Pourquoi les armées européennes peinent-elles à étoffer leurs troupes ?

Des soldats de la Bundeswehr participent à une cérémonie de prestation de serment à Munich, en Allemagne, le jeudi 14 septembre 2023.
Des soldats de la Bundeswehr participent à une cérémonie de prestation de serment à Munich, en Allemagne, le jeudi 14 septembre 2023. Tous droits réservés AP Photo/Matthias Schrader
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Par Giulia Carbonaro
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Cet article a été initialement publié en anglais

Les efforts des pays européens pour renforcer leurs armées, face à la menace russe qui se précise, se heurtent à la réticence des jeunes Européens à s'engager dans les forces armées.

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L'invasion de l'Ukraine par les forces russes a poussé les pays européens à accroître leurs dépenses militaires et à renforcer leur défense. Un sursaut qui vient contrecarrer la tendance observée au cours de cette dernière décennie, à savoir une réduction des troupes et du poste budgétaire dévolu à cette question.

Ce volontarisme des Etats se heurte cependant à un problème majeur : le manque de candidats prêts à rejoindre les forces armées.

En dépit d'investissements supplémentaires et de la réalisation de campagnes de recrutement, l'Allemagne a annoncé récemment que le nombre de ses soldats était en légère baisse par rapport à l'an dernier. Début février, ministère allemand de la défense a indiqué que la Bundeswehr avait vu ses effectifs s'alléger de près de 1 500 soldats en 2023, portant le total des troupes à 181 500 hommes et femmes au service du pays. 

Un chiffre que la Bundeswehr prévoit d'augmenter, pour atteindre idéalement 203 000 soldats d'ici 2031.

Le Royaume-Uni a également admis qu'il peinait à trouver de nouvelles recrues ces derniers temps. L'an dernier, le ministère britannique de la défense a enregistré 5 800 départs de plus que d'arrivées au sein des forces armées , et ne se serait pas parvenu à remplir ses objectifs annuels de recrutement depuis 2010, selon le UK Defence Journal.

"Le problème est commun à tous les pays d'Europe, y compris la France, l'Italie et l'Espagne ", explique Vincenzo Bove, professeur de sciences politiques à l'université de Warwick, au Royaume-Uni. "Je ne pense pas qu'il y ait un seul pays qui soit épargné par ce problème".

Selon ce chercheur, il  est difficile de déterminer à quel moment précis le déficit d'attractivité de l'armée a commencé à constituer un réel problème . "D'après ce que j'ai observé, cela a début il y a au moins 10 ans dans des pays comme le Royaume-Uni", poursuit Vincenzo Bove. "Aux États-Unis, cela a commencé il y a au moins 20 ans".

Une chose est sûre, l'invasion de l'Ukraine par les forces russes a accru la pression sur les Etats européens afin de trouver des solutions. Mais quelle est l'origine de telles difficultés de recrutement ?

Les valeurs de la jeunesse ont évolué

Selon Vincenzo Bove, le fossé idéologique entre l'ensemble de la société et les forces armées se serait creusé au cours ces dernières années.

"Si vous prenez au hasard un échantillon de jeunes Européens, ils sont idéologiquement très éloignés de celui constitué par des soldats vivant aussi dans leur pays, quand on évoque leur vision de la société, leurs aspirations, leurs objectifs", indique l'enseignant. "Et cette distance s'accroît au fil du temps".

D'après Vincenzo Bove, une majorité de civils, dans la tranche d'âge représentant les jeunes, se dit opposée aux guerres, à l'augmentation des dépenses militaires et aux opérations extérieures, et se montre plus individualiste, délaissant le patriotisme exprimé par ceux qui servent dans les forces armées.

Cette polarisation idéologique pourrait trouver son origine - sans que cela suffise à expliquer l'intégralité du phénomène - dans la fin du service militaire obligatoire, et l'absence de contact des jeunes avec l'armée, la plupart d'entre eux ne connaissant souvent pas une seule personne servant dans l'institution.

Un point de vue partagé par Sophy Antrobus, chercheuse au Freeman Air and Space Institute du King's College de Londres, selon laquelle plus les forces armées sont réduites, moins elles sont visibles pour les civils. "Dans la plupart des régions du [Royaume-Uni], on ne voit pratiquement plus personne en uniforme, il n'y a pas de sensibilisation à la perspective de faire carrière dans l'armée".

Des salaires peu attractifs

Une autre explication réside dans le fait que le fait de faire carrière au sein de l'armée est aujourd'hui devenu une option comme une autre, selon Vincenzo Bove, et que l'institution doit faire face à la concurrence du secteur privé pour attirer des recrues, en partant avec un désavantage de taille.

"Vu défis liés à l'activité militaire, en ce qui concerne la qualité de vie, les déménagements, les missions internationales, l'incertitude et le fait de jouer sa vie, il faudrait payer des salaires très élevés pour convaincre les gens de postuler et de s'engager dans les forces armées", estime le chercheur. "Et vu que ce n'est pas le cas, les jeunes Européens préfèrent accepter un emploi dans le civil".

Au Royaume-Uni, par exemple, l'armée a bénéficié d'un faible niveau d'investissements ;  les logements destinés aux forces armées en ont pâti et leur état général serait "assez dégradé", juge Sophy Antrobus, qui a servi dans les Royal Air Forces pendant 20 ans, notamment en Irak et en Afghanistan.

"Les délais de traitement des candidatures pour entrer dans les forces armées sont également assez longs, et les jeunes générations - en particulier aujourd'hui - s'attendent à ce que les choses se fassent rapidement. Si un emploi se libère dans le secteur public entre-temps, c'est une option plus intéressante plutôt que d'attendre que l'armée vous donne une chance", a-t-elle ajouté.

Le déclin démographique

Les armées européennes doivent aussi faire face à une question démographique, en raison du vieillissement de la population observé sur l'ensemble du continent.

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D'après Vincenzo Bove, l'effectif global des forces armées a déjà diminué pour s'adapter à ce phénomène. Les armées britannique, italienne et française, par exemple, font  aujourd'hui "à peu près la moitié de la taille [que celle observée] dix ou vingt ans [plus tôt]".

Pour les armées européennes, la chute du nombre de candidatures pourrait aussi se traduire par une difficulté à répondre aux standards élevés imposés par l'institution depuis des décennies. Ce qui pourrait avoir pour conséquence, à terme, de laisser entrer des profils recrutés par défaut, et de voir notamment des sympathisants néo-nazis s'infiltrer dans l'armée.

Selon Sophy Antrobus, il existe aussi un problème de "santé publique et de condition physique" observé chez les jeunes à l'heure actuelle . Aux États-Unis, compte tenu de la progression de l'obésité, le nombre d'individus ne présentant pas une condition physique correcte aurait par conséquent augmenté au sein de la trance d'âge des 17-24 ans. "Si cette tendance se poursuit, les armées n'auront plus personne à recruter d'ici 2035-2040", estime cette spécialiste.

Quel avenir pour les armées européennes ?

Les armées européennes seraient quelque peu en "mode panique", selon Vincenzo Bove, alors qu'elles redoublent d'efforts pour tenter de trouver de nouvelles recrues, dans un contexte où la menace représentée par la Russie se précise.

"L'immigration pourrait constituer une solution", soutient-il, indiquant que des pays comme l'Espagne, la France et le Portugal envisagent déjà de permettre aux immigrés de s'engager dans l'armée et d'obtenir une naturalisation, moyennant plusieurs années de service.

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"C'est probablement la meilleure façon d'avancer", poursuit-il, "parce qu'on ne peut pas forcer les gens à se battre et à rejoindre les forces armées, et les gens n'accepteront pas le retour du service militaire obligatoire ".

"Franchement, c'est un problème insoluble", conclut Sophy Antrobus. "Tout commence par la politique, la volonté politique et l'intérêt. Pour faire avancer les capacités de  recrutement des armées européennes, selon elle, il faudrait "rendre les services plus attractifs, payer un peu mieux, et améliorer le niveau de vie. Et ce n'est tout simplement pas assez important dans l'agenda politique, comparé au coût de la vie et aux questions économiques".

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