Plus tôt mardi, la Rada (Parlement ukrainien) a approuvé une loi qui soumet les agences anticorruption au parquet, ce que les critiques dénoncent comme un retour aux temps du contesté président pro-russe Viktor Ianoukovytch. La mesure a été critiquée par l'UE et le G7.
Des milliers d'Ukrainiens se sont rassemblés à Kyiv et dans d'autres villes mardi, exhortant le président ukrainien Volodymyr Zelensky à opposer son veto à une législation qui, selon ses détracteurs, sape l'infrastructure anticorruption du pays.
Il s'agissait du premier grand rassemblement contre le gouvernement en plus de trois ans d'invasion massive de la Russie. Si des rassemblements ont eu lieu depuis que la Russie a lancé son invasion à grande échelle en 2022, ils ont surtout porté sur le retour des prisonniers de guerre ou des personnes disparues.
Les manifestations restent toutefois une forme traditionnelle de pression publique en Ukraine, où deux révolutions précédentes ont été victorieuses pour le public. Il a été reconnu que les manifestants ukrainiens pouvaient librement exprimer leurs opinions antigouvernementales, contrairement à ce qui se passe en Russie.
Le Parlement ukrainien avait auparavant adopté un projet de loi qui renforçait la surveillance de deux organismes clés de lutte contre la corruption : le Bureau national ukrainien de lutte contre la corruption (NABU) et le Bureau du procureur spécialisé dans la lutte contre la corruption (SAP, ou, parfois, SAPO).
Le projet de loi n° 12414, approuvé par la Verkhovna Rada d'Ukraine, subordonne de fait le NABU et le SAP au bureau du procureur général et les prive de leur indépendance. Il stipule que le procureur général a accès à toutes les affaires du NABU, qu'il a le droit de donner des instructions écrites contraignantes aux détectives du NABU, qu'il peut clore une enquête à la demande de la défense, qu'il peut résoudre de manière indépendante les différends concernant la compétence en matière d'enquête, ainsi que demander des documents sur n'importe quelle affaire et les réaffecter.
"En effet, si ce projet de loi est adopté, le chef de la SAP deviendra une figure nominale, tandis que le NABU perdra son indépendance et deviendra une subdivision du bureau du procureur général", ont déclaré les deux agences dans un communiqué commun sur Telegram.
Les opposants avertissent que la mesure pourrait affaiblir l'indépendance des agences et accroître l'influence politique sur les enquêtes.
Selon les estimations de Ukraïnska Pravda et Hromadske TV, plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées dans la capitale ukrainienne. L'agence de presse UNIAN a dénombré jusqu'à 1 000 manifestants, The Guardian donne une chiffre de 1500. Des habitants d'Odessa, de Lviv et de Dnipro ont également organisé des manifestations spontanées.
Malgré les protestations de l'opinion publique, Zelensky a signé le projet de loi mardi soir. Dans sa traditionnelle allocution vidéo nocturne quotidienne sur ses réseaux sociaux, le président ukrainien a assuré avoir discuté la nouvelle loi avec les chefs du NABU et du SAP, ainsi qu'avec le procureur général et avec le chef du Service de sécurité de l'Ukraine (SBU) qui, lundi, avait procédé aux perquisitions massives dans les locaux du NABU et aux arrestations sous prétexte de "l'infiltration russe".
"L'infrastructure de lutte contre la corruption continuera de fonctionner", a-t-il assuré. "Mais sans l'influence de la Russie - nous devons nous en débarrasser. Et il devrait y avoir plus de justice".
"Bien sûr, le NABU et le SAP fonctionneront. Et il est important que le procureur général soit déterminé à faire en sorte qu'en Ukraine, l'inévitabilité des sanctions pour ceux qui vont à l'encontre de la loi soit effectivement garantie. C'est ce dont l'Ukraine a vraiment besoin. Les affaires qui sont restées en suspens doivent faire l'objet d'une enquête", a conclu Zelensky.
"Je suis surprise que cela se soit produit. C'est de la folie"
Les manifestants rassemblés à côté du complexe de l'administration présidentielle de Zelensky à Kyiv ont crié des slogans devant sa fenêtre, notamment « Honte » et « Veto la loi », et ont brandi des banderoles artisanales dénonçant le projet de loi, comme le rapporte The Guardian.
"Si le projet de loi est adopté, il sera plus difficile pour l'Ukraine de rejoindre l'Union européenne. Nous retournerons à la dictature", a déclaré Sacha Kazintseva avant que Zelensky ne signe définitivement la loi.
"Nous ne voulons pas ressembler à la Russie. Zelensky est toujours notre président. Mais lorsqu'il fera de mauvaises choses, nous le dirons".
Son amie Tetiana Kukuruza a brandi une pancarte en carton portant le slogan sans détour : « Are you fucking crazy ? » (Êtes-vous fous ?).
Elle explique : "C'est la première fois depuis 2022 que nous descendons dans la rue. Nous connaissons les noms des députés qui ont voté pour ce projet de loi. Je ne dis pas qu'ils sont corrompus. Mais ils ont des intérêts."
Les manifestants se sont rassemblés dans un parc situé juste en dessous d'un bâtiment gouvernemental rococo du XIXe siècle, la Maison des chimères. La foule était composée d'étudiants, de jeunes activistes et de vétérans de l'armée, dont certains étaient drapés de drapeaux ukrainiens bleus et jaunes. Le maire de Kyiv, Vitali Klitschko, a également participé à la manifestation, en compagnie de son frère Wladimir.
Veronika Mol, une artiste, a déclaré qu'elle craignait que l'Ukraine ne retombe à l'époque de Viktor Ianoukovitch, le président pro-russe corrompu qui s'est réfugié à Moscou en 2014 après des mois de manifestations de rue.
"Je suis surprise que cela se soit produit. C'est de la folie. Je ne sais pas quelles sont leurs motivations", a-t-elle déclaré.
"En Ukraine, c'est le peuple qui détient le pouvoir. Pas le président ou le gouvernement. C'est terrible que nous devions encore le leur rappeler".
Le projet de loi a été vivement condamné par d'éminents soldats, un chef cuisinier célèbre et les médias ukrainiens. L'écrivain Illia Ponomarenko a déclaré que la société civile luttait contre « le côté obscur de son propre État » parallèlement à la guerre contre la Russie.
Il a critiqué « la corruption, les abus de pouvoir, les mensonges, le manque de transparence, le népotisme, l'impunité, les atteintes à la démocratie et à la liberté d'expression - tout ce qui nous entraîne vers l'abîme, vers l'écurie criminelle coloniale de la Russie ».
L'ancien ministre ukrainien des Affaires étrangères Dmytro Kuleba a réagi à la loi votée par la Verkhovna Rada et signée par le président et aux manifestations qui en ont résulté.
M. Kuleba a déclaré qu'il s'agissait d'un « mauvais jour pour l'Ukraine », soulignant qu'il ne s'agissait pas seulement du sort des institutions de lutte contre la corruption, mais « du désir des gens de vivre dans un pays juste ».
Les deux agences de lutte anticorruption, touchées par la nouvelle loi, ont par la suite remercié les Ukrainiens pour leur soutien lors de ces manifestations.
Les partenaires internationaux de Kyiv inquiets
La lutte contre la corruption est une condition essentielle à l'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne et à l'obtention d'un soutien financier continu de la part de l'Occident dans sa lutte contre l'invasion russe. Depuis 2022, les pays de l'UE ont apporté à Kyiv un soutien militaire et économique important, qui se chiffre en milliards d'euros.
La commissaire européenne chargée de l'élargissement, Marta Kos, a critiqué l'adoption du projet de loi.
« Le démantèlement des garanties essentielles protégeant l'indépendance du NABU est un sérieux pas en arrière », a écrit Mme Kos sur les médias sociaux, affirmant que les deux organes étaient « essentiels » pour le cheminement de l'Ukraine vers l'UE et qu'elle en a discuté avec la nouvelle Première ministre ukrainienne Ioulia Svyrydenko et le nouveau vice-premier ministre chargé de l'intégration européenne, Taras Kachka.
Taras Kachka, justement, a essayé de convaincre Bruxelles que la loi adoptée par la Verkhovna Rada ne menace pas l'indépendance des organismes de lutte contre la corruption et ne contredit pas les engagements pris par l'Ukraine à l'égard de l'UE.
L'Union européenne est préoccupée par les récentes actions de l'Ukraine concernant ses institutions anti-corruption NABU et SAP, a déclaré Guillaume Mercier, porte-parole de la Commission européenne.
"Ces organismes (NABU et SAP) sont essentiels au programme de réformes en Ukraine et doivent agir de manière indépendante pour lutter contre la corruption et maintenir la confiance du public", a-t-il insisté.
Mercier a souligné que l'UE fournit une aide financière importante à l'Ukraine « sous réserve de progrès en matière de transparence, de réforme judiciaire et de gouvernance démocratique ».
"L'adhésion de l'Ukraine à l'UE nécessite une forte capacité à lutter contre la corruption et à garantir la résilience des institutions. L'UE continuera à surveiller la situation et à aider l'Ukraine à respecter l'État de droit", a déclaré le porte-parole.
Mercier a pourtant insisté sur le fait que l'Union européenne n'allait pas soulever la question de la suspension de l'aide financière à l'Ukraine en raison des mesures prises à l'encontre du NABU et du SAP.
Selon lui, « cette question n'est pas discutée actuellement ». Il a expliqué qu'en ce qui concerne le soutien financier fourni par l'UE à l'Ukraine, il existe un certain nombre de systèmes de prise de décision et de mécanismes de contrôle qui pourraient théoriquement être appliqués.
"Il y a donc des garanties en place. Mais nous verrons si nous en arriverons un jour à ce stade", a déclaré le porte-parole de la Commission.
Plusieurs soutiens internationaux de premier plan de l'Ukraine ont exprimé leur inquiétude. Il s'agit notamment de l'ancien ambassadeur des États-Unis à Moscou, Mike McFaul, et de l'ancien président estonien, Toomas Hendrik Ilves.
La branche ukrainienne de Transparency International a également critiqué la nouvelle, affirmant qu'elle sapait les réformes passées et nuisait à la confiance des partenaires internationaux.
Le groupe a exhorté Volodymyr Zelensky à opposer son veto à la loi, l'avertissant que dans le cas contraire, il partagerait avec le Parlement la responsabilité du "démantèlement de l'infrastructure anticorruption de l'Ukraine".
Les ambassadeurs des pays du Groupe des Sept à Kyiv ont plus tôt mardi exprimé leur inquiétude quant aux mesures d'enquête prises par le service de sécurité ukrainien à l'encontre du Bureau national de lutte contre la corruption (NABU), au cours desquelles un agent russe présumé a été démasqué.
Les ambassadeurs du G7 ont indiqué qu'ils suivaient de près l'enquête sur plusieurs employés du NABU soupçonnés d'avoir commis des délits.
« Nous avons rencontré aujourd'hui le NABU, nous avons de sérieuses inquiétudes et nous avons l'intention de discuter de ces développements avec les dirigeants du gouvernement », indique la déclaration.
Les diplomates ont rappelé qu'ils soutenaient « la transparence, les institutions indépendantes et la bonne gouvernance » et qu'ils appréciaient les partenariats en Ukraine « pour lutter conjointement contre la corruption ».
Le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, en visite en Ukraine, a affirmé à son homologue ukrainien, Andriï Sybiha, qu'il était encore temps d'agir avant qu'il ne soit trop tard concernant cette loi, a rapporté une source diplomatique à l'AFP.
Enfin, l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a averti que l'attaque contre les organismes de lutte contre la corruption aura un impact négatif sur les investissements de défense en Ukraine et sur le financement de la reconstruction.
Julia Fromholz, la cheffe de la division anti-corruption de la direction des affaires financières et des entreprises (DAF) de l'OCDE, a déclaré dans une lettre à la cheffe adjointe du bureau présidentiel, Iryna Mudra, que la loi mettait en péril les aspirations de l'Ukraine à rejoindre l'OCDE à l'avenir, et a donc appelé Kyiv et le président à opposer leur veto au projet de loi.