Unanimité ou majorité qualifiée, le vieux débat européen refait surface

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, soutient le principe de la majorité qualifiée en matière de politique étrangère
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, soutient le principe de la majorité qualifiée en matière de politique étrangère Tous droits réservés Kenzo Tribouillard/AP
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Par Jorge Liboreiro
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Le vent du changement souffle sur la prise de décision en matière de politique étrangère de l'Union européenne, mais il n'est peut-être pas suffisant pour provoquer une tempête.

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La décision de Vladimir Poutine d’envahir l'Ukraine est souvent considérée comme le point de bascule d’une unité politique sans précédent de l'Union européenne.

Si cette convergence s'est maintenue et a permis de prendre des décisions auparavant impensables, elle n’est pas sans conséquence. Des fissures apparaissent au grand jour, provoquant la frustration de Kyiv et l'embarras de l’UE.

L'une des principales raisons - si ce n'est la principale - de ces épisodes occasionnels de dysfonctionnement réside dans la règle de vote à l'unanimité. Ce système régit la politique commune et de sécurité de l'UE, et accordent de fait aux gouvernements un droit de veto.

Cette prérogative a été invoquée pour bloquer l'action collective, arracher des concessions et remodeler les accords en fonction des intérêts d'une seule capitale. La Hongrie, en particulier, a utilisé à plusieurs reprises son droit de veto.

Dans ces conditions, il n'est donc pas surprenant de voir neuf États membres, dont l'Allemagne et la France, former un "groupe d'amis" pour promouvoir le passage progressif du vote à l'unanimité au vote à la majorité qualifiée en matière de politique étrangère.

En d'autres termes, il s'agit d'abandonner le veto une fois pour toutes.

Dans une courte déclaration publiée début mai, ce groupe a souligné que les changements futurs s'appuieraient sur les dispositions "déjà prévues" dans les traités de l'UE, une précision qui semble avoir été délibérément insérée pour attirer les gouvernements qui souhaitent un changement concret mais qui refusent le scénario d'une réforme institutionnelle.

Mais où se trouvent ces dispositions dans le labyrinthe juridique de l'Union ?

Trois options inutilisées

Le débat, unanimité contre majorité qualifiée, est loin d'être nouveau et son intensité a connu des hauts et des bas en fonction des contextes internationaux.

Les défenseurs de l'unanimité affirment que la règle encourage des négociations plus difficiles, renforce la légitimité démocratique, consolide l'unité, améliore la mise en œuvre et offre aux petits États un bouclier contre les exigences des plus grands pays.

Ses détracteurs soutiennent le contraire : l'unanimité entrave la prise de décision, favorise l'esprit du plus petit dénominateur commun et empêche l'UE de réaliser son plein potentiel sur la scène mondiale.

C'est en décembre 2007 que l'UE a été la plus proche d'apporter une réponse définitive à ce dilemme, lorsque les dirigeants ont signé le traité de Lisbonne et remodelé - une fois de plus - l'équilibre des pouvoirs entre les États et les institutions.

Ce texte instaure la majorité qualifiée - soit 55 % des pays représentant au moins 65 % de la population de l'Union - pour la grande majorité des domaines politiques. Il a cependant renforcé les règles de l'unanimité dans certaines sphères jugées politiquement sensibles, telles que la politique étrangère, la fiscalité, le budget commun et l'élargissement.

En revanche, en matière de politique étrangère, le traité a timidement ouvert la voie à l'approbation de certaines décisions à la majorité qualifiée, pour autant qu'elles n'aient pas "d'implications militaires ou de défense". L'article 31 prévoit trois possibilités principales :

  • L'abstention constructive. Lorsqu'un Etat membre n'est pas d'accord avec une action collective, il choisit de s'abstenir plutôt que de mettre son veto. L'action est alors approuvée et l'État membre, dans un "esprit de solidarité mutuelle", s'engage à ne pas interférer.

  • Dérogation spéciale. Les États membres peuvent voter à la majorité qualifiée pour adopter une décision qui définit une action ou une position commune, mais seulement si la décision découle d'un mandat donné par le Conseil européen ou d'une proposition présentée par le chef de la diplomatie de l’Union.

  • Clause passerelle. Le Conseil européen adopte une décision qui permet aux États membres d'agir à la majorité qualifiée dans des cas spécifiques de politique étrangère.

Bien que ces trois solutions de contournement représentent un ajout précieux au mode de fonctionnement de l'UE, leur mise en œuvre a été extrêmement limitée, voire inexistante.

L'Autriche, l'Irlande et Malte - les trois seuls pays de l'UE à mener une politique de neutralité - ont invoqué une abstention constructive l'année dernière lorsque l’Union a proposé d'utiliser la Facilité européenne pour la paix pour fournir des équipements militaires aux forces armées ukrainiennes.

Cette abstention a permis à l'Union européenne de donner son feu vert à plusieurs tranches d'aide militaire à Kyiv malgré les réserves des trois pays neutres, qui contribuent à ce dispositif en fournissant du matériel non létal.

Néanmoins, une abstention ne peut pas aller bien loin.

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Toutefois, il semble difficile d’imaginer qu'un gouvernement s'abstiendrait lors d’un vote aux vastes implications pour l'économie européenne, comme le plafonnement des prix du pétrole russe, ou pour les relations diplomatiques, comme les sanctions imposées à quatre fonctionnaires chinois pour leur participation présumée à la répression des Ouïghours.

"L'abstention constructive permet aux Etats membres qui s'abstiennent d'adhérer à leurs spécificités nationales sans bloquer la voie aux autres", explique Nicole Koenig, responsable de la politique de la Conférence de Munich sur la sécurité.

"Mais elle n'est pas utile lorsque les Etats membres utilisent explicitement leur veto pour protéger des intérêts stratégiques ou économiques nationaux, comme on l'a vu avec la récente menace de veto hongrois concernant la Facilité européenne pour la paix".

L’autre option concerne les actions ou positions collectives qui découlent d'un mandat délivré par le Conseil européen ou d'une proposition présentée par le haut représentant.

À première vue, cette disposition semble avoir un champ d'application assez large : les conclusions du Conseil européen traitent d'une variété de questions de politique étrangère.

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Mais le traité de Lisbonne pose un garde-fou : si un vote passe de l'unanimité à la majorité qualifiée, un État membre peut invoquer des "raisons vitales et déclarées de politique nationale" pour interrompre l'ensemble du processus. Ce frein d'urgence est formulé de façon évasive et ne comporte aucun critère supplémentaire.

"L'utilisation de cette option juridique comme une sorte de marteau de forgeron aurait, bien sûr, des implications politiques", précise Robert Böttner, professeur adjoint de droit international à l'université d'Erfurt, en Allemagne.

"Les États membres pourraient déployer cette disposition, mais probablement avec une sorte de négociation. Il y a toujours un prix à payer pour ce genre de décision".

Une passerelle fragile

La dernière option sur le tableau de l'UE est la clause dite "passerelle", qui existait en partie avant le traité de Lisbonne.

Sur le papier, il s'agit d'un raccourci assez simple : le Conseil européen adopte une décision stipulant que les États membres "statuent à la majorité qualifiée" dans des cas spécifiques de politique étrangère et de sécurité.

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Selon les analystes, les dirigeants de l'UE auraient toute latitude pour définir le champ d'application thématique de la clause et sa durée dans le temps. Par exemple, elle pourrait être utilisée exclusivement pour imposer des sanctions de l'UE contre la Russie dans le contexte de la guerre en Ukraine. D'autres sanctions contre d'autres pays seraient soumises à la procédure habituelle de l’unanimité.

"Il y a beaucoup de flexibilité en ce qui concerne l'activation et la mise en œuvre de cette clause", prévient Robert Böttner, notant l'incertitude causée par le manque de précédent.

"Je pense que les Etats membres ne sont pas tout à fait conscients des possibilités que ces clauses passerelles impliquent", poursuit-il. "Faire prendre conscience que cette clause pourrait être limitée à un champ d'application étroit pourrait augmenter les chances qu'elle soit activée".

Toutefois, il faut faire preuve de précaution.

Le Conseil européen approuve ses conclusions communes par consensus, un terme pour désigner l'unanimité. Cela signifie que pour introduire une clause passerelle afin de supprimer l'unanimité, l'UE aurait besoin de l’accord de tous les pays membres.

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Cette contradiction constitue un obstacle majeur aux ambitions du groupe d'amis, dont le programme de transformation dépend en fin de compte de la bonne volonté de ceux qu'il souhaite neutraliser.

Un pays comme la Hongrie, dont le droit de veto est devenu un outil fondamental pour défendre ses intérêts nationaux, consentirait-il à une clause passerelle spécifiquement conçue pour vider ce même droit de veto de sa substance ?

Les autorités hongroises ont déjà répondu : elles ne le ferait pas.

Nicole Koenig prévoit que le débat se poursuivra jusqu'au prochain élargissement, lorsque des pays comme l'Albanie, la Macédoine du Nord, la Moldavie et l'Ukraine pourraient rejoindre l'UE. L'analyste suggère une "majorité superqualifiée" avec des seuils de vote plus élevés comme moyen terme possible entre les deux parties.

"Les nombreux autres domaines politiques qui sont passés à la majorité qualifiée montrent que l'UE restera toujours une machine à faire des compromis", ajoute Nicole. Koening.

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"Mais le vote à la majorité qualifiée accélère le processus. À mon avis, c'est la clé d'une Union européenne plus souple et, à l'avenir, plus large".

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