Dans une exclusivité Euronews, le Secrétaire général du Conseil de l'Europe et ancien président suisse Alain Berset plaide en faveur d'un nouveau pacte démocratique avant que l'Europe n'atteigne un point de basculement.
La Roumanie a un nouveau président. L’Europe, elle, a retenu son souffle.
Il en allait de l’aide militaire à l’Ukraine, de l’intégrité territoriale de pays voisins et d’un basculement stratégique et idéologique potentiel vers Washington en matière de sécurité et de défense.
Mais si ce résultat offre un répit, il ne dissipe ni les fractures, ni les forces à l’œuvre sur notre continent.
Vendredi encore, j’étais à Tirana, entouré de plus de 40 chefs d’État et de gouvernement européens, au Sommet de la Communauté politique européenne. Il y était question de sécurité, de stabilité et de résilience démocratique.
C’est l’architecture de sécurité européenne qui est mise à nu.
L’Europe des valeurs
Le Conseil de l’Europe, qui réunit 46 états, a été créé pour défendre une sécurité européenne fondée sur la démocratie, les droits humains et l’État de droit. Aujourd’hui, cela passe par l’engagement sur des enjeux tels que le terrorisme, la migration ou la cybercriminalité.
Il n’y a plus de sécurité « dure » ou « douce ». Il est temps pour l’Europe d’élaborer une véritable stratégie de sécurité démocratique. Car c’est l’Europe des valeurs qui est attaquée, celle sur laquelle se sont construites quatre-vingts années de paix.
L’Union européenne mobilise 800 milliards d’euros pour sa défense militaire. Elle a raison. Mais la sécurité démocratique exige la même lucidité, la même urgence et la même détermination à l’échelle du continent.
Toutes les menaces ne viennent pas de l’extérieur. L’une des plus pernicieuses concerne l’atomisation du paysage politique.
Les partis traditionnels se fragmentent. Les repères politiques se brouillent, souvent au profit de positions extrêmes. Des forces centrifuges et déstructurantes s’y engouffrent.
Aujourd’hui, on est avant tout « anti ». Anti-européen. Anti-immigration. Anti-élite. Anti-woke. Anti-système.
Le débat démocratique est étouffé par des guerres dites « culturelles ».
Les coupables sont vite désignés. Kemi Badenoch, cheffe du Parti conservateur au Royaume-Uni, pointe du doigt l’instrumentalisation de la Convention européenne des droits de l’homme, accusée d’affaiblir l’identité nationale et la sécurité des frontières.
Le vice-président américain J. D. Vance, dans la lignée de ses propos à Munich, surenchérit en dénonçant les limites à la liberté d’expression comme une menace directe pour notre civilisation.
Le risque, c’est d’instrumentaliser les mécanismes de la démocratie, c’est-à-dire ses lois, ses institutions et ses libertés, pour restreindre les droits, réduire la contestation et donner l’illusion que la sécurité passe avant tout.
Basculement vers une démocratie sécuritaire
Partout en Europe, des lois contre les ingérences étrangères voient le jour. Leur intention peut être légitime. Mais, comme j’ai eu l’occasion de le rappeler, il faut veiller à ce qu’elles ne restreignent ni la critique, ni la liberté d’association.
Il faut que ces lois soient examinées sans « double standard », notamment sur le plan judiciaire. Ce qui vaut pour la Géorgie ou la Hongrie doit aussi valoir pour l’Allemagne ou la Roumanie. Car le double standard, réel ou perçu, mine la confiance dans nos institutions et décrédibilise l’Europe aux yeux du reste du monde, y compris du Sud Global.
Cet exemple n’a rien d’isolé. En Bosnie-Herzégovine, une crise de l'État de droit déstabilise les Balkans occidentaux. En Allemagne une candidate de l’AfD a affirmé qu'Adolf Hitler était communiste, un rappel brutal que le mensonge est un poison pour la démocratie.
C’est là que réside le vrai danger : basculer de la sécurité démocratique à la démocratie sécuritaire, sans même s’en rendre compte. Et se retrouver dans un système où l’on restreint les libertés au nom de leur protection, où l’on affaiblit les institutions par calcul ou par cynisme, et où l’on tord les règles sous couvert de souveraineté ou d’urgence.
Un Nouveau Pacte Démocratique pour l’Europe
La fenêtre d’action se referme. C’est pourquoi nous avons besoin d’un Nouveau Pacte Démocratique pour l’Europe, porté par 46 pays et fondé sur trois priorités : éduquer, protéger, innover.
Éduquer, c’est apprendre à distinguer le vrai du faux.
76 % des jeunes Européens disent avoir été exposés à la désinformation au cours des sept derniers jours. Et 42 % s’informent d’abord via les réseaux sociaux.
L’Europe ne peut pas abandonner l’espace public aux algorithmes. Il est temps d’ouvrir la voie à une Convention du Conseil de l’Europe sur la désinformation et l’influence étrangère, pour tracer clairement les frontières entre liberté d’expression et exigence de vérité, entre critique légitime et déstabilisation.
Protéger, c’est renforcer la démocratie quand elle recule.
Menaces sur les journalistes, élections fragilisées, justice instrumentalisée : les signaux sont là.
Un Fonds pour la résilience démocratique permettrait d’agir vite, là où la démocratie vacille, et de prévenir plutôt que de réparer.
Innover, c’est adapter nos institutions à des menaces hybrides, transfrontalières, rapides.
Aucune organisation ne peut y faire face seule. Le Conseil de l’Europe et la Communauté politique européenne partagent le même espace géographique et ont la même ambition.
L’un porte les normes, l’expérience institutionnelle et l’expertise technique. L’autre l’impulsion politique. Ensemble, ils peuvent faire de la sécurité démocratique une priorité européenne.
Construire la sécurité démocratique de l’Europe ne sera pas facile. Mais ce ne serait pas la première fois que l’Europe transforme l’adversité en ambition collective.
En avril 1945, des rescapés du camp de concentration de Buchenwald ont inscrit à la hâte sur des panneaux de fortune : « Plus jamais ça ». Ces mots sont devenus le cri de ralliement d’après-guerre de tout un continent. De ce pacte moral est née une nouvelle Europe, et avec elle le Conseil de l’Europe.
Quatre-vingts ans plus tard, si elle ne veut pas revivre « Plus jamais ça », l’Europe doit se bâtir sur un nouveau pacte. Elle doit faire de la sécurité démocratique sa première ligne de défense.
Alain Berset est Secrétaire général du Conseil de l'Europe et ancien président suisse.