Le coronavirus, révélateur meurtrier des conditions dans les maisons de repos

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Par Valérie Gauriat
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Les maisons de retraite d'Europe comptent en moyenne la moitié des décès liés au Covid-19. Dans les pays touchés, familles, soignants et associations témoignent du pire et du meilleur. Reportage en Italie, Espagne, France, Belgique et Grande-Bretagne.

Anne Clark est aide-soignante dans une maison de retraite de Sheffield en Angleterre. "Ces quatre derniers jours, pendant toutes mes vacations, on a perdu quelqu'un malheureusement," indique-t-elle.

Son témoignage illustre comme beaucoup d'autres, le drame qui se déroule dans nombre de maisons de retraite d’Europe. Selon une récente étude du London School of Economics, elles compteraient en moyenne la moitié des décès dus au Covid-19. Est-ce toujours inévitable ?

Nous avons interrogé familles, soignants et associations dans les pays les plus touchés par cette hécatombe. Ils nous parlent du pire, mais aussi du meilleur.

"Malheureusement, il n'y a eu aucun contrôle dans ces maisons de repos"

À Milan, capitale de la Lombardie en Italie, la région dans laquelle le coronavirus a fait le plus de victimes, le centre gériatrique Pio Albergo Trivulzio est l’un des plus grands d’Europe. Il compte un millier de résidents.

Plus de 200 d'entre eux y sont morts depuis le début de la crise. Une enquête pour "homicide involontaire, épidémie involontaire et négligence" est en cours.

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Pio Albergo Trivulzio, Milan, sous enquète judiciaireeuronews

De nombreuses vies auraient pu être sauvées si des mesures de précaution avaient été prises à temps, accuse un syndicaliste, employé à la pharmacie du centre.

"Dès le début du mois de mars," précise Pietro La Grassa, "certains employés ont pris l’initiative de mettre des masques, ils ont été réprimandés et on les a forcés à les enlever sous prétexte de ne pas épouvanter les patients. Et puis, la région devait libérer des lits d'hôpital en prévision de ce qui pourrait arriver avec ce Covid et elle a réparti les patients dans des maisons de retraite," poursuit-il. "Malheureusement, il n'y a eu aucun contrôle dans ces maisons de repos," déplore-t-il.

Plus d’un quart du millier d'employés du centre a contracté le virus. En sous-effectifs, les équipes sont à bout, nous dit une infirmière.

"Pour nous qui travaillons encore dans le centre, pour ceux qui restent, on n'a pas fait le moindre test" explique Nadia Mordini. "Et on continue à nous déplacer d'un service à un autre, comme si de rien n'était," fait-elle remarquer.

"Les morts, je devais les mettre dans des sacs"

Des dysfonctionnements que dénoncent nombre d'employés de maisons de retraite à travers l'Europe comme David Pérez Rivera, jeune aide soignant espagnol : "Les morts, je devais les mettre dans des sacs," dit-il. "Je devais les étirer parce qu'ils mouraient tout recroquevillés, je l'ai vu de mes yeux. Je devais leur fermer les yeux, je devais les descendre à la morgue," explique-t-il. "Et quand la morgue était pleine, je les descendais dans le parking souterrain," précise-t-il.

"Si une unité complète d'isolement avait été prévue dès le départ pour tous ceux qui avaient des symptômes, que les autres étaient restés dans leur chambre et que tous les soignants avaient eu des tenues de protection - qui n'ont été distribuées qu'au bout de deux semaines -, je peux vous assurer qu'on aurait évité que le virus se propage dans la résidence," insiste-t-il.

Courtesy Almudena Ariza
"Mes parents ont été abandonnés à leur sort", accuse la fille de ce couple emporté par le Covid-19Courtesy Almudena Ariza

Le désarroi et l'incompréhension des familles sont grands. En Espagne, les parents d'Almudena Ariza ont été emportés par le coronavirus à quelques jours d'intervalle. Ils partageaient une chambre dans une maison de retraite. Leurs enfants dénoncent l’absence de prise en charge médicale de leurs parents, morts sous sédation, après une dégradation subite de leur état. 

"C'est très dur, très difficile, de les imaginer comme ça : étaient-ils seuls, étaient-ils ensemble, se sont-ils condamnés l'un l'autre ? Je n'en ai aucune idée," témoigne leur fille. "Ni mon père ni ma mère ne méritaient cette mort," souligne-t-elle. "Ils n'avaient pas droit à une place dans un hôpital ni à un respirateur parce qu'ils avaient déjà 86 ans : pour nous, ils ont été complètement abandonnés et on continue d'abandonner nos anciens," dénonce-t-elle.

Pour nous, nos parents ont été complètement abandonnés et on continue d'abandonner nos anciens.
Almudena Ariza

"Remplir les lits à n'importe quel prix"

Souvent mise en cause, la concentration du marché européen des maisons de repos au sein de groupes privés, parfois contrôlés par des fonds de pension et d'investissement internationaux. Un business très lucratif que dénoncent nombre d'associations comme celle de Eileen Chubb.

Célèbre lanceuse d'alerte britannique, elle milite depuis longtemps contre les dysfonctionnements des maisons de repos. Le standard de son association explose sous les appels d'employés de maisons de retraite, qui se sentent abandonnés par leur employeur dit-elle.

"Il y a beaucoup trop d'entreprises gestionnaires de ces établissements qui veulent remplir les lits et peu leur importe à quel prix," assure la directrice de Compassion in Care.

"Et puisque le personnel de ces structures fait déjà des miracles avec des effectifs limités, il en faut peu pour que tout bascule," indique-t-elle.

"Ces entreprises ont fait des milliards de bénéfices et là, elles nous disent aujourd'hui qu'elles n'auraient pas pu anticiper cette crise et fournir des équipements de protection à leur personnel... C'est scandaleux !" s'indigne-t-elle.

Ces entreprises ont fait des milliards de bénéfices et là, elles nous disent qu'elles n'auraient pas pu anticiper cette crise et fournir des équipements de protection à leur personnel...
Eileen Chubb
Directrice de "Compassion in care"
Courtesy Eileen Chubb
Eileen Chubb, lanceuse d'alerte: le standard de son association explose sous les plaintes des employés de maisons de reposCourtesy Eileen Chubb

Faute de moyens suffisants, nombre de maisons de repos en Europe ont fait appel à l’armée. Au sein de l'établissement La Providence Saint-Christophe, en Belgique, l’aide de militaires spécialisés a permis de freiner l'hémorragie après le décès de 17 des 128 résidents dans les premières semaines de la crise.

"Nous n'avions pas les protections nécessaires au début," explique Patrick Smousse, directeur de la maison de retraite. "Nous avons testé toute l'institution le 7 avril et il en est résulté que 75% des cas étaient Covid-confirmés parmi les résidents et 51% parmi les membres du personnel, ce qui a impliqué effectivement l'appel à l'armée pour pouvoir soigner des résidents," déclare-t-il.

Résidents et personnel confinés ensemble

Les exemples sont rares, mais quelques maisons de retraite ont pourtant réussi à résister à la funèbre vague de fond.

C'est le cas d'un établissement proche de la ville de Lyon, désormais célèbre en France. Pendant plusieurs semaines, la directrice de la maison de retraite Vilanova et une grande partie des employés ont décidé de se confiner jour et nuit avec les résidents. Résultat : aucune contamination. Et pour ne pas compromettre leurs efforts, nous les rencontrons à distance.

Nous demandons à une résidente, son sentiment sur le fait que le personnel ait décidé de séjourner avec les pensionnaires. "Moi, je trouve tout le monde très gentil," confie Claudia Villard. "Je dois reconnaître : c’est un peu une famille pour moi. Je vois les ouvrières dans l’allée, elles viennent me dire bonjour, elles s’en vont, ça me fait plaisir !" dit-elle.

Dès le 18 mars, plus de la moitié du personnel, armé de valises et de sacs de couchage, s'est installée dans les locaux. Une équipe soudée autour de sa directrice pour sauver les 106 pensionnaires.

"Nos résidents ne sont pas confinés en chambre : donc, ils ont quand même gardé le lien social avec les autres résidents et avec nous également puisque nous les voyons tout le temps," explique Valérie Martin. "Ils n'ont pas ce sentiment d'abandon et de solitude," fait-elle remarquer.

"Il faut une catastrophe planétaire pour qu'enfin, on puisse regarder la situation réelle dans les EHPAD"

Tous sont unanimes : le jeu en valait la chandelle même s'il a fallu sacrifier sa vie personnelle. "J’ai un fils de 10 mois," fait remarquer Laura Polmarez, aide-soignante. "Donc forcément, il est à la maison, il évolue et du coup, je loupe quand même certaines choses," admet-elle avant d'ajouter : "Pour moi, c'était logique de rester confinée pour préserver les résidents et ma famille."

Au-delà de l'expérience menée dans son centre, il faut tirer les leçons d'une crise qui a si durement frappé les maisons de repos, insiste Valérie Martin. "Il faut une catastrophe planétaire pour qu'enfin, on puisse regarder la situation réelle dans les EHPAD qui est le manque de moyens, le manque financier, le manque de personnel, la non-reconnaissance de la profession," souligne-t-elle.

"Il faut que maintenant, l'argent se débloque et se tourne vers nos anciens : les anciens ne sont pas une charge, ils sont notre mémoire," fait-elle remarquer avant de lancer un appel : "Donc il faut les aimer, les accompagner et puis surtout, faire en sorte que leur vie soit douce et agréable jusqu'au bout."

La petite communauté a en tous cas gagné son combat. Au terme de sept semaines de confinement au total, résidents et employés ont tous été testés : aucun n'était positif au coronavirus.

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