Le soutien de la population et des politiques espagnols à la cause palestinienne s'inscrit dans une tradition d'amitié avec les pays arabes. Selon un sondage de l'institut royal Elcano, 82% des Espagnols interrogés estiment qu'Israël commet un génocide contre le peuple palestinien à Gaza.
En Espagne, des manifestations propalestiniennes ont mis des bâtons dans les roues de la course cycliste la Vuelta pour s'opposer à la participation de l'équipe israélienne. Plusieurs étapes ont été perturbées, les participants ont du mettre pied à terre avant la ligne d'arrivée et la cérémonie finale a été célébrée dans le parking d'un hôtel sans public. En parallèle, le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez a proposé une série de mesures pour mettre la pression sur le gouvernement israélien, dont la formalisation d'un embargo sur les armes, une augmentation de l'aide humanitaire à Gaza et l'interdiction du passage dans les ports espagnols de navires transportant du carburant pour l'armée israélienne. Ces positions propalestiniennes s'inscrivent dans une longue tradition d'amitié entre Madrid et les pays arabes et peuvent s'expliquer par plusieurs facteurs.
Héritage historique
À partir de 1945, l'Espagne de Franco est isolée sur la scène internationale. Exclue des Nations unies jusqu'en 1955 à cause de sa proximité avec l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste durant la Seconde Guerre mondiale, elle ne prend donc pas part au vote sur le plan de partage de la Palestine en 1947. Le régime franquiste cherche à rompre cet isolement en se rapprochant des pays d'Amérique du Sud et des pays arabes, tels que la Jordanie, l'Arabie saoudite, l'Égypte, l'Irak et la Libye. Rosa María Pardo Sanz, professeure à l'Université nationale de l’enseignement à distance de Madrid (UNED) parle ainsi de "politiques de substitution". Le général Franco refusera toujours de reconnaitre l'État d'Israël pour "gagner principalement les voix aux Nations Unies des monarchies arabes conservatrices (...) mais aussi des régimes socialistes arabes de Nasser, les Baasistes d’Irak de Saddam Hussein, parce que l’Espagne a besoin de votes pour les questions de décolonisation, de Gibraltar", déclare à Euronews Rosa María Pardo Sanz, "et pour rejoindre les Nations unies". Puis les alliances avec les pays arabes permettent au régime franquiste de "surmonter plus facilement les crises pétrolières" et "d'équilibrer les tensions avec le Maroc" sur le Sahara occidental, ajoute la professeure d'histoire contemporaine. L'opposition d'Israël en 1949 à la levée du boycott diplomatique contre l'Espagne est également une raison parfois évoquée pour expliquer le refus de Franco de reconnaître l'État d'Israël.
Après la mort de Franco en 1975, l'Espagne approfondit les relations avec la Palestine. Le Premier ministre Adolfo Suárez est le premier dirigeant européen à recevoir le dirigeant de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) Yasser Arafat en 1979. L'ouverture du premier bureau de l'OLP à Madrid remonte quant à lui à 1972 et il sera reconnu en 1977 par l'État espagnol. "L'OLP étaient considérée une organisation non acceptable, ou même terroriste, dans d'autres pays. En Espagne, c'était parfaitement normalisé", déclare à Euronews Isaías Barreñada Bajo, professeur de relations internationales à l'Université Complutense de Madrid. Sous pression de l'UE, l'Espagne ne reconnaitra l'État d'Israël qu'en 1986, sous le gouvernement socialiste de Felipe González, qui cherche à rejoindre la Communauté économique européenne (CEE). Par ailleurs, l'Espagne cherche à maintenir l'aide humanitaire aux Palestiniens et à jouer un rôle de médiateur pour tenter de résoudre le conflit israélo-palestinien. Durant la présidence espagnole, la Communauté économique européenne adopte en 1989 la Déclaration de Madrid qui reconnait "les droits légitimes du peuple palestinien, dont leur droit à l'auto-détermination". En 1991, la conférence de Madrid prépare le terrain pour des discussions de paix au Proche-Orient et ouvrira la voie aux accords d'Oslo de 1993.
D'autres facteurs peuvent contribuer à expliquer le soutien de l'opinion publique et des politiques espagnols à la cause palestinienne. Dans les années 60, des étudiants palestiniens, principalement des hommes, sont venus étudier en Espagne. Certains sont restés et ont fondé des familles mixtes avec des épouses espagnols. "Actuellement on trouve beaucoup de professionnels en Espagne d'origine palestinienne, aussi dans l'économie, le commerce... Ce n'est pas une grande communauté, mais elle est très intégrée et fait partie du paysage", assure Isaías Barreñada Bajo. Ainsi, la ministre espagnole de la jeunesse et de l'enfance Sira Rego, est née en 1973 d'un père palestinien et d'une mère espagnole.
Par ailleurs, bien qu'elle ait soutenu les puissances de l'Axe, l'Espagne franquiste a officiellement été neutre pendant la Seconde Guerre mondiale et n'a pas participé à la Shoah. Il n'y a donc pas de sentiment de culpabilité au sein de la population espagnole, comme cela peut être le cas en Allemagne, où la sécurité d'Israël est une raison d'État (Staatsräson).
Opinion publique
Par ailleurs, les études montrent que le soutien à la cause palestinienne est profondément ancré au sein de la population espagnole. Selon un sondage conduit par l'institut royal Elcano publié en juillet 2025, 82% des Espagnols interrogés estiment qu'Israël commet un génocide contre le peuple palestinien à Gaza et 78% soutiennent une reconnaissance officielle de l'État de Palestine par les États européens. L'Espagne, l'Irlande et la Norvège avaient conjointement officiellement reconnu l'État de Palestine le 22 mai 2024. Ainsi, Isaías Barreñada Bajo considère qu'il y a une "convergence entre la position du gouvernement et la position de la population". La cause palestinienne est également soutenue par la société civile."La décision d'imposer un embargo sur les ventes d'armes à Israël a été soutenue pendant des mois et des mois par plus de 500 organisations de la société civile espagnole", assure Moussa Bourekba, chercheur au Centre des Affaires internationales de Barcelone (CIDOB).
Il ajoute qu'il y a un "consensus" bipartisan entre le parti populaire (PP) conservateur et le parti socialiste (PSOE) sur le fait que "la solution au conflit israélo-palestinien passe nécessairement par la création d'un État palestinien". Si l'on y regarde de plus près, la majorité des Espagnols interrogés pour le sondage de l'institut royal Elcano, de gauche (97%), du centre (85%) et de droite (62%), estiment qu'Israël commet un génocide à Gaza. Toutefois, une brèche semble s'ouvrir ces derniers mois à mesure que les prises de position propalestiniennes de Pedro Sanchez se matérialisent. "On est en train d'observer une forme d'instrumentalisation de la question palestinienne sur le plan domestique, aussi bien par certains membres du gouvernement, qu'évidemment par certains membres du parti d'opposition, le Parti populaire mais aussi Vox, l'extrême droite espagnole", observe Moussa Bourekba. Si Vox est "pro-israélien, comme beaucoup de partis d'extrême droite européens", le cas du PP, qui critiquerait les décisions du gouvernement pour remplir son rôle de parti d'opposition, est selon lui plus complexe.
Politique espagnole
Ce soutien à la cause palestinienne s'inscrit"dans le droit fil d'un principe de la politique étrangère espagnole depuis la démocratisation, le respect du droit international. Il faut se rappeler que les États ont l'obligation de prévenir le génocide et de ne pas y collaborer", estime Isaías Barreñada Bajo. Une autre raison est d'ordre de politique intérieure. Le gouvernement espagnol actuel est un gouvernement de coalition composé du parti socialiste (PSOE) et de la formation de gauche radicale Sumar. "Cette composante de gauche dans le gouvernement fait pression sur l'aile socialiste", estime Isaías Barreñada Bajo. Il rappelle en outre que la plupart des décisions sur la question palestinienne sont prises par le Premier ministre espagnol, et non par le ministre des Affaires étrangères. "C'est réellement un pari qui déborde de la politique extérieure et qui joue avec des équilibres politiques internes", analyse-t-il. Le professeur ajoute que le gouvernement espagnol cherche à présenter l'Espagne comme un pays ayant "une position indépendante et cohérente", malgré sa taille moyenne."La question palеstinienne lui confère un prestige considérable, spécialement dans la Méditerranée et dans le Sud global", assure Isaías Barreñada Bajo, avant de rappeler les propos de l'ancien ministre français des affaires étrangères Dominique de Villepin qui, interrogé sur la situation humanitaire à Gaza, avait déclaré "Aujourd'hui, qui sauve l'honneur de l'Europe dans cette région ? C'est l'Espagne".
Les prises de position de Pedro Sanchez en faveur de la cause palestinienne peuvent également s'expliquer par les difficultés de l'Union européenne à agir, minée par ses divisions. "Je pense que la perspective espagnole part du principe que l'Union européenne est totalement paralysée parce que les États membres sont absolument incapables d'adopter une position commune sur ce conflit. On a encore des États aujourd'hui comme l'Allemagne, comme l'Autriche, comme la République Tchèque qui soutiennent Israël ou tout du moins qui considèrent qu'il faut continuer de dialoguer avec Israël afin de trouver une solution à ce conflit", estime Moussa Bourekba. Si la diplomatie espagnole tente d'influencer le processus de décision européen, notamment en poussant pour une suspension de l'accord UE-Israël, elle agit également bilatéralement.
Pour autant, le soutien à la cause palestinienne ne s'accompagne pas d'une hausse de l'antisémitisme, comme le montre le sondage d'Elcano."Ce mouvement, aussi bien au niveau populaire qu'au niveau gouvernemental, a su faire la différence entre la question juive et la question israélienne. En Espagne, l'accusation d'antisémitisme aux critiques à l'État d'Israël ne fonctionne pas", assure Isaías Barreñada Bajo. Dans le débat, on ne parle pas de juif, on parle d'Israéliens. Et cet exercice de l'usage rigoureux des idées, des termes, a contribué aussi à ne pas faire un mélange simplificateur. Et je crois que c'est une expression un peu de maturité au niveau de l'opinion publique et au niveau du débat".