Il n'y a pas d'hommes féministes | View

Mukoma Wa Ngugi
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Par Mukoma Wa Ngugi
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L'auteur et universitaire kényan Mukoma Wa Ngugi raconte comment il est devenu un homme dans un foyer féministe.

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La première fois où je me souviens avoir vraiment pleuré comme si ma vie en dépendait, c'était au milieu des années 80. Mon père, l'écrivain africain Ngugi Wa Thiong'o, était en exil depuis un an ou deux à cause de ses écrits politiques. Nous étions perpétuellement fauchés et soumis à un harcèlement constant de la part du gouvernement kényan. Les choses étaient donc difficiles à la maison.

Un matin, ma soeur et moi avons commencé à nous battre pour un reste de mandazi, une sorte de pain frit. C'était trop pour ma mère, alors elle s'est enfermée dans sa chambre et s'est mise à pleurer. Ma soeur et moi sommes restées à sa porte et nous avons pleuré aussi. Comme nous ne pouvions plus nous résoudre à manger le mandazi, nous avons bu du thé et sommes allés à l'école. Aujourd'hui, je me demande souvent si j'ai pleuré à cause de la faim à l'époque ou parce que je me voyais comme un futur homme incapable de subvenir aux besoins de sa famille.

Dans ma tête, j'ai grandi dans un foyer féministe. Sept enfants - quatre garçons et trois filles - avec un père en exil et deux grands-pères décédés, nous étions une famille unie par notre mère et mes deux grands-mères. Ma grand-mère paternelle cachait des munitions pour mon oncle, qui avait rejoint la résistance armée contre la domination coloniale britannique dans les années 1950. Elle nous racontait des histoires et des contes populaires sur la résistance. Certaines de ces histoires étaient drôles, comme celle de mon père qui se faisait tout petit quand son frère aîné lui rendait visite, parce qu'il avait peur de ses dreadlocks. Il y avait aussi celle de mon oncle qui risquait une arrestation juste pour rentrer à la maison et souhaiter bonne chance à mon père pour les examens scolaires nationaux. Mon oncle a eu raison de le faire, car mon père deviendrait plus tard un prétendant au prix Nobel de littérature.

Mon autre grand-mère était l'incarnation de l'indépendance. Elle était féroce, aimante, une chrétienne pure et dure, et elle soutenait depuis toujours les lutteurs noirs lors des matchs de catch de la WWE à la télévision. L'un de nos voisins était une femme mariée à une autre femme. Chez les Gikuyu, les femmes pouvaient se marier entre elles. Il est vrai que cette pratique restait strictement patriarcale : une femme riche épousait une femme pauvre, devenant ainsi un homme de facto. Nous considérions que tout cela allait de soi.

Alors, malgré cette éducation féministe naturelle, comment suis-je devenu un "homme" ? C'est arrivé tôt un matin, quand j'avais environ 14 ans. Mon oncle nous a conduits, mes cousins masculins et moi, chez notre médecin de famille. Je me souviens du bruit des ciseaux sur mon prépuce, qui avait été engourdi par une anesthésie locale, et du médecin a dit à mon sujet : "lui saigne beaucoup'". Il a jeté le morceau de prépuce dans un récipient et m'a recousu. Mes cousins et moi étions devenus des hommes de la même riika (cohorte de gens du même âge). À la maison, j'avais maintenant ma propre chambre et, peu après, j'ai pu emménager dans ce que nous appelions une cabine — un espace réservé aux hommes circoncis. Ainsi, d'un seul coup, j'étais un homme. Avec la douleur d'une érection matinale étirant les points de suture de la circoncision, j'étais un homme qui souffrait. La pire chose que l'on puisse faire pendant sa circoncision et sa guérison, c'est de pleurer. Alors j'ai enduré la douleur comme un homme.

Je me souviens aussi de la dernière fois où j'ai craqué et pleuré. C'était il y a quelques années. Ma famille et moi étions en train de déménager et de fouiller dans mes affaires dans mon bureau, quand je suis tombé sur un vieux passeport avec une photo en noir et blanc de ma mère. Elle devait avoir environ dix-neuf ans sur la photo. Elle ne souriait pas, mais c'est son regard, déterminé et pourtant vulnérable, qui m'a brisé. Bien sûr, même si je pleurais, je savais que je la voyais à travers mes yeux aujourd'hui. Les questions que je me posais étaient les suivantes : "A-t-elle senti d'une manière ou d'une autre ce qui allait devenir sa vie ? Les joies et les tragédies, et que dans vingt ans, elle allait mourir du sida ?"

Avec tout ce que je sais maintenant sur le fait d'être un homme, que dirais-je à ma fille de dix ans (que nous avons nommée d'après sa grand-mère) ? Je lui dirais de se battre ! Toujours se battre, et toujours être vigilante, car derrière le plus patriarcal ou le plus féministe des hommes, il y a un homme. Oui, cela peut être intersectionnel, et interconnecté, mais la position par défaut est toujours de rémunérer le patriarcat.

Être un homme — la masculinité, le sexisme et le patriarcat — est une industrie de plusieurs billions de dollars [Ndlr : un billion = mille milliards]. C'est une idéologie qui fait passer le profit avant l'humanité et institutionnalise l'exploitation des femmes — selon l'ONG Oxfam, le travail non rémunéré des femmes ajoute au moins 10,8 billions de dollars à l'économie.

Avec ce que je sais maintenant de moi-même et de la masculinité, je dirais à ma fille qu'il n'y a pas de véritables hommes féministes. Sur le plan idéologique, je m'aligne sur le féminisme noir radical à travers des figures comme les Angela Davis et les Audre Lord de ce monde. Mais il est si facile d'être aveugle et de profiter d'un système conçu pour les hommes. Nous sommes la valeur de défaut. Je lui dirais donc qu'il n'y a pas d'hommes féministes en fin de compte, mais seulement des lanceurs d'alerte.

Alors combattez-les tous, pour nous tous !

Mukoma Wa Ngugi est professeur associé d'anglais à l'université Cornell et auteur de The Rise of the African Novel : Politics of Language, Identity and Ownership, les romans Mrs Shaw, Black Star Nairobi, Nairobi Heat, et deux recueils de poésie, Logotherapy et Hurling Words at Consciousness. Unbury Our Dead With Song (un roman sur les musiciens concurrents de Tizita) est à paraître chez Cassava Republic Press.

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Sources additionnelles • Traduction et adaptation : Thomas Seymat

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