Beauvau de la sécurité : le spectre des violences policières en France

Les premières consultations du "Beauvau de la sécurité", qui débutent ce lundi, ont pour vocation d'ouvrir la voie à une double opération de déminage, qui ne devrait pas manquer de ressembler à un exercice de funambule pour l'exécutif français. Cette grande concertation, lancée à un an de la présidentielle, vise à améliorer la confiance entre les forces de l'ordre et la population, mais aussi à désamorcer les tensions entre le corps policier et le chef de l'Etat.
Dans son interview à Brut, en décembre dernier, Emmanuel Macron n'avait pas hésité à reconnaître l'existence de "contrôles au faciès" et avait indiqué la mise en place d'une plateforme pour effectuer des signalements. De quoi susciter la "colère" des syndicats policiers, comme l'avaient écrit les représentants d'Unité-SGP-FO au chef de l'Etat, qui s'est engagé à débloquer des moyens pour "améliorer les conditions d'exercice" de la profession.
Si le dossier des violences policières est devenu incontournable au sommet de l'Etat, c'est que la question a particulièrement agité la sphère publique ces derniers mois.
A commencer par l'affaire Michel Zecler, dans laquelle quatre policiers ont été mis en examen, et qui avait suscité l'indignation jusqu'à l'Elysée. Deux d'entre eux avaient été écroués, avant d'être libérés sous contrôle judiciaire fin décembre. Ils sont soupçonnés de « violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique (PDAP) », avec plusieurs circonstances aggravantes dont celle de racisme, et de « faux en écriture publique ».
Le passage à tabac de ce producteur de musique, fin novembre à Paris, avait été révélé par des images de vidéosurveillance, et celles d'un témoin de la scène, montrant un déchaînement de violences pendant de longues minutes. En garde à vue face à l'IGPN, la police des polices, les trois principaux mis en cause avaient fini "par admettre que les coups portés n'étaient pas justifiés et qu'ils avaient agi principalement sous l'effet de la peur".
L'agression violente de Michel Zecler a connu, grâce à la diffusion d'images, un écho retentissant, tout comme la mort d'Adama Traoré, décédé en 2016 à la suite de son interpellation par des gendarmes.
Mais qu'en est-il au quotidien ? Peut-on aujourd'hui connaître la fréquence et l'étendue des violences policières en France dans le cadre des opérations de routine ? Difficile d'évaluer avec précision le phénomène, faute d'indicateurs suffisamment fiables, comme l'explique Jacques de Maillard, professeur d'université en science politique au sein de l'université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.
"Est-ce qu'on est capables en France de mesurer la satisfaction ?", interroge Jacques de Maillard. "Est-ce que l'institution "police" prend au sérieux la mesure de la confiance? Est-elle capable de mesurer les contrôles opérés et le recours à la violence par les policiers? On se rend compte que de ce point de vue-là, il y a un déficit des indicateurs".
La mort de Cédric Chouviat, à la suite d'un contrôle routier qui a dégénéré le 3 janvier 2020, a lui aussi marqué les esprits. L'homme, livreur à scooter, est décédé des suites d'une asphyxie "avec fracture du larynx", après avoir subi un plaquage ventral lors de son interpellation. Les quatre policiers, qui ont eu recours à la "clé d'étranglement", en dehors d'un rassemblement, avaient été placés en garde à vue. L'ancien ministre de l'intérieur Christophe Castaner avait, en juin suivant, annoncé la fin de cette technique contestée, lors d'une conférence de presse destinée à répondre aux manifestations contre le racisme et les violences policières, et qui faisaient écho à la mort de George Floyd aux Etats-Unis, un homme afro-américain mort par étouffement lors d'une violente interpellation, et dont le décès avait embrasé les agglomérations de son pays, avant de connaître un écho planétaire. Mais une poignée de jours plus tard seulement, l'ex-locataire de la place Beauvau avait dû faire machine arrière, cédant à l'exaspération des policiers et aux demandes formulées au sommet de l'Etat.
Le démantèlement de camps de migrants, place de la République, à Saint-Denis Paris, les 17 et 23 novembre derniers, ont aussi donné à voir des expulsions sans ménagement, pour lesquelles deux enquêtes ont été ouvertes.
Mais c'est sans doute la crise des gilets jaunes qui a le plus souvent mis en évidence des agissements violents de la part des forces de l'ordre, au cours des deux dernières années.
"Dans la stratégie qui a été employée dans la gestion du maintien de l'ordre pour les gilets jaunes, deux choix faits à un niveau organisationnel, à un niveau politique, ont eu des conséquences en termes de violences", note Jacques de Maillard. "Le premier a été le recours à des forces non préparées au maintien de l'ordre de façon massive, comme les brigades anti-criminalité, parmi d'autres, qui ont été celles qui ont eu l'usage le plus large des LBD (lanceurs de balles de défense), et là, on a sans doute eu un problème de contrôle en interne".
Le réalisateur David Dufresne a effectué pendant deux ans, depuis le début du mouvement des gilets jaunes, un travail de recensement des violences illégitimes commises dans le cadre des manifestations.
Il souhaite désormais passer le relais, après avoir lancé la plateforme "Allô, place Beauvau", qui servait de décompte et de vérification des actes de violences policières dans ce cadre-là. 993 actes avaient ainsi été enregistrés.
Un tel recours à la force serait-il alors devenu une spécificité française ? Il n'en va manifestement pas de même, chez l'ensemble de nos voisins européens, indique Jacques Maillard.
"La question de l'utilisation légitime de la violence, de la force, elle se pose dans tous les pays occidentaux [...]", poursuit l'universitaire." En revanche, du point de vue de la gestion de la police des foules, ce qu'on appelle en France le maintien de l'ordre, on peut dire que l'usage massif du LBD, lors des mobilisations des gilets jaunes, [...] et l'absence de réflexion sur la désescalade [...], cela a été une spécificité française, quand on compare à l'Allemagne ou à l'Angleterre".
En 2019, les données recensées par l'IGPN (Inspection générale de la police nationale) ont traduit une augmentation des violences policières : la police des police s'est vu confier 1 460 enquêtes, dont 868 pour violences volontaires. Ce chiffre, qui a bondi de 41 % par rapport à l'année précédente, est étroitement lié au mouvement des gilets jaunes, qui représente la majorité des dossiers.
Un an après les premières manifestations lancées par le mouvement, déjà, le parquet de Paris communiquait sur les suites données aux agissements contestés lors des manifestations : celui-ci a conclu 146 des 212 enquêtes ouvertes pour des soupçons de violences policières en lien avec cette vague de protestation.
Le Beauvau de la sécurité a ainsi vocation à tenter de remédier aux "7 péchés capitaux" de la police, dressés par le ministre de l'intérieur Gérald Darmanin. L'une des principales pistes à explorer sera celle de la formation, mais aussi de l'équipement. Or, les réformes de moyens ne constituent qu'une partie de la solution, qui doit s'entendre de manière bien plus vaste - et dans le temps- selon Jacques de Maillard, professeur de science politique à l'université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.
"Ce sont des méthodes qui touchent au mode de recrutement', note l'enseignant, "au mode de formation, aux modes de pilotage et de suivi de la police, et cela demande de transformer les façons de faire". "[...] Il y a des enjeux managériaux, de recrutement et de suivi des services qui sont absolument essentiels".
Le calendrier du Beauvau de la sécurité, prévu pour durer quatre mois, ne devrait cependant pas manquer de se télescoper avec la poursuite de l'examen d'une des propositions de loi qui compte parmi les plus contestées de ces derniers mois : la loi sécurité globale a donné lieu à de vastes manifestations, depuis le mois de novembre, pour dénoncer les éléments de ce texte, qui prévoit notamment en son article 24 la pénalisation d'images de forces de l'ordre qui porteraient «atteinte à [l']intégrité physique ou psychique» du fonctionnaire de police. Une disposition qui présente un danger pour la liberté d'informer, selon les organisateurs de cette mobilisation qui a gagné de nombreuses villes de l'hexagone, et qui doit se poursuivre dans les semaines à venir.
La proposition de loi, déjà votée en première lecture à l'Assemblée nationale, doit être examinée en mars au Sénat. Mais la réécriture de l'article 24, à laquelle la majorité s'est engagée le 30 novembre dernier, n'est toujours pas sur la table.
"Le risque de ce Beauvau de la sécurité, c'est que ce soit uniquement un dialogue entre les syndicats et l'administration", prévient Jacques de Maillard. "Il faut absolument que ce soit un dialogue plus large [...]. Le tiers absent qu'est la société civile doit être un acteur absolument central, et les questions qui ont été à l'origine du Beauvau [...] doivent être absolument prises en compte. [...] Quant la loi sécurité globale, on voit bien qu'un ministre qui écoute trop certains syndicats, et donc prônant une position déséquilibrée dans l'écriture de cet article 24, prend un risque".