À l'écoute de la biophonie sous-marine

Un baleineau béluga nouveau-né sort la tête de l'eau, en Alaska (août 2017).
Un baleineau béluga nouveau-né sort la tête de l'eau, en Alaska (août 2017). Tous droits réservés AP / NOAA Fisheries
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Par Ophélie Barbier
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Appauvrissement des paysages sonores, perturbations comportementales chez les poissons, changement de communication chez les mammifères marins… partons à la découverte de l'étude des bruits aquatiques.

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En février dernier, un groupe de 17 chercheurs issus de différents pays, dont la France, ont appelé à la création d'une bibliothèque mondiale de la biophonie sous-marine pour en étudier la superficie et la richesse. Mais étudier la biophonie sous-marine, comment ça marche ?

Le 8 février 2022, dans un article intitulé "Appel à la création d'une bibliothèque mondiale des sons biologiques sous-marins", un groupe de chercheur réclamait un rassemblement documenté des bruits émis par les espèces sous-marines sur une plateforme commune et accessible à tous. 

Qu'est-ce que la biophonie sous-marine ?

Un paysage acoustique intègre plusieurs composantes : "la biophonie, la géophonie et l’anthropophonie", qui forment à elles trois une empreinte de la structure, du fonctionnement et de l’évolution des écosystèmes. La biophonie sous-marine, morceau d'un paysage acoustique, est définie comme ce qui rassemble tous les sons émis par des organismes marins

Dario Lopez-Mills/AP
Une baleine grise perce la surface alors qu'une autre nage à proximité dans les eaux de l'océan Pacifique de la lagune de San Ignacio au Mexique (mars 2015).Dario Lopez-Mills/AP

Dans l'appel des chercheurs à la création d'une banque sonore à l'échelle internationale, les auteurs démontrent qu'une telle base de donnée de référence permettrait "d'élargir notre connaissance de la diversité acoustique des milieux aquatiques, ainsi que notre compréhension de la biodiversité et de l'écologie".

Une telle plateforme partagée serait utile "pour comparer les espèces, les lieux et les méthodes d'enregistrement". Additionné à cela, cette bibliothèque sonore aurait pour but "une prise de conscience générale de l'importance des signaux acoustiques pour la faune aquatique, des impacts du bruit sur eux et du potentiel des communautés acoustiques à fournir une indication de lasanté de l'écosystème".

À chaque comportement animalier son bruit

Le monde marin compte trois catégories de sons biologiques de communication : les invertébrés, les poissons et les mammifères marins. Chaque espèce possède un son spécifique, qui lui permet d’être reconnaissable par le type de bruit qu’elle émet. 

Lucia Di Iorio, chercheuse en écologie acoustique et l'une des signataires de l'appel à la création d'une librairie sonore des organismes marins, indique que chaque son est associé à un comportement : un cri de défense du territoire, un signal d'alerte, un appel destiné aux femelles pendant la période de reproduction...

Wyland/NOAA/AP
Un requin nage au large de la côte de l'atoll de Midway, dans les îles hawaïennes du Nord-Ouest (janvier 2012).Wyland/NOAA/AP

La chercheuse prend l’exemple de la parade nuptiale du mérou, durant laquelle le poisson change de couleur et suit la femelle qu'il veut séduire en lui livrant une danse : “nous avons remarqué pendant cette parade que le mérou émettait un son spécifique. Nous avons donc pu associer ce son à sa reproduction”.

Pour communiquer, les espèces sous-marines utilisent desniches acoustiques.“Elles se partagent l’espace acoustique pour mieux se faire entendre. Elles se répartissent la fréquence, dans le temps et dans l’espace, pour éviter que leurs fréquences ne chevauchent celles des autres. Pour cela, elles utilisent des fenêtres temporelles où leur son est dominant et où peu d’espèces risquent d’interférer avec elles”, précise Lucia Di Iorio. Et cette répartition de la fréquence vaut pour tous les milieux, en mer comme sur terre.

Sous l’eau, les sons émis par ces espèces marines peuvent être entendus jusqu’à plusieurs centaines de kilomètres. L'experte donne l'exemple de la coquille Saint-Jacques, qui se ferme pour expulser les débris qui se trouvent à l’intérieur de son enveloppe : elle émet alors un bruit faible en intensité, qui ne dépasse pas un mètre. “Comparé à cela, une baleine bleue émet des sons graves, que l’on peut entendre à des centaines de kilomètres”, ajoute-t-elle.

DAVID J. PHILLIP/AP
Des tarpons sont représentés sur cette photo sous-marine prise lors d'une plongée au large de l'île de Bonaire, dans les Caraïbes (avril 2011).DAVID J. PHILLIP/AP

Comment écouter la symphonie sous-marine ?

Des entreprises spécialisées développent des enregistreurs et des logiciels dédiés à l'écoute des paysages acoustiques sous-marins. C'est le cas de l'entreprise française Abyssens, créée en 2019 par Caroline Magnier, docteure en acoustique sous-marine. Pour analyser les bruits sous-marins, elle utilise des enregistreurs acoustiques. 

"A l'intérieur de ces outils, un hydrophone équivalent à un micro, analyse les différences de pressions acoustiques et les reconvertit en un signal électrique. Ensuite on récupère ce signal, enregistré et numérisé, pour le sauvegarder et l'étudier", explique la fondatrice d'Abyssens. Et ces enregistreurs acoustiques peuvent rester de 17 jours à 6 mois sous l'eau. 

Ces enregistrements permettent alors d’élaborer des paysages sonores. Ces ensembles de sons révèlent des informations sur l'habitat, sa diversité sonore ou encore ses variétés taxonomiques, c'est à dire la diversité des êtres vivants et des communautés d'espèces qui s'y trouvent. Pour Lucia Di Iorio, ces enregistrements sont très utiles car ce sont des indicateurs de biodiversité qui témoignent de l'état des habitats.

Santiago Mejia/San Francisco Chronicle
Une baleine à bosse plonge près de l'île d'Alcatraz à San Francisco, en Californie (septembre 2017).Santiago Mejia/San Francisco Chronicle

En juin 2020, le ministère français de la transition écologique et solidaire a publié un rapport intitulé "Préconisations pour limiter les impacts des émissions acoustiques en mer d'origine anthropique sur la faune marine". Dans ce texte de 200 pages, il est recommandé aux industriels de ne pas dépasser certains seuils de décibels, pour ne pas impacter la faune marine. 

"On parle ici de pollution humaine. Il y a des bruits liés aux travaux comme des bruits impulsifs de battages de pieux ou d'explosions, mais aussi des bruits continus comme le dragage", cite la docteure en acoustique sous-marine. Cet ensemble de bruits, produits par les activités humaines, s'appelle "l'anthropophonie".

Les conséquences de la pollution sonore

Ces nombreux sons, émis par exemple lors de passages de bateaux ou de travaux en mer, engendrent des conséquences sur les animaux marins. Pour Caroline Magnier, ces sons peuvent être à l'origine deperturbations comportementales chez certaines espèces : "Des poissons descendent plus profondément dans l'eau durant la journée, pour ne pas être trop perturbés par le bruit des bateaux. Certains se nourrissent moins car ils sont stressés, d'autres s'habituent à ce stress. On constate alors un phénomène d’accoutumance. Les espèces sous-marines peuvent parfois subir une perturbation temporaire ou permanente de leur audition".

National Oceanic and Atmospheric Administration
Cette image montre une baleine à bosse après avoir été empêtrée dans une ligne lourde et libérée au large d'Hawaï (mars 2022).National Oceanic and Atmospheric Administration

Lucia Di Iorio constateun appauvrissement des paysages sonores, dû au réchauffement climatique, à la déforestation et à l'impact humain en général. Elle énumère la portée des séquelles de l'antropophonie : "le stress des animaux exposés au bruit augmente, certains se reproduisent moins que d’autres, font moins attention à leurs nids et aux prédateurs, changent leurs comportements vocaux, se déplacent… La communication change chez les mammifères marins, ils sont obligés de s'adapter”.

La création d’une bibliothèque mondiale de la biophonie sous-marine, réclamée par les 17 chercheurs, dont Lucia Di Iorio, se concrétise. Cette plateforme, utile à tous types de publics, recenserait les paysages sonores mondiaux et permettrait d’analyser leur évolution dans le temps. 

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Les chercheurs signataires de l'article justifient le besoin de créer une telle librairie sonore ainsi : "à l'heure où la biodiversité mondiale connaît un déclin important et où les paysages sonores sous-marins sont altérés par les impacts anthropiques, il est nécessaire de documenter, de quantifier et de comprendre les sources sonores biotiques - potentiellement avant qu'elles ne disparaissent".

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