Les sanctions de l’UE contre la Russie face au dilemme de l'extraterritorialité

Plusieurs entreprises chinoises sont soupçonnées d'avoir vendu à la Russie des produits concernés par les sanctions
Plusieurs entreprises chinoises sont soupçonnées d'avoir vendu à la Russie des produits concernés par les sanctions Tous droits réservés Mark Schiefelbein/Copyright 2018 The AP. All rights reserved.
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Par Jorge Liboreiro
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L'Union européenne envisage de sanctionner les entreprises soupçonnées d'aider la Russie à se soustraire aux sanctions internationales.

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L'Union européenne veut renforcer les sanctions, mais jusqu'où ira-t-elle ?

Dans le cadre de son onzième train de mesures, la Commission européenne avance des propositions pour "réprimer" le contournement des sanctions, comme l'a déclaré Ursula von der Leyen lors d'une visite mardi à Kyiv.

La plupart des échanges commerciaux entre l'UE et la Russie sont fortement limités, voire interdits. La Commission pointe désormais du doigt les personnes, les entreprises et même des Etats soupçonnés d'aider Moscou à échapper aux sanctions en servant de pays de transit pour des produits fabriqués dans l'UE qui font l'objet de sanctions.

"Nous avons récemment constaté une augmentation des flux commerciaux très inhabituels entre l'Union européenne et certains pays tiers, ces marchandises aboutissent ensuite en Russie", a précisé la présidente de la Commission.

Le contenu de la proposition n’est pas encore public. Toutefois, cette chasse aux complices de la Russie fait resurgir le spectre un principe qui hante l'Union depuis des années : l'extraterritorialité.

Les limites de la compétence

En tant qu'outil de politique étrangère, les sanctions sont appliquées à la discrétion des pays souverains pour punir ce qu'ils considèrent comme un comportement illégal, ou du moins répréhensible, de la part d'une autre personne, d'une entité ou d'un État. Si le comportement incriminé se poursuit malgré les représailles, comme dans le cas de la Russie, les mesures répressives peuvent servir d'autres objectifs tels que la pression économique, la dissuasion et l'isolement.

Le gel des avoirs, l'interdiction de voyager et les restrictions commerciales figurent parmi les mesures restrictives les plus courantes. Mais un dénominateur commun demeure : les sanctions sont introduites dans la juridiction du pays qui les impose.

L'Union enjoint donc aux États membres et à leurs entreprises d’agir en conséquence avec la Russie. Par exemple, il est interdit aux groupes européens d'importer du charbon russe.

Cette méthode de travail offre aux pays une marge de manœuvre assez large, allant de restrictions ciblées sur certains produits clés à de vastes interdictions englobant des secteurs entiers.

Christophe Licoppe/ EC - Audiovisual Service
La présidente de la Commission européenne veut lutter contre le contournement des sanctionsChristophe Licoppe/ EC - Audiovisual Service

Toutefois ces dernières années, une nouvelle stratégie a vu le jour pour imposer un respect maximal des sanctions. Les États-Unis ont notamment encouragé l'utilisation de l'extraterritorialité, connue aussi sous le nom de sanctions secondaires, à l'encontre d'entités qui ne relèvent pas de leur juridiction.

L'ancien président américain, Donald Trump, s'est ainsi retiré de l'accord sur le nucléaire iranien. Washington a réintroduit des sanctions et a menacé de punir les entreprises qui font encore des affaires avec Téhéran, indépendamment de leur situation géographique ou de leur propriété.

L’UE s’était alors indignée : pourquoi les entreprises européennes se plieraient-elles à la loi américaine ? Pourquoi les investisseurs européens paieraient-ils le prix d'une décision prise unilatéralement à Washington ?

Mais la simple idée de perdre l'accès au dollar a fait peur aux Européens. Ils devaient alors choisir entre le puissant marché financier américain et l'économie en difficulté de l'Iran.

"Nous parlons de l'extension de la portée du droit national à l'étranger. Il s'agit de sanctions extraterritoriales qui découragent principalement les entreprises et les individus de tierces parties de faire des affaires avec les pays ciblés", explique Viktor Szép, professeur adjoint de droit à l'université de Groningue.

"Les États-Unis étendent fondamentalement leur juridiction à des personnes non-américaines à une échelle assez large. Et comme de nombreuses grandes entreprises ont des liens avec les États-Unis, les lois américaines ont une portée considérable, en particulier dans le domaine de la finance internationale".

L'UE s'est traditionnellement opposée à toute forme de sanctions extraterritoriales. Elle estime qu'elles portent atteinte à sa souveraineté et à son indépendance. Cette résistance farouche s'est traduite par une loi de 1996 connue sous le nom de "Blocking Statute", une réponse directe aux sanctions américaines contre l'Iran, Cuba et la Libye.

Cette loi interdit aux opérateurs de l'UE de se conformer à des sanctions extraterritoriales, annule les décisions rendues par des tribunaux étrangers et permet de demander une indemnisation pour les dommages subis. Elle a ensuite été mise à jour pour dénoncer les représailles américaines contre Téhéran.

"L'Union européenne a toujours considéré que les sanctions extraterritoriales allaient à l'encontre du droit international", analyse Viktor Szép. "Les sanctions de l'UE n'ont jamais été extraterritoriales, ce qui signifie qu'elles ne s'appliquent pas aux entreprises ou aux personnes qui ne font pas partie de l'UE et qui exercent leurs activités en dehors de l'Union".

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Cette opposition de longue date a été poussée à son paroxysme l'année dernière, lorsque le G7 a plafonné les prix du pétrole brut russe. Sur le papier, ce plafond constituait une sanction primaire. Mais dans la pratique, il a eu des répercussions dans le monde entier, car de nombreux autres pays ont été contraints de respecter le plafond afin de s'approvisionner en pétrole russe bon marché, dont le commerce dépend des compagnies d'assurance et des entreprises de transport maritime occidentales.

Repousser les limites

Plonger de plein fouet dans l'extraterritorialité représenterait un saut majeur pour la politique étrangère de l'UE et s'ajouterait à une série de tabous brisés par les 27 depuis le lancement de l'invasion de l’Ukraine par le Kremlin.

Dans le huitième train de sanctions, l'Union européenne a adopté une disposition prévoyant l'inscription sur une liste noire de personnes de toute nationalité qui facilitent l'évasion des sanctions. Le 11e paquet de mesures irait beaucoup plus loin, en ciblant des entreprises, voire des Etats, accusés de vendre à la Russie des produits concernés par les sanctions.

Mais pour obliger les entités non-européennes à respecter la législation de l'UE, l'Union aura besoin d'un levier suffisamment puissant pour inciter ses partenaires à réfléchir à deux fois.

Les États-Unis appliquent leurs sanctions à l'échelle mondiale en utilisant le dollar comme arme de persuasion. Il est peu probable que l'euro puisse à lui seul reproduire l'effet de la monnaie américaine. Autrement dit, l'UE devra trouver d'autres éléments économiques pour dissuader les gouvernements et les entreprises.

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"L'Union européenne est, dans une certaine mesure, un nouveau venu dans l'arène des sanctions secondaires", explique Tom Ruys, professeur de droit international à l'université de Gand.

"L'Europe n'a pas le même poids que les États-Unis, avec son accès au système financier américain, avec la militarisation du dollar, qui reste vital pour un grand nombre d'institutions financières dans le monde. Je dirais que c'est quelque chose d'unique aux Etats-Unis".

Selon Tom Ruys, l'Union européenne dispose de trois moyens pour lutter contre le contournement des sanctions :

  • restreindre l'accès à son riche marché intérieur

  • engager des poursuites pénales devant les tribunaux nationaux à l'encontre des personnes soupçonnées d'échapper aux sanctions

  • ajouter de nouvelles entreprises à la liste noire de l'UE.

La liste noire est considérée comme l'option la plus sûre en raison de ses résultats et de sa portée quelque peu limitée. Dans la pratique, elle se traduit par un gel des avoirs et des interdictions de voyager. Selon les experts, se contenter de dresser la liste des entreprises non-russes permettrait à l'UE d’éviter de justesse le recours à des mesures extraterritoriales et les véritables représailles qui en découlent.

Mais d'autres pourraient voir les choses différemment. La Chine, qui fait l'objet d'un examen minutieux en raison de ses liens militaires et économiques étroits avec la Russie, a adressé un avertissement sans équivoque à l’Union.

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"Nous sommes opposés à ce que des États introduisent des sanctions extraterritoriales ou unilatérales à l'encontre de la Chine ou de tout autre pays en vertu de leurs propres lois nationales. Si cela devait se produire, nous réagirions de manière stricte et ferme", a déclaré Qin Gang, ministre chinois des Affaires étrangères, lors d'une visite à Berlin.

Michael Kappeler/AP
Le ministre chinois des Affaires étrangères, Qin Gang, prévient que Pékin réagirait "strictement et fermement" aux sanctions extraterritorialesMichael Kappeler/AP

La possibilité de contre-sanctions chinoises, dont l'UE a souffert par le passé, pourrait amener les Etats membres à adopter une approche beaucoup plus ciblée, éventuellement axée sur la réduction d'exportations spécifiques plutôt que sur la punition d'entreprises ou de pays, estime Maria Shagina, chercheuse principale à l'Institut international d'études stratégiques (International Institute for Strategic Studies - IISS).

"Berlin et Paris sont allergiques à toute utilisation de sanctions extraterritoriales, de sorte que les nouvelles désignations devront avoir un lien avec l'UE, ce qui signifie qu'un pays tiers peut être ajouté à la liste des sanctions de l'UE si les sanctions de l'UE sont violées. Néanmoins, c'est la preuve d'une UE plus affirmée et géopolitique, prête à repousser les limites", explique-t-elle.

"La grande question est de savoir quels pays finiront par figurer sur la liste. Le Kazakhstan et l'Arménie sont plus probables que la Chine ou la Turquie".

Ursula von der Leyen cherche à calmer les esprits. Elle précise que le mécanisme à venir serait utilisé "avec prudence", en "dernier recours" après une "analyse de risque très diligente". Ces propos reflètent la position délicate dans laquelle se trouve l'UE aujourd'hui, coincée entre son aversion pour l'extraterritorialité et son désir de faire fonctionner les sanctions.

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Quel que soit le résultat final des négociations, le prochain cycle de sanctions devra faire face à la même difficulté inhérente à l’Union. Les sanctions de l'UE sont conçues et convenues collectivement, leur mise en œuvre s'effectue sur une base nationale, ce qui les rend sujettes à des résultats asymétriques.

En revanche, les États-Unis appliquent leurs sanctions avec toute la puissance de leur gouvernement fédéral.

"Chaque fois que de nouvelles sanctions sont inventées, les cibles s'adaptent, en cherchant de manière créative des moyens de contourner ces mesures, surtout aujourd'hui où les enjeux sont si élevés parce que la cible est l'une des principales économies du monde. L'incitation à exploiter les failles de la toile est également beaucoup plus répandue", précise Tom Ruys.

"C'est un jeu du chat et de la souris permanent. Et nous n'en avons pas vu la fin".

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