Les Forces populaires émergent à Gaza. Cette nouvelle milice palestinienne vise à défier le Hamas et son pouvoir. Mais le scepticisme entoure le groupe quant à sa capacité à s'affirmer, ainsi que son chef Yasser Abou Shabab et son passé criminel.
Une milice palestinienne de 300 membres a vu le jour à Gaza, dans le but déclaré de libérer la bande de Gaza du Hamas - et elle affirme maintenant avoir le soutien d'Israël.
Le groupe, nommé les "Forces populaires", opère dans l'est de Rafah sous la direction de Yasser Abu Shabab, un bédouin d'une trentaine d'années qui a passé des années dans les geôles du Hamas pour des activités criminelles avant d'être libéré en marge des attentats du 7 octobre 2023.
Selon une déclaration exclusive adressée à Euronews, le groupe d'Abou Shabab - à ne pas confondre avec les extrémistes islamistes somaliens, Al-Shabaab - s'est regroupé pour la première fois en juin 2024.
Les Forces populaires, qui portent également le nom de "Service antiterroriste", se décrivent comme des "volontaires issus du peuple" qui protègent l'aide humanitaire du "pillage, de la corruption et du vol organisé" par des groupes affiliés au Hamas.
"Nous ne sommes pas des combattants professionnels, ni une milice, car nous ne nous engageons pas dans des tactiques de guérilla", a déclaré le groupe dans un communiqué transmis à Euronews.
Coopération avec Israël
Coutumier des démonstrations de force contre des organisations rivales potentielles, le Hamas a répondu à l'émergence des Forces populaires en tuant plusieurs de ses membres.
"Le Hamas a tué plus de 50 de nos volontaires, dont des membres de la famille du commandant Yasser, alors que nous gardions des convois d'aide", a déclaré le porte-parole des Forces populaires.
Auparavant, le Hamas avait fermement rejeté les allégations de profit de guerre et de vol d'aide humanitaire, également formulées à son encontre par Israël. Dans le même temps, Yasser Abou Shabab lui-même a révélé que son groupe se "coordonnait" avec l'armée israélienne à Rafah.
Dans une interview accordée dimanche à la radio publique israélienne en langue arabe KAN, le chef des Forces populaires a déclaré que son groupe coopérait avec Israël en matière de "soutien et d'assistance", mais pas en termes d'"actions militaires", ces dernières étant selon lui menées uniquement par son groupe.
Bien que les Forces populaires aient depuis nié que Yasser Abou Shabab ait accordé l'interview à KAN après avoir essuyé des critiques à Gaza, cet arrangement serait une nouvelle tentative d'Israël d'établir des liens avec des partenaires locaux susceptibles de remettre en cause le contrôle de Gaza par le Hamas.
Une coalition plus large, comprenant l'Autorité palestinienne (AP), l'Égypte, les Émirats arabes unis et les États-Unis, serait également impliquée dans la recherche d'alternatives au pouvoir du Hamas.
Une "arme à double tranchant", selon Israël
"Ces Forces populaires sont une arme à double tranchant", a déclaré à Euronews Fleur Hassan-Nahoum, adjointe au maire de Jérusalem et envoyée spéciale du ministère des Affaires étrangères. "Il ne s'agit pas de démocrates pacifistes, mais d'un gang qui en a assez du plus grand des gangs, le Hamas".
Bien qu'elle se méfie de Yasser Abou Shabab, Fleur Hassan-Nahoum reconnaît également qu'Israël n'a pas vraiment le choix.
"Il y avait deux Gaza : le Gaza du Hamas [...] et le second Gaza des laissés-pour-compte qui n'était pas contrôlé par le Hamas", estime-t-elle, ajoutant que certains de ces laissés-pour-compte ont simplement "atteint un point de rupture".
Ahmed al-Charaa, en Syrie, qui est passé du statut de chef d'une organisation affiliée à Al-Qaïda et de terroriste recherché sous le nom de guerre d'Abu Mohammad al-Julani à un rôle politique légitime en tant que dirigeant du pays, montre que ce type de soulèvement peut produire ses effets.
"En Syrie, Al-Jolani dirigeait également un gang [...] et voilà qu'il monte en grade. On ne sait donc pas qui pourrait sortir de ces gangs", conclut Fleur Hassan-Nahoum.
Rami Abou Jamous, un journaliste basé à Gaza qui a travaillé pour France 24 avant de créer GazaPress, n'est pas du tout d'accord. Selon lui, Yasser Abou Shabab n'est pas Ahmed al-Charaa - et dans le contexte de la bande de Gaza, les affirmations du chef de la milice doivent être considérées avec prudence.
Bien qu'il critique vivement le Hamas, Rami Abou Jamous ne considère pas le chef des Forces populaires comme une alternative viable ou crédible.
"Imaginez que Pablo Escobar devienne président de la Colombie. C'est exactement ce dont il s'agit : un trafiquant de drogue qui collabore avec une armée d'occupation contre son propre peuple", a déclaré Abou Jamous à Euronews.
Yasser Abou Shabab est depuis longtemps accusé par des membres de sa propre famille - dont un qui a fait partie de son groupe - d'avoir participé à de la contrebande de cigarettes et de drogues en provenance d'Égypte et d'Israël dans la bande de Gaza à travers les points de passage et les tunnels avant la guerre.
Il a été incarcéré pour trafic le 7 octobre, mais a été libéré avec la plupart des autres détenus lorsque la guerre a commencé en octobre 2023.
Alors qu'Abou Shabab se présente aujourd'hui comme le chef d'une milice de plus en plus nombreuse travaillant dans l'intérêt des Palestiniens ordinaires, le journaliste soutient que "nous ne devrions pas vraiment les appeler une 'force'".
"Il s'agit de quelques dizaines de personnes appartenant à un clan appelé Asalamu Alaykum, impliqué à l'origine dans le détournement de l'aide humanitaire", explique-t-il.
"Ce qu'il fait maintenant, c'est de la propagande - une bulle créée pour la consommation internationale", estime Rami Abou Jamous. Le journaliste a récemment remporté trois prix lors du prestigieux concours Bayeux Calvados-Normandie pour ses reportages à Gaza.
Rétrospectivement, nous constatons qu'il s'agissait d'une énorme erreur
Des vétérans de l'armée et des services de renseignement israéliens ont exprimé de vives critiques à l'égard de cette stratégie, qui a eu des conséquences contre-productives pour Israël par le passé.
Guy Aviad, ancien historien militaire de l'armée israélienne et expert du Hamas, rappelle notamment le soutien apporté par Israël aux milices chrétiennes au Liban, qui s'est retourné contre l'État hébreu et a abouti à 18 ans d'engagement militaire israélien dans le sud du pays.
"Nous les avons beaucoup aidés contre l'OLP au Liban. Mais ils nous ont entraînés dans leur propre pays", a-t-il déclaré à Euronews, décrivant la période de 1982 à 2000 comme marquée par "beaucoup d'effusions de sang dans la région du Liban".
Ensuite, il y a eu le soutien tacite d'Israël aux Frères musulmans de Gaza dans les années 1980, destiné à contrer l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) - dont l'aile militante a mené des actes violents contre l'armée et les civils israéliens à l'époque - mais qui a finalement donné naissance au Hamas lui-même.
"Israël pensait à l'époque que le principal adversaire dans la bande de Gaza était, bien sûr, l'OLP, et a donc essayé de renforcer les Frères musulmans", explique Guy Aviad. "Mais rétrospectivement, nous constatons que c'était une énorme erreur".
"Je pense que les services de sécurité et le gouvernement israélien ne connaissent pas suffisamment l'histoire militaire", ajoute-t-il. "Mais je pense que le gang d'Abou Shabab dans le sud de la bande de Gaza ne changera pas la donne dans la guerre entre Israël et le Hamas".
Le renseignement israélien évoque "un mouvement tactique à court terme"
Michael Milshtein, ancien directeur des affaires palestiniennes au sein des services de renseignement israéliens, est plus direct. Selon lui, les Forces populaires représentent "la bande du clan Abou Shabab" qui était "impliquée dans des affaires criminelles, la contrebande, le vol, tous les aspects négatifs" avant le 7 octobre 2023.
"Je suis très critique à l'égard de cette politique et de ce mouvement", affirme-t-il à Euronews. "Nous ignorons l'ADN de base, la nature fondamentale d'un tel gang. Vous savez, ce sont des voleurs".
"En d'autres termes, Israël est en train de répéter les mêmes erreurs", avertit Michael Milshtein. "Il me semble que nous n'avons rien appris de l'histoire"
De leur côté, certains responsables israéliens estiment que l'arrangement est nécessaire étant donné l'absence d'alternatives d'autorité efficaces dans la bande de Gaza.
"Les vacances de pouvoir sont inévitablement comblés", affirme Fleur Hassan-Nahoum. "Lorsqu'un trou est créé, quelqu'un vient le remplir. Et c'est ce qui est en train de se passer".
Un ancien membre haut placé de l'unité antiterroriste du Mossad, qui a parlé à Euronews sous le couvert de l'anonymat, a reconnu la nature criminelle des Forces populaires, mais a suggéré que le soutien qu'Israël leur apportait relevait d'une nécessité pragmatique.
"Ce ne sont pas des gens que je considère comme une alternative à long terme à Gaza", déclare-t-il. "Ce sont des gangsters, mais parfois il est nécessaire de travailler avec des gangsters pour renverser le Hamas".
Des sources du renseignement qui ont parlé à Euronews ont également décrit le soutien israélien comme "un mouvement tactique à court terme", avec des groupes incapables de servir de "substitut à un plan stratégique à long terme".
D'autres groupes se manifestent pour protéger les convois d'aide
Dans le même temps, la crise humanitaire en cours, qui a exposé quelque 2 millions de Palestiniens à un risque critique de famine, est en train de devenir un champ de bataille politique, idéologique et armé à Gaza.
Ces dernières semaines, d'autres groupes auto-organisés sans lien avec le Hamas ou Abou Shabab se sont manifestés pour tenter d'assurer la protection armée des livraisons d'aide dans la bande de Gaza.
Fin juin, un groupe de résidents influents de Gaza a annoncé qu'il avait lancé une initiative indépendante visant à protéger les convois d'aide contre le pillage.
"Nous nous réunissons ici pour annoncer d'une voix forte que les camions qui arrivent à Gaza, la ville assiégée, doivent atteindre les familles et les personnes dans le besoin", a déclaré le Rassemblement national des tribus, des clans et des familles palestiniennes dans une déclaration vidéo vue par Euronews.
Toutefois, ces initiatives restent confinées à des poches de la bande de Gaza et il n'est pas certain qu'elles puissent remettre en cause la mainmise du Hamas sur le territoire, selon les experts.
Les 300 combattants des Forces populaires représentent à eux seuls une fraction de la population de Gaza et n'ont pas l'infrastructure nécessaire pour participer à son administration, par contraste avec le mécanisme solide et bien organisé du Hamas.
"Le Hamas sait comment réprimer les soulèvements populaires ou les organisations qui tentent de le défier", explique Guy Aviad. "Le Hamas dispose d'un appareil de sécurité très sophistiqué et très efficace qui sait comment trouver ceux qui ont collaboré avec Israël".
Un véritable candidat peut-il se présenter ?
Le plus grand défi auquel est confronté tout nouveau groupe est de gagner le soutien des Palestiniens, car le Hamas contrôle Gaza depuis 2007.
"La majorité de la population ne connaît que le Hamas. Plus de la moitié de la population de la bande de Gaza a moins de 18 ans", explique Guy Aviad. "La majorité de la population a donc été éduquée par le système du Hamas, c'est ce qu'elle connaît".
La coopération de Yasser Abou Shabab avec Israël pourrait donc s'avérer contre-productive pour les Forces populaires, car les ravages de la guerre entre Israël et le Hamas ont renforcé le sentiment anti-israélien dans la bande de Gaza.
"Après une guerre très, très sanglante à Gaza, il n'y a pas une seule personne à Gaza qui n'ait pas perdu un membre de sa famille ou un ami", observe Guy Aviad.
Et à Gaza, les candidats se font rares pour succéder au Hamas. Le gouvernement israélien a rejeté le retour de l'Autorité palestinienne - qui reste le représentant politique reconnu de la Cisjordanie occupée - dans la bande de Gaza, alors qu'aucune alternative crédible n'a émergé.
"Il y a deux grands blocs dans la société palestinienne : le bloc laïque, dirigé par le Fatah ou l'Autorité palestinienne, et le bloc religieux, dirigé par le Hamas et le Jihad islamique", conclut Guy Aviad. "Il n'y a pas de troisième alternative".
Dans le même temps, l'influence de l'Autorité palestinienne a été remise en question, après qu'un groupe de cheikhs de Cisjordanie a annoncé le week-end dernier qu'il souhaitait déclarer un émirat à Hébron et rejoindre les accords d'Abraham d'Israël, dans ce qu'ils disent être une tentative de parvenir enfin à la paix dans la région.