L'invasion russe en Ukraine place la Serbie entre le marteau et l'enclume

Un homme regarde un T-shirt avec une photo du président russe Vladimir Poutine dans la principale rue piétonne de Belgrade, en Serbie, samedi 26 février 2022.
Un homme regarde un T-shirt avec une photo du président russe Vladimir Poutine dans la principale rue piétonne de Belgrade, en Serbie, samedi 26 février 2022. Tous droits réservés Darko Vojinovic/Copyright 2022 The Associated Press
Tous droits réservés Darko Vojinovic/Copyright 2022 The Associated Press
Par Bojan Brkic
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L'invasion russe en Ukraine place la Serbie entre le marteau et l'enclume. Le gouvernement s'est pour le moment abstenu de toute sanction contre la Russie.

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L'invasion russe en Ukraine place la Serbie entre le marteau et l'enclume. Les Serbes ont ouvert leurs portes aux réfugiés ukrainiens et condamné la violence en Ukraine, mais les souvenirs douloureux de 1999 les ont rendus réticents à soutenir les sanctions.

Le son des sirènes de raid aérien à Kyiv et dans d'autres villes ukrainiennes a donné des frissons aux Serbes. Ceux suffisamment âgés se souviennent des alertes qu'ils ont entendues tant de fois pendant 78 jours en 1999. Les avions de l'OTAN ont bombardé les villes de ce qui était alors la Yougoslavie pour mettre fin à la campagne militaire de Slobodan Milosevic au Kosovo.

Solidarité pour l'accueil des réfugiés ukrainiens

« Pauvres, pauvres gens » est le commentaire le plus fréquent sur la guerre en Ukraine que vous entendrez de la part des gens en Serbie. Ils insistent sur leur sincère sympathie, précisément parce qu'ils savent par expérience ce que les Ukrainiens ressentent en ce moment dans les abris anti-bombes.

Il y a relativement peu de réfugiés ukrainiens en Serbie. Mais ceux qui ont cherché refuge accompagnés de leurs amis et leurs parents ont ressenti cette solidarité.

Parmi eux, Olga Hordyenko. Après un voyage de deux jours, elle est arrivée avec ses trois petites filles dans l'appartement de sa sœur cadette qui vit dans le quartier de Banjica à Belgrade depuis douze ans. Sa sœur, Kateryna Zoraya, a publié l'histoire de leur calvaire sur le groupe Viber du quartier et a été submergée par les réactions.

« Nos voisins ont un très grand cœur. Ils se sont organisés et nous ont tout offert. Les gens sonnent en permanence, offrent de la nourriture, des vêtements pour les enfants, ils cuisinent pour nous, ils proposent même un hébergement au cas où nous serions trop nombreux », raconte Kateryna.

« Ils viennent nous serrer dans leurs bras et nous parler. Je ne pourrais pas m'en sortir sans eux ».

Mais au-delà de la réaction humaine, la position de la société serbe face à la guerre est au mieux réservée. On est loin de la condamnation sans équivoque de l'invasion russe que l'on trouve ailleurs en Europe.

Une position sur le conflit réservée

« La guerre et le despotisme sont les principaux ennemis de la liberté et, à cet égard, les habitants de la Serbie n'ont aucun dilemme. Et ils n'aimeraient pas vivre dans le régime autoritaire de la Russie de Poutine », a déclaré Zoran Stojiljkovic, professeur de sciences politiques à l'université de Belgrade.

« Deux raisons expliquent la condamnation discrète de l'agression et la timidité des sanctions. La première est le souvenir des sanctions et des bombardements de l'OTAN en 1999, qui n'avaient ni base légale ni légitimité. Cela permet de comprendre la crainte des Russes face à l'expansion de l'OTAN vers l'est et leur insistance sur le statut de neutralité de l'Ukraine.

L'autre raison est la dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie et la conviction que la Russie est le garant de nos intérêts dans la question du Kosovo et de l'équilibre des forces dans la région » .

Depuis le début de la guerre en Ukraine, les médias serbes étaient plus divisés que jamais sur l'attitude à adopter.

Marko Drobnjakovic/2022 The Associated Press
Des personnes tiennent des banderoles alors qu'elles protestent contre l'invasion militaire russe en Ukraine à Belgrade, en Serbie, mardi 1er mars 2022.Marko Drobnjakovic/2022 The Associated Press

Les tabloïds faisant appel au sentiment populaire étaient prudemment jubilatoires, citant principalement des sources russes et montrant les scènes de la puissance militaire russe, tandis que les médias plus orientés vers l'Ouest ou appartenant à des intérêts occidentaux se sont joints à la condamnation de l'invasion.

« La société serbe est profondément divisée sur toutes les questions, y compris la guerre en Ukraine », déclare Jaksa Scekic, un ancien correspondant de Sky News et de Reuters à Belgrade.

« Comme il y a plus de gens qui soutiennent Poutine, les médias essaient de faire appel au ressenti public et versent de l'huile sur le feu en faisant monter l'hystérie pro-Poutine. __Mais il y a aussi les médias qui disent le contraire et soutiennent l'autre camp. En d'autres termes, le paysage médiatique est le reflet des différences politiques en Serbie et ces différences vont s'accentuer. Les médias seront la première victime de ce clivage."

En effet, savoir si l'avenir du pays se trouve à l'est ou à l'ouest est le principal point de division de la nation serbe, créée pendant et immédiatement après les guerres de libération de l'empire ottoman.

Mais au cours des deux dernières décennies, les Serbes n'ont pas voté pour des partis qui s'opposent à l'intégration du pays dans l'UE. Une plaisanterie locale dit que si le cœur des Serbes est en Russie, leurs poches sont à l'Ouest.

Et ce n'est pas sans raison. Plus de 61 % des échanges commerciaux de la Serbie se font avec les États membres de l'UE, l'Allemagne et l'Italie étant les principaux partenaires commerciaux.

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La Russie, encombrant allié de la Serbie

Cependant la Russie soutient la Serbie dans sa lutte politique pour empêcher que le Kosovo, que Belgrade considère comme sa province sécessionniste, devienne membre des Nations unies. Le Kosovo, qui est reconnu comme un État indépendant par 100 nations, a vu à plusieurs reprises la Russie opposer son veto à sa candidature aux Nations unies.

Même sur le plan économique, la Russie figure parmi les quatre principaux partenaires commerciaux de la Serbie et a conclu un accord de libre-échange avec Belgrade. La Serbie n'a jamais adhéré aux sanctions de l'UE à l'encontre de la Russie et a bénéficié de cette décision puisque les exportations vers la Russie ont atteint environ un milliard de dollars.

Alors que les sanction contre la Russie se multiplient, le pays se retrouve pris entre le marteau et l'enclume. Il est probable que dans cette situation, le gouvernement cherche surtout à suivre ses propres intérêts.

« Nous ne sommes pas intéressés par l'Est ou l'Ouest, nous ne sommes intéressés que par la Serbie. Nous n'avons aucun problème à dire que nous soutenons l'intégrité territoriale de l'Ukraine, mais nous demandons ce qui se passe avec l'intégrité territoriale de la Serbie qui a été si brutalement écrasée avec la reconnaissance de l'indépendance du Kosovo », a déclaré le président sortant du parlement serbe, Ivica Dacic. « Révoquez d'abord la reconnaissance du Kosovo, et ensuite vous pourrez faire pression sur la Serbie ».

Le pays a maintenu le même cap en matière de politique étrangère depuis la révolution démocratique de l'an 2000 : œuvrer à l'adhésion à l'UE, mais ne pas sacrifier les liens étroits avec la Chine et la Russie.

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Les développements de ces dernières années ont contribué à renforcer le sentiment de prudence d'une telle politique. La Serbie est candidate à l'adhésion à l'UE depuis 2012. Le président français Emmanuel Macron a apporté un message sobre à Belgrade en juillet 2019 : la Serbie est sur la voie de l'intégration européenne, mais le processus d'élargissement est mis en attente jusqu'à ce que tous les problèmes internes de l'UE soient résolus - ce qui signifie indéfiniment. Cela signifiait que la promesse de l'avenir européen de la Serbie, et des Balkans occidentaux, donnée lors du sommet de l'UE à Thessalonique il y a 17 ans, allait être brisée.

Cela a coïncidé avec l'afflux toujours plus important de fonds chinois pour les infrastructures faisant partie de l'initiative "Belt and Road" et les investissements dans de grands projets, notamment une aciérie et une mine de cuivre.

Lorsque la pandémie de Covid a éclaté au début de l'année 2020 (pratiquement un jour après que l'UE ait coupé l'exportation de ses fournitures médicales et laissé les pays candidats se débrouiller seuls), un avion chinois avec des respirateurs et des équipements de protection a atterri à l'aéroport de Belgrade. Ce n'était que le premier d'une longue série.

Une partie de la cargaison était un don, notamment tout un laboratoire de tests et d'analyses, ce qui a incité un journal pro-gouvernemental à louer des panneaux d'affichage à Belgrade avec le message suivant : "Merci Frère Xi". Dès que les vaccins chinois et russes ont été prêts, ils ont été expédiés en Serbie, qui est devenue le pays où la vaccination a été la plus précoce et la plus avancée d'Europe, avec des vaccins disponibles même pour les ressortissants étrangers et donnés aux pays voisins.

Pour une partie de la population serbe, cela rappelait l'époque de la Yougoslavie communiste, lorsque le pays avait bénéficié de la décision du président Tito de former le Mouvement de non-alignement et de se présenter comme un pont entre les deux blocs de la guerre froide.

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La chute de l'Union soviétique a été source de joie pour la plupart des Européens, mais pour la population de l'ex-Yougoslavie, elle a signifié le début d'une désintégration sanglante. La Serbie s'est retrouvée confrontée à la seule puissance restante, une confrontation qui a coûté cher au peuple serbe.

« Les Serbes se souviennent du "moment unipolaire" de l'Amérique comme du moment où tous leurs intérêts nationaux ont été écrasés. La Serbie n'était pas désolée de le voir partir, et détesterait qu'il revienne », a déclaré Ljiljana Smajlovic, une journaliste.

« Cela signifiait que tout le monde avait le droit de se séparer des Serbes, alors que les Serbes n'avaient le droit de se séparer de personne. L'OTAN a découpé le territoire souverain de la Serbie pour donner aux Albanais du Kosovo un État indépendant. C'est précisément ce que fait Poutine en Ukraine », a-t-elle déclaré.

« Peut-on reprocher aux Serbes de douter de la crédibilité d'une puissance unique en tant que défenseur du droit et de l'ordre international ? ».

Une position difficile à tenir

Mais trouver un équilibre entre l'est et l'ouest devient de plus en plus difficile pour Belgrade. Dans un discours extraordinaire à la nation début mars, le président Aleksandar Vucic a déclaré que le monde « ne montrait aucune compréhension de notre position ».

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Je m'attends à plusieurs pièges politiques pour la Serbie dans la période à venir.
Président Aleksandar Vucic

« Vous avez vu que certaines personnes dans la région font tout ce qu'elles peuvent pour faire tomber la Serbie. Vous avez vu que les Albanais (du Kosovo) demandent maintenant à devenir membre de l'OTAN et qu'ils ont le soutien de la Turquie. Je peux prévoir que l'une des prochaines initiatives sera d'expulser la Russie des Nations unies. Je vois déjà de telles demandes dans certains pays ».

Il a réagi aux éditoriaux des médias croates, qui spéculent sur la durée pendant laquelle la Serbie pourra « s'asseoir sur deux chaises ».

« Nous sommes assis sur notre propre chaise et la pression est très forte sur notre pays. Il sera difficile de résister à cette pression, il y a beaucoup de questions ouvertes» , a-t-il dit.

Les analystes estiment qu'en raison des événements récents, la politique de neutralité était non seulement souhaitable, mais aussi la seule possible.

« Ayant à l'esprit notre dépendance énergétique totale vis-à-vis de la Russie, je pense qu'aucun pays [...] n'aurait agi différemment dans notre position. Je pense que s'ils veulent évaluer la situation objectivement et agir de manière responsable, ils devraient accepter la position actuelle de la Serbie pour le moment », a déclaré le professeur Ivo Viskovic, diplomate serbe à la retraite et ambassadeur en Allemagne.

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D'autres pensent qu'ayant raté l'occasion de rejoindre la vague de la frénésie de l'élargissement de l'UE dans les années 90 et au début des années 2000, le pays a été entraîné dans une situation inévitable et peu enviable.

« La Russie est loin et l'UE et l'OTAN nous entourent de toutes parts. Vous vous souvenez de ce vieux dicton africain qui dit que lorsque les éléphants se battent, l'herbe est piétinée ? Eh bien, malheureusement, nous sommes l'herbe », a déclaré le professeur Ljubodrag Savic de l'école d'économie de l'université de Belgrade.

Le 25 février, le Conseil national de sécurité de Serbie a déclaré que la Serbie respectait les principes du droit international et qu'elle apportait donc « un soutien total et de principe au principe de l'intégrité territoriale de l'Ukraine ». Il considère que « la violation de l'intégrité territoriale de tout pays, y compris l'Ukraine, est très mauvaise ».

Mais lorsqu'il s'agit de sanctions contre la Russie, le document indique que le pays n'agira qu'en fonction de ses propres intérêts vitaux et économiques.

« En tant que pays qui a fait l'expérience des sanctions de l'Occident et dont le parent, la Republika Srpska [ndlr : province de la République serbe de Bosnie] est actuellement sous le coup de sanctions, la République de Serbie estime qu'il n'est pas dans son intérêt économique vital d'introduire des sanctions à l'encontre de quelque pays que ce soit, y compris de ses représentants ou de ses sujets économiques », y est-il écrit.

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Dans le même ordre d'idées, l'envoyé de Belgrade auprès de l'ONU s'est joint à la résolution de l'Assemblée générale des Nations unies sur la guerre en Ukraine, qui condamne l'attaque russe, mais uniquement parce qu'elle ne mentionne aucune sanction. Ce vote a été suivi de réactions positives de la part des diplomates de l'UE à Belgrade.

En plus de toutes les raisons susmentionnées, la guerre en Ukraine a surpris la Serbie en pleine campagne électorale. Les élections parlementaires, présidentielles et municipales de Belgrade sont prévues pour le 3 avril. Le sentiment à l'égard de la Russie étant toujours aussi fort au sein de l'électorat, aucun parti ou candidat ne veut se risquer à modifier radicalement la politique étrangère bien établie.

Mais les élections vont passer et la pression risque de s'accentuer.

« Je pense qu'ils devraient s'en tenir à leurs principes, à savoir condamner l'agression, condamner la guerre, encourager la paix, offrir des conditions, y compris des services de négociation et de bonne volonté, et essayer d'agir d'une manière qui ne creuse pas les fossés internes ou entre ces pays ».

Bojan Brkic est directeur de l'information à Euronews Serbie.

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