations ont également déclenché une vague de désinformation sur les plateformes en ligne.
Une vidéo montrant une procession nocturne a été largement partagée sur les réseaus sociaux, prétendant montrer les manifestations actuelles en soutien à İmamoğlu.
Une recherche d'images inversées montre que la vidéo en question montre en fait des personnes se rassemblant pour voir le Pape lors de sa visite au Timor oriental en septembre dernier.
Une autre vidéo, détectée pour la première fois par l'organisation turque de vérification des faits Teyit, prétend montrer le président du parti CHP d'İmamoğlu, Özgür Özel, ralliant une foule de manifestants et les encourageant à s'opposer violemment à la police.
Euronews a vérifié le discours d'Özel et a constaté qu'il avait été coupé de manière trompeuse dans la vidéo afin de sortir ses paroles de leur contexte. En réalité, il a exhorté la foule à faire preuve de "bon sens" et à utiliser des méthodes "justes" pour réclamer justice.
Lundi, la plateforme X, propriété d'Elon Musk, a publié un communiqué affirmant qu'elle "s'opposait" aux "multiples ordonnances judiciaires" de l'autorité nationale turque des télécommunications visant à bloquer les comptes X de plus de 700 médias d'information, journalistes, personnalités politiques, étudiants et autres en Turquie.
Cette déclaration fait suite à des informations selon lesquelles plusieurs personnalités de l'opposition organisant les manifestations ont vu leurs comptes X suspendus.