Pourquoi des Américains en disgrâce font-ils de la propagande pro-Poutine en Russie ?

Scott Ritter, ex-chef des inspecteurs en désarmement de l'ONU, devant un tribunal américain après avoir été condamné pour délinquance sexuelle, le 26 octobre 2011.
Scott Ritter, ex-chef des inspecteurs en désarmement de l'ONU, devant un tribunal américain après avoir été condamné pour délinquance sexuelle, le 26 octobre 2011. Tous droits réservés DAVID KIDWELL/AP
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Par Una Hajdari
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En tournée en Russie, Scott Ritter, ancien inspecteur en désarmement de l'ONU condamné pour délinquance sexuelle, affirme que l'Ukraine perdra la guerre. Comme d'autres Américains tombés en disgrâce, il défend la rhétorique de Vladimir Poutine.

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Depuis l'invasion de l'Ukraine en 2014, et plus encore depuis l'attaque à grande échelle lancée en février de l'année dernière, les organes de propagande russes se délectent citer des Américains qui, selon eux, plaident en faveur de Moscou.

Si le concept d'intellectuels occidentaux élogieux à l'égard des dirigeants soviétiques - et minimisant leurs crimes - était relativement courant pendant la guerre froide, il a pris un nouvel élan depuis que le président russe Vladimir Poutine a clairement fait part de ses projets de démembrement ou d'occupation de l'ensemble de l'Ukraine.

Scott Ritter, ancien inspecteur en désarmement des Nations unies dans les années 1990 et analyste du corps des marines de l'armée américaine lors de l'invasion soviétique de l'Afghanistan dix ans auparavant, a rejoint la cohorte d'individus qui relaient abondamment la propagande du Kremlin.

Il s'est récemment lancé dans une tournée de présentation de son nouveau livre, "Le désarmement au temps de la Perestroïka", dans des grandes ville russes comme Kazan, Irkoutsk et Yekaterinbourg. Selon lui, ce livre vise à mettre en garde le public américain contre toute escalade avec la Russie qui pourrait conduire à une attaque nucléaire. Selon lui, le public occidental a oublié à quel point les accords de désarmement furent extrêmement difficiles à obtenir.

"L'étreinte froide et très contraignante du gouvernement russe"

Pour ceux qui connaissent les principaux sujets de discussion politique qui circulent dans les médias russes - dont certains peuvent être fondés sur des craintes réelles, comme celle d'une escalade nucléaire - Scott Ritter participe du même discours dominant des propagandistes russes.

"Les gens comme lui se tournent vers la Russie et l'étreinte froide mais très contraignante du gouvernement russe parce qu'ils sont opportunistes", explique Natalia Antonova, journaliste longtemps basée à Moscou, aujourd'hui à Washington, contributrice du Guardian ou encore du média en ligne d'investigation Bellingcat, experte très au fait des techniques de désinformation russes.

"Ils voient une opportunité financière et professionnelle dans le fait de travailler pour et avec les Russes. J'entends par là les mauvais Russes, ces mêmes bureaucrates qui soutiennent les fascistes russes aujourd'hui et cette tentative de génocide en Ukraine."

Antonova est ukraino-américaine et, pour quelqu'un qui est à cheval sur les deux mondes, Scott Ritter est un exemple typique d'individu en disgrâce - souvent un homme - qui s'est discrédité aux États-Unis et qui veut maintenant être perçu comme une source d'"analyse honnête" en Russie, afin de retrouver ou d'accroître sa gloire.

"Des hommes désespérés comme lui sont souvent venus en Russie pour prendre un nouveau départ. Il est vrai que les Russes sont prêts à tout pour peu que vous leur soyez utile. Ils s'en moquent", explique-t-elle.

GREGORY SMITH/AP2002
Scott Ritter lors d'une conférence de presse à l'Université d'État de Géorgie à Atlanta. 17 septembre 2002GREGORY SMITH/AP2002

Scott Ritter est un délinquant sexuel condamné, ayant été surpris à plusieurs reprises en train de s'exposer à des mineurs en ligne. Il a passé un an et demi en prison. Malgré cela, il affirme être la cible de l'administration américaine en raison de son opposition à la guerre en Irak.

"Si vous suivez les informations locales russes qui relatent la grande tournée de Ritter en Russie, dans les médias locaux tels que les journaux de Kazan ou d'Izhevsk, aucun d'entre eux ne mentionne son dossier d'arrestation et sa condamnation", explique Natalia Antonova. "Ils ne disent même pas que cet homme a été emprisonné à tort, qu'il s'agissait d'un complot contre lui. Ils n'en parlent tout simplement pas."

Pourtant, tous les Américians ne sont évidemment pas les bienvenus dans la Russie d'aujourd'hui. La semaine dernière, 500 Américains, dont des personnalités comme l'ancien président Barack Obama et les animateurs de télévision Stephen Colbert et Jimmy Kimmel, ont été inscrits sur la plus grande liste de personnes sanctionnées par Moscou à ce jour.

Le journaliste du Wall Street Journal Evan Gershkovich a été arrêté à Yekaterinbourg en mars, et les autorités russes continuent de refuser tout contact avec le personnel de l'ambassade des États-Unis.

Contrairement aux personnes figurant sur la liste des sanctions, Scott Ritter "a la possibilité de se réinventer et de se sentir à nouveau bien dans sa peau, et les Russes le laisseront faire", avance Natalia Antonova.

Qu'est-ce qu'un tankiste ?

Le terme "tankiste" renvoie au siècle dernier, au temps où le glacis soviétique s'étendait sur une partie de l'Europe. Il apparaît lors des invasions soviétiques de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie au milieu du XXe siècle, en référence à ceux qui minimisaient le fait que les chars du Kremlin avaient été utilisés pour réprimer les manifestations et l'opposition dans des villes comme Prague et Budapest.

Aujourd'hui, ce terme est devenu un argot courant sur l'internet, en particulier parmi ceux qui cherchent à éliminer les apologistes du régime de Poutine. On trouve des tankistes de toutes sortes - des trolls anonymes sur Twitter qui parlent avec poésie de l'expansion de l'OTAN en Europe de l'Est, aux journalistes et universitaires de renom.

L'un des plus éminents d'entre eux est le journaliste américain Seymour Hersh, autrefois écrivain renommé et vénéré, connu pour ses reportages novateurs sur les crimes américains tels que le massacre de My Lai et la torture de civils irakiens à Abou Ghraib.

Récemment, il a lancé un débat féroce après avoir publié un article alléguant que les États-Unis avaient bombardé le gazoduc Nord Stream 2. Ce gazoduc controversé, qui traverse la mer Baltique, était censé contourner des pays comme l'Ukraine et la Pologne - principaux adversaires politiques de la Russie avant même l'invasion - pour acheminer du gaz vers la partie occidentale du continent.

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"Certaines personnes, comme Hersh, ont également eu le moral à zéro. Il a rapporté des faits vraiment horribles commis par l'armée américaine, comme My Lai et Abu Ghraib. Ce sont des événements terrifiants de l'histoire des États-Unis qui sont honteux", explique Natalia Antonova.

Oliver Stone, le réalisateur américain célèbre pour ses films sur les présidents américains tels que "JFK" et "W", fait également partie de l'ancien groupe illustre de personnalités occidentales qui blanchissent aujourd'hui les crimes commis en Ukraine. Il a produit "Ukraine on Fire", sorti en 2014, accusé de minimiser l'ampleur des manifestations de l'Euromaïdan qui ont conduit à l'éviction du président pro-russe Viktor Ianoukovytch en 2014 et les présente comme un coup d'État mené par les États-Unis.

"Cela peut vraiment briser une personne au point qu'elle se tourne vers le proverbial côté obscur, sans même s'en rendre compte. Ils sont tellement préoccupés par les mauvaises actions des États-Unis qu'ils les diabolisent complètement", explique-t-elle.

Selon Natalia Antonova, s'il est patriotique de critiquer son pays, ces personnalités sont allées jusqu'à "perdre une partie de leur objectivité et de leur capacité à penser de manière critique à propos de certains pays", au point de "commencer à embrasser des dictateurs étrangers".

Alexei Druzhinin/Sputnik
Le président russe Vladimir Poutine interviewé par le réalisateur américain Oliver Stone pour un documentaire à Moscou. 19 juin 2019.Alexei Druzhinin/Sputnik

Les Russes veulent-ils secrètement être appréciés des Américains ?

Pendant la guerre froide, l'Union soviétique a consacré beaucoup de temps et d'efforts à convaincre ses citoyens qu'ils vivaient en fait mieux que leurs homologues occidentaux.

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À cela s'ajoutait la ferme affirmation que l'Union soviétique était du bon côté de l'histoire - elle avait joué un rôle crucial dans la défaite du nazisme en Europe - et l'idée qu'elle était le premier pays doté d'un système socialiste étendu qui offrirait des chances égales à tous ses citoyens.

Aujourd'hui, le citoyen russe moyen souhaite toujours que l'Occident reconnaisse qu'il a quelque chose de spécial à offrir et que des pays comme les États-Unis devraient le traiter sur un pied d'égalité.

"Les Russes veulent vraiment que les Américains les aiment. Il y a là une sorte d'esprit revanchard. Ils détestent peut-être les Américains d'un côté, mais ils veulent que les Américains s'intéressent à eux et les apprécient", explique la journaliste.

C'est pourquoi les Scott Ritter, Steven Seagal et Oliver Stone du monde entier sont accueillis à bras ouverts en Russie, surtout s'ils peuvent montrer que les États-Unis sont peut-être pires que leur propre pays.

"Avec Scott Ritter, nous avons un Américain qui n'a pas peur de dire la vérité et qui nous dit ce que nous voulons entendre. Lorsqu'un Américain fait cela, l'effet psychologique est fantastique. Cela renforce également les objectifs des fonctionnaires qui l'ont manifestement aidé à planifier son voyage", poursuit-elle.

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Poutine a consacré beaucoup de temps à saper les sociétés occidentales et à essayer de lutter contre le complexe d'infériorité que ressentent de nombreux Russes. "Ainsi, lorsque les Américains répètent les discours poutinistes, cela signifie quelque chose", conclut-elle.

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