Un médecin syrien : "On tue Alep qui a 10 000 ans d'histoire"

Un médecin syrien : "On tue Alep qui a 10 000 ans d'histoire"
Par Mária Illés
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Les habitants d’Alep partent de chez eux le matin sans savoir s’ils vont rentrer le soir, que ce soit dans la partie Est de la ville, encore tenue par les rebelles mais dévastée par les bombardements, ou dans la partie Ouest où fonctionnent encore des hôpitaux. Un médecin syrien, qui travaille dans l’un de ces établissements hospitaliers après avoir fait ses études en France, a accepté de raconter son quotidien à Mária-Dominique Illés, journaliste du service hongrois d’Euronews, mais à condition de rester dans l’anonymat.

Ce médecin, comme ses confrères, fait le maximum pour soigner les blessés de guerre. Selon lui, il est faux de dire que ce sont uniquement les habitants d’Alep-Est qui sont en danger. La partie Ouest est épargnée par les tirs des forces gouvernementales syriennes et les bombardements des avions russes, mais la mort rôde aussi autour des gens qui y vivent. Ils sont menacés quotidiennement par l’artillerie et les missiles utilisés par le groupe islamiste al-Nosra, positionné dans les quartiers Est.

Dans quelles conditions travaillez-vous dans la partie occidentale de la ville ?

Alep a été divisée en deux par la guerre en 2011. Nous soignons les blessures de guerre mais aussi les pathologies courantes. Les victimes de guerre sont prises en charge gratuitement, même dans les hôpitaux privés. Tous les établissements les accueillent puisqu’elles sont emmenées dans l’hôpital le plus proche. Nous travaillons beaucoup sur des blessures causées par des bombes, des tirs et des missiles, mais également sur des maladies courantes : une bronchite, un infarctus, une diarrhée…

Pour le moment, nous n’avons pas eu de problème de ravitaillement en médicaments d’usage courant, mais nous avons des problèmes d’électricité. Cela fait environ deux ans que les rebelles ont coupé l’alimentation en électricité pour la population d’Alep, nous travaillons donc avec des générateurs. Parfois, quand ils décident de couper l’alimentation en eau, nous n’en avons pas pendant des mois. Mais l’eau, c’est la vie et jusqu‘à présent, l’armée a toujours réussi à rétablir le réseau.

Alep-Ouest :

  • 2 millions d’habitants
  • 5 grands hôpitaux publics : deux gérés par le ministère des Universités et de l’Enseignement supérieur (CHU) et trois administrés par le ministère de la Santé; ces hôpitaux soignent les patients gratuitement
  • 45 cliniques ou hôpitaux privés de différentes tailles, dont 7-8 plus grands (50-80 lits)

Alep-Est :

  • Autour de 200 000 habitants
  • Les deux principaux hôpitaux ont été détruits en partie

Est-ce que vous vous sentez en danger ?

Quand Daech envoie des combattants qui commencent à lancer des bombes et crient qu’ils vont éliminer tous ceux qui ne pensent pas comme eux, oui, j’ai peur. L’armée a réussi à défendre Alep avec beaucoup de courage, mais quand on voit arriver ces fanatiques qui viennent pour mourir, on en a peur parce qu’eux, ils n’ont peur de rien.

Chaque jour quand je sors de chez moi, je me demande si je vais rentrer vivant le soir. Nous venons par exemple de recevoir des blessés civils atteints par des tirs de mortier. L’un d’eux a été immédiatement opéré. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de victimes civiles à l’Est, mais il y en a autant, tous les jours, dans nos quartiers à l’Ouest, des adultes, des enfants, des bébés… Nous sommes épuisés. Plusieurs églises, des écoles ont été bombardées. Quelqu’un qui est à l’école, sur un marché, dans la rue, à son travail dans son magasin, peut recevoir une bombe qui vient de l’autre côté d’Alep. Nous avons perdu des parents, des amis.

Pourtant, ici, nous sommes pour la culture de la vie, et nous sommes épuisés d’être depuis plusieurs années en guerre. C’est l’enfer à Alep-Est mais chez nous, c’est l’enfer aussi. Quand on tue une personne là-bas, on tue une personne ici.

Les corridors humanitaires dont on parle, qui visent à acheminer des vivres et des médicaments, servent-ils vraiment ?

Non ! Récemment, l’oncle désespéré d’une infirmière qui travaille avec moi à l’hôpital a essayé de rejoindre un corridor humanitaire avec sa femme et ses deux enfants, ils ont été mitraillés aussitôt. Les civils sont utilisés comme des boucliers humains. Dès que quelqu’un tente de s’approcher de ces corridors, il est tué. On attendait depuis des jours que l’armée ouvre deux corridors humanitaires avec les Russes, mais, je le répète, dès qu’un civil s’approche, le groupe al-Nosra l’exécute.

Pourquoi restez-vous ?

Mes amis aussi me demandent pourquoi j’expose ma vie tous les jours, mais je suis médecin. Dans ce métier, on a des relations humaines très profondes. Aider, c’est une mission. J’ai un projet ici, j’ai des patients ici, je me suis attaché à mes malades. Après tant d’années, ce n’est pas facile de changer et ici, on a besoin de moi. Dans la vie, il n’y a pas que l’argent, il y a aussi la générosité humaine et l’exigence de rendre service à la population.

Et vos patients, comment réagissent-ils psychologiquement ?

Malheureusement aujourd’hui, on voit apparaître des traumatismes post-guerre. Les enfants, les adultes souffrent psychologiquement, ils sont terrorisés. Avec quelques amis et confrères, nous réfléchissons afin de prendre en charge les civils qui souffrent de ces traumatismes. La fracture du corps se voit mais la fracture de l’âme ne se voit pas, elle. Même si elle passe inaperçue, il faut s’en occuper. Il faut rendre la paix à ce pays.

La guerre dure depuis cinq ans, mais vous êtes arrivé bien avant cela, n’est-ce pas ?

Oui, je voulais construire un hôpital. J’ai réussi. Je travaille avec 60-70 médecins et chirurgiens dans une ambiance d’amitié. Dans l‘équipe, il y a des kurdes, des musulmans, des chrétiens, des athées… Avant la guerre, Alep comptait des millions d’habitants. Nombre d’entre eux sont partis, même s’ils ne le voulaient pas vraiment. On était heureux ici, on vivait bien, c’est un beau pays avec un bon climat. La population est aimable, accueillante, nous vivions ensemble dans un respect réciproque. On ne se posait pas la question de savoir si une personne est musulmane ou chrétienne.

Selon vous, y aurait-il une solution ?

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Il faut aller aux sources des attaques, chercher ceux qui sont venus d’Afghanistan, de Tchétchénie ou d’Arabie saoudite, qui ont subi un lavage de cerveau et qui ont cette attitude de mort. Il faut nous débarrasser de ces gens-là et travailler avec ceux qui sont modérés pour trouver une solution.

Malheureusement, quand des fanatiques veulent imposer leur culture, cette culture d’intolérance aboutit à la guerre et cette guerre aboutit à la culture de mort. Ils imposent une loi, ils interdisent aux femmes de sortir de leur maison, les obligent à porter le voile, les traitent en esclaves. Des gens comme ceux qui se sont fait exploser au Bataclan dans la capitale française, ici il y en a cent-mille. Pourquoi en Europe, ces gens sont-ils des criminels et pourquoi chez nous ne le sont-ils pas ? Nous ne pouvons pas cohabiter, coexister avec ces personnes !

Est-ce que vous avez de l’espoir ?

Ce fanatisme se transporte en Europe. Je ne pense pas que vous seriez contents si cette situation s‘étendait chez vous. J’ai de l’espoir car par exemple, en France ou en Belgique, on peut ne pas être d’accord entre la gauche et la droite ou entre flamands et wallons, mais ce n’est pas pour autant qu’on va s’entretuer. La culture de la démocratie est vivante en Europe.

Selon le terrorisme fanatique, toute forme de démocratie est à éliminer. Je pense qu’il faut mettre en évidence que cette culture très dangereuse est en train de se répandre dans le monde entier. Il faut démasquer l’hypocrisie.
Ici, que ce soit à Alep-Est ou à Alep-Ouest, les gens ont droit à la vie, mais pour des intérêts géopolitiques, on tue un peuple, on tue un pays, on tue la ville d’Alep qui a dix-mille ans d’histoire.

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