Ils sont républicains et ils s'apprêtent à voter Joe Biden pour faire barrage à Trump : ce sont les Never-Trumpers, les "jamais-trump". Qui sont-ils et leurs voix peuvent-elles faire pencher la balance du côté démocrate ?
“_Il n’y a rien entre nous et le bord de la falaise._” Pour le stratège républicain Steve Schmidt, qui a piloté la campagne électoral du candidat John McCain contre Barack Obama en 2008, Donald Trump est clairement une menace pour la démocratie américaine. “_Vous avez un président américain qui menace d’instabilité politique… et qui, en même temps, lance des accusations folles et répand des théories complotistes sur la légitimité des élections américaines._”
Comme lui, nombre de figures politiques conservatrices appellent désormais clairement à voter Joe Biden pour contrer le président américain et candidat de leur parti historique. Dans la dernière ligne droite avant le scrutin du 3 novembre, ces personnalités ont créé des groupes voire des comités d'action politique (en anglais, political action committee ou PAC), infusant des millions de dollars dans des campagnes anti-Trump.
A chaque groupe anti-Trump, son angle d’attaque
Steve Schmidt est le co-fondateur du Lincoln Project, l’un des groupes républicain anti-Trump lancé en décembre 2019. Au cœur des critiques du Lincoln Project, l’amour de la constitution de leur pays qui serait entachée et menacée par la personnalité et la politique de Donald Trump.
Parmi les huit créateurs de ce groupe, on trouve aussi George Conway, le mari de Kellyanne Conway, proche conseillère et porte-parole de Donald Trump depuis sa campagne électorale de 2016. Cette dernière a démissionné en août, reconnaissant “_des désaccords sur beaucoup de choses_” avec son mari.
Dans la même lignée idéologique, REPAIR, Republicans Political Alliance for Integrity and Reform a été fondé par d’anciens membres des administrations républicaines de Ronald Reagan, de la famille Bush ou même de celle de Donald Trump. Pour eux, s’opposer est un devoir moral. “_C’est maintenant ou jamais_” estime ainsi Miles Taylor, ancien chef de cabinet au département de la Sécurité intérieure. Pour lui, “_ceux qui ont été de proches témoins de l’incapacité du président à diriger le pays ont l’obligation morale de partager ce constat avec les électeurs_”.
Repair est proche du groupe Republicans voters against Trump. Ce dernier vise principalement à convaincre les républicains hésitants à se sentir à l’aise de voter Joe Biden. A eux trois, ces trois groupes possèdent un pouvoir d’action de plusieurs millions de dollars.
Dans l’Ohio, un Etat-clé pour l’élection, un groupe de républicains anti-Trump, dont certains officiels du parti, membres d’administrations républicaines ou vétérans, visent ces mêmes électeurs “_Nous avons décidé que Trump ne représente pas les valeurs du parti ou nos valeurs personnelles et nous essayons de convaincre ces républicains encore hésitants et qui ont peut-être des doutes sur Trump que c’est ok de changer d’avis pour cette fois. Vous pouvez toujours être républicain mais vous devriez voter pour Joe Biden_” explique ainsi Michael Anne Johnson, membre du groupe. Il espère que par leur exemple, ils pourront convaincre leurs amis, leurs voisins : “_beaucoup d’entre nous sont encore républicains et nous prévoyons d’être impliqués politiquement et d’avoir voix au chapitre au sein du Parti républicain._” John Kasich, ancien gouverneur républicain de l’Ohio, a, en attendant, eu droit à une place de choix lors de la convention démocrate en août dernier. En effet, les démocrates ne ménagent pas leurs efforts pour afficher le ralliement d’ex-opposants pour tenter de convaincre les indécis.
Parmi la douzaine d’autres groupes, on trouve d’anciens membres de l’administration de George W. Bush (43 Alumni for Joe Biden) ou des chrétiens qui refusent que Trump s’accapare et revendique leur vote comme sien.
Le “never-Trumpism” est une collection d'individualités
Ce mouvement de désertion remonte à aussi loin que la primaire qui a consacré Donald Trump candidat officiel du Grand Old Party (GOP, Parti républicain) en 2016. Certains ont pris leur distance à ce moment-là pour ne jamais revenir, tel Colin Powell. L'ancien secrétaire d'Etat de George W. Bush avait voté Hillary Clinton contre l’actuel président et qui a annoncé qu’il réitérerait son geste cette année. Lui aussi a pris la parole lors de la convention démocrate cet été.
D’autres ont pris leur distance depuis le début du mandat de l'actuel président ou ont accentué leur différence au cours de ces quatre dernières années. Auteur d’une tribune contre Donald Trump dans le quotidien national Washington Post en 2019, Mitt Romney a, par exemple, voté en faveur de la destitution de Donald Trump au côté des démocrates en février dernier.
Certains, enfin, embarqués au début, ont depuis fait défection mais gardent un certain silence et ne se revendiquent d’aucun groupe anti-trump. Ainsi, l’ancien chef de cabinet sous Donald Trump, John Kelly se retient de commenter, se référant à un “_devoir de silence_”. John Bolton, ancien conseiller à la sécurité intérieure dans l’administration Trump, a publié un livre dans lequel il dit du président qu’”_il voit des conspirations derrière chaque pierre et s’entête à rester non-informé_”. James Mattis, secrétaire à la Défense des États-Unis entre 2017 et 2019 s’est fendu d’une tribune contre son ancien patron et témoigne dans un livre à charge du journaliste Bob Woodward. Aucun d'entre eux n'a fait plus de commentaire.
En tout état de cause, les désaccords sont tels que certains grands médias américains, tel le New York Times ou NBC tiennent des listes à jour des membres du parti républicain ou de l’administration qui quittent leur fonction ou disent ouvertement leur opposition.
Pour autant, ce n’est pas un mouvement de fond qui dépeuplerait le Grand Old Party. Le professeur Steven Teles de l’Université Johns Hopkins, co-auteur avec Robert Saldin du livre “Never Trump, the revolt of the conversative elites”, explique ainsi à Euronews “_quand nous pensons à un mouvement, on pense à des centaines de milliers de gens manifestant dans la rue. Le Never-Tumpisme n’est pas, dans sa majeure partie, un mouvement de masse [...] c’est principalement, selon notre analyse, un mouvement de professionnels conservateurs républicains_”, un “_phénomène de l’élite_”.
De fait, la base des électeurs conservateurs gardent leur confiance en Donald Trump. Dans sa dernière étude, l’institut Gallup rapporte que 94% des personnes se déclarant républicaines approuvent les actions de Donald Trump en tant que président des Etats-Unis.
Pour Steven Teles, les opposants conservateurs à Donald Trump sont principalement les petits mains du pouvoir, les professionnels de l’administration remplissant les milliers de postes disponibles dans les bureaux du pouvoir mais “_pas un mouvement principalement composés d’officiels élus, pas principalement un mouvement de masse, car lorsque vous regardez les sondages, Trump est toujours, si ce n’est plus, populaire auprès de la base des électeurs conservateurs que n’importe quel autre président ou candidat républicain avant lui._”
Les deux auteurs ont ainsi dressé un portrait des pro et des anti-Trump au sein du parti conservateurs. Selon eux, le président a réussi à passer un accord de non agression, en quelque sorte, avec les spécialistes du droit et de la justice qui alimentent les postes à pourvoir dans le système judiciaire, leur promettant de choisir parmi eux les prochains juges à la Cour suprême. En échange, ils lui sont restés fidèles dans leur grande majorité.
Par contre, nombre d’anti-Trump grossissant les troupes des groupes appelant aujourd’hui à voter Joe Biden, sont issus des conservateurs travaillant à la sécurité nationale au sein des départements de la Défense, des Affaires étrangères ou de l’Intérieur. “_Dès le début, ils se sont intensément opposé à Donald Trump. En grande partie car Trump les rejetait [...] C’étaient eux qui nous avaient envoyés en Irak. M. Trump voulait une politique étrangère plus isolationiste et nationaliste._”
Ils restent très choqués du peu de respect, ajoute-t-il, dont Donald Trump fait montre concernant les cérémonies officielles alors que eux, “_prennent très au sérieux les éléments ritualisant la grandeur de l’Etat_”. C’est le cas de John Bolton ou James Mattis par exemple, ou encore de Miles Taylor, co-fondateur de REPAIR.
Les conservateurs anti-Trump peuvent-ils influencer le résultat final de l'élection présidentielle ?
'L’anti-campagne conservatrice' se joue dans les médias, traditionnels et en ligne. Grâce aux fonds récoltés, les groupes financent des campagnes de publicités politiques à la télévision, à la radio mais aussi sur les réseaux sociaux.
Le Lincoln Project, le poids lourd de la catégorie, compte ainsi 2,5 millions d’abonnés sur Twitter, 970 000 sur Facebook, 680 000 sur Youtube et 650 000 sur Instagram. Anthony Scaramucci, homme d’affaire et bref directeur de la communication à la Maison Blanche en juillet 2017, a rejoint le Lincoln Project après que son propre groupe, Right Side PAC, a dû être fermé en raison de l’arrestation de son co-fondateur Matt Borges pour corruption. Il a participé à un documentaire à charge contre Donald Trump (Unfit) et résume la stratégie : “_Nous devons maintenir la pression et donc pour moi cela passe par une approche multimédia. C’est la radio, c’est les podcasts, c’est Twitter, c’est la télévision et c’est les films._”
Le groupe a ainsi commenté en direct les déclarations de Donald Trump sur Twitter lors du dernier débat le 22 octobre à coup d’images prouvant le contraire de ce que proclamait le président et candidat républicain avant de publier un analyse complète du débat.
Pour le Lincoln Project, l’angle est clairement l’attaque contre l’homme Donald Trump et la politique menée.
C’est le cas aussi de 43 Alumni for Joe Biden :
“_Le 3 novembre est le jour de l'élection. Trump dit que les Latinos sont des trafiquants de drogue, des criminels et des violeurs. [...] Trump a séparé 5 000 enfants de leurs parents. Trump a annulé la protection d'Obama pour les enfants sous protection DACA. Trump incite des assassins à massacrer les Latinos. Trump a fini par promettre des aides à Puerto Rico juste pour obtenir les votes des Latinos. Trump a bâclé la lutte contre la Covid-19, tuant plus de 200 000 Américains, principalement des Noirs et des Latinos. Trump est un échec, une menace. Votez pour sortir Trump._”
Republicans voters against Trump eux cherchent à rassurer les électeurs républicains qui rejettent Donald Trump mais hésitent à voter Joe Biden. Ils appellent les électeurs à partager leur témoignage sur les raisons pour lesquelles ils ne (re)voteront pas pour l’actuel président puis les partagent sur les réseaux sociaux. Des vrais gens, de la vraie Amérique pour convaincre leurs amis, leurs voisins : “_Je voterais pour des tomates en boîte plutôt que pour Trump._”
Ils cherchent à montrer que voter Joe Biden n’est pas un acte de trahison partisane, comme ici dans ce post Facebook par exemple : “_Vous vous demandez pourquoi tant de républicains de longue date votent pour Biden ? Jim vous explique tout dans son témoignage. Les républicains ne quittent pas le parti, c’est le parti qui les a quittés._”
Mais l’impact de ces campagnes sur les votes reste difficile à déterminer. “_Ce qui est certain, c’est qu’ils sont capables de diffuser dans les médias des choses que l’équipe de campagne de Biden ne peut ou ne veut pas aborder car cela risquerait de leur être reproché alors que eux peuvent le faire_” estime Steven Teles.
“_Ils savent qu’ils sont exercés à penser comme des électeurs républicains. Donc à la marge, cela signifie qu’ils seront sûrement plus en concordance avec les choses qui peuvent faire bouger des électeurs républicains minoritaires_”.
Cette diversification de discours ajoutés à la campagne menée directement par Joe Biden pourrait jouer au sens où “_si vous prenez une approche complètement différente, vous pouvez atteindre un groupe entièrement différent d’électeurs. Donc ça a probablement son importance_” analyse Steven Teles.
Le chercheur conclut en témoignant de la “_tristesse profonde_” de ces républicains qu'ils a interrogés, sentiment qu’il n’avait pas anticipé en démarrant son travail : “_Ils avaient toujours imaginé que le Parti républicain, et le mouvement conservateur d’une manière générale, était leur maison. C’était ça qui leur donnait une place existentielle dans le monde [...] ça explique aussi l’énorme part du registre émotionnel qu’ils utilisent pour attaquer les autres républicains qui soutiennent Trump, un peu comme un amoureux délaissé. [...] Ils sont en colère car c’est important pour eux. Ils pensaient que le mouvement conservateur était leur chez eux. C’était leur maison._”