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Hubert Védrine : "il y a toujours eu plus ou moins un désordre mondial"

Hubert Védrine : "il y a toujours eu plus ou moins un désordre mondial"
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Par Sergio Cantone
Publié le Mis à jour
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Hubert Védrine, ancien conseiller de François Mitterrand et ancien ministre des Affaires étrangères, est notre invité dans ce nouvel épisode de The Global Conversation.

Face à la multiplication des conflits et à la crise actuelle que traversent les démocraties, le monde est-il devenu ingouvernable ?

C'est la question qu'Euronews a posée à Hubert Védrine, ancien conseiller du président français François Mitterrand et ancien ministre des Affaires étrangères.

Sommes-nous en train d'assister à la fin d'un ordre politique et économique mondial ?

Selon Hubert Védrine, il n'y a jamais vraiment eu d'ordre mondial.

"En réalité, il y a toujours eu plus ou moins un désordre mondial", considère-t-il.

"Mais il y a eu quelques moments où certaines puissances ont réussi à dominer le système. Après la deuxième Guerre mondiale, c'étaient les Américains. C'est l'un des rares moments où une puissance dominante est parvenue à mélanger les intérêts nationaux avec une vision un peu plus générale".

Selon l'ancien ministre français des Affaires étrangères, la situation était encore "assez stable" pendant la guerre froide, durant laquelle le monde était "partagé entre l'Est, l'Ouest, et le 'Tiers-Monde' au sud".

"Et après, quand l'Union soviétique a disparu, il y a eu un élan d'enthousiasme, de triomphalisme en Occident, avec une forme un peu nationaliste aux États-Unis", ajoute Hubert Védrine.

"On est alors revenu en géopolitique classique. Donc je ne dirais pas que tous les régimes sont en crise. En revanche, toutes les démocraties sont en crise, à mon avis, elles sont menacées".

Existe-t-il un problème de gouvernabilité en Europe ?

Pour Hubert Védrine, la gouvernabilité est un problème majeur bien au-delà des frontières européennes.

"Regardez les États-Unis, ils sont dans une situation effrayante. C'est comme deux pays qui s'affrontent. Donc il y a une crise dans les démocraties et les démocraties représentatives", déclare-t-il.

"L'Europe et les États-Unis évolueront un jour différemment du siècle passé. Parce qu'en fait, qu'est-ce qui a unifié de force les États-Unis et l'Europe ? C'est la Première Guerre mondiale, puis Hitler, et après Staline. Maintenant, c'est Poutine. Mais dans la longue durée ce sont des mondes différents".

"Dans son testament, le président George Washington a écrit : 'Ne vous mêlez jamais des conflits entre les Européens', mais les États-Unis n'ont jamais été isolationnistes", ajoute-t-il.

Selon l'ancien ministre, les États-Unis ont toutefois été contraints de s'investir davantage en Europe qu'ils ne l'avaient prévu initialement.

"On le voit encore maintenant, puisqu'il n'y a pas que les trumpistes qui disent qu'il y en a marre de payer pour les Européens et qu'ils ne font pas assez. Même Barack Obama, un démocrate, a qualifié l'Europe de 'secondaire' (par rapport à l'Asie)".

D'après Hubert Védrine, la politique américaine envers l'Europe ne changera pas de manière significative, quel que soit le résultat de l'élection présidentielle aux États-Unis, en novembre.

"Il y aura un changement gigantesque de style, de comportement (si Donald Trump l'emporte), mais sur le fond, je pense qu'il y a une évolution historique qui aura lieu dans les deux hypothèses. Par rapport à l'Ukraine, même si les démocrates l'emportent, ils ne vont pas faire revoter un deuxième plan à 61 milliards".

Comment résoudre le conflit entre la Russie et l'Ukraine ?

Alors que la Russie demeure un dilemme pour les Européens et pour les Américains, Hubert Védrine considère que la situation actuelle résulte de mauvais choix politiques effectués dans les années 90.

"Je suis de l'avis des vieux réalistes américains : Kissinger, Brezinski, qui pensaient qu'on a complètement raté la décennie 90. Je pense vraiment que durant cette période, il aurait fallu faire ce que Kissinger proposait, c'est-à-dire un grand accord de sécurité, y compris avec la Russie".

"Brzezinski, d'origine polonaise, disait : 'il faut couper l'Ukraine de la Russie'. Donc, réinventer l'Ukraine, comme ça la Russie ne sera plus un empire. Mais il ne faut pas l'intégrer à l'OTAN, mais plutôt lui accorder un statut de neutralité - comme l'Autriche à l'époque de la guerre froide. Ce n'est pas du tout ce qui a été fait", ajoute l'ancien ministre.

Selon lui, on ne peut pas dire que la realpolitik a échoué, parce qu'elle n'a pas été essayée.

"C'est une sorte de realpolitik confuse qui a dominé. Et là, je suis tout à fait de l'avis de Joe Biden, qui dit depuis le début du conflit : 'Il faut empêcher Poutine de gagner en Ukraine. Mais on ne va pas se laisser entraîner dans l'engrenage de la guerre à la Russie'. Et là, il y a un clivage, parce qu'une partie des Européens, qui n'osent pas le dire comme ça, pensent qu'il faudrait abattre le régime russe", ajoute Hubert Védrine.

"Je m'attends à une sorte de gel. Si Donald Trump est élu, il dira à Volodymyr Zelensky qu'il faut s'arrêter. Donc ce dernier anticipe, en parlant de s'entendre avec Trump, d'inviter les Russes à des négociations. Et même si les démocrates l'emportent en novembre, ils ne vont pas promettre le soutien perpétuel".

Selon Hubert Védrine, il est toutefois peu probable que des négociations directes aient lieu à court terme.

"L'Ukraine a trop souffert, la guerre russe en Ukraine est monstrueuse sur le plan humain. Donc ils ne peuvent négocier avec aucun président. Même si ce n'est pas Zelensky, même si c'est un autre, il ne peut pas négocier avec la Russie".

"Différents pays proposent des plans de coexistence, de voisinage, de cessez-le-feu organisé, etc. Les Turcs avaient permis des négociations la première année. Éventuellement les Indiens, les Chinois, Lula, tout le monde, mais pas les Européens que sont dans un camp maintenant, que dans un camp".

Hubert Védrine considère que *si les Européens doivent continuer à soutenir l'Ukraine, ils "devraient se positionner pour être capable de jouer un rôle dans la suite, en acceptant de reparler aux Russes à un moment donné".*

En cas de victoire républicaine aux États-Unis en novembre, Donald Trump a déclaré qu'il réglerait la question ukrainienne entre son élection et son entrée à la Maison-Blanche le 21 janvier, une promesse difficile à tenir selon Hubert Védrine.

"Donc ça veut dire qu'il sera capable, d'une façon ou d'une autre, d'obtenir des garanties russes. Ce qui ne vaut rien à mon avis, sauf s'il y a des menaces, ce qu'on appelle des garanties. Il faut que ce soit des menaces dissuasives (des USA envers les Russes)", explique l'ancien ministre français.

Quel doit être le rôle de l'Union européenne ?

Pour Hubert Védrine, l'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne doit se faire de manière réaliste.

"Je peux comprendre (qu'on évoque l'adhésion de l'Ukraine à l'UE) pour des raisons de solidarité humaine, vu l'atrocité que subissent les Ukrainiens, mais c'est très compliqué. En réalité, ils ne remplissent pas les conditions. Donc il faut qu'il y ait un calendrier réaliste", affirme-t-il.

"D'autre part, on ne peut pas laisser tomber des pays comme ceux des Balkans occidentaux qui sont dans la salle d'attente depuis des années".

Quant à la construction d'une défense européenne, Hubert Védrine considère qu'elle est actuellement dans l'impasse.

"C'est un peu du théâtre tout ça. Même avant Emmanuel Macron, les Français ont toujours suggéré une défense européenne et les Européens n'en veulent pas. Ça passe notamment par les industries de défense en Europe", déclare-t-il.

"Et les Américains, tout en prétendant que les Européens doivent dépenser plus, combattent les concurrents européens. Donc ils veulent que les Européens dépensent plus pour acheter américain. Il faudrait que les pays qui comptent en matière de défense, qui sont six ou sept, réfléchissent entre eux à la marche à suivre si Donald Trump gagne les prochaines élections américaines".

Faut-il étendre l'OTAN ?

À plusieurs reprises, les États-Unis ont exprimé leur volonté d'étendre l'OTAN vers l'Asie-Pacifique, une idée "dangereuse", selon Hubert Védrine.

"J'ai un point de vue à la fois français et classique. C'est le traité de l'Atlantique Nord. Il y a toujours eu la tentation de ce qu'on appelle le hors zone, ce n'est pas nouveau. Ce n'est pas une bonne solution. C'est incontrôlable et très dangereux", affirme-t-il.

"La clé de l'OTAN, c'est l'article 5, l'obligation de défendre les alliés. Donc je pense qu'il faut une alliance différente, une vraie alliance, et dans certains cas, pour certaines opérations, il peut y avoir une collaboration ponctuelle limitée entre tel ou tel pays de l'OTAN en Europe et cette alliance asiatique éventuellement".

Comment répondre à la crise au Moyen-Orient ?

Selon Hubert Védrine, l'établissement d'un état palestinien est la seule véritable solution au conflit au Moyen-Orient, qui se poursuit depuis 9 mois.

"Actuellement, il y a plusieurs scénarios, dont certains épouvantables : les Israéliens nationalistes, extrémistes, quasiment fascistes - pas forcément Benjamin Netanyahu, mais ses alliés - arrivent à expulser tous les Palestiniens, ils rendent la vie intenable en Cisjordanie. Ou alors vous avez l'autre hypothèse atroce : un jour, les Israéliens prennent une vraie bombe sur la tête", déclare-t-il.

"Ce sont des scénarios, pas des solutions. La seule solution, c'est celle qu'Itzak Rabine a eu le courage d'assumer : les deux États, avec un État palestinien. Joe Biden et son équipe - le secrétaire d'État Antony Blinken et le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan - qui sont très bien sur ce sujet, disent qu'il faut un chemin vers l'État palestinien. Je pars de l'hypothèse de la mise à l'écart de Benjamin Netanyahu".

"Il faut un gouvernement israélien qui prend le risque du côté palestinien. Il faut réinventer une Autorité palestinienne nouvelle et crédible. C'est la seule menace contre le Hamas. D'ailleurs, le Hamas fera tout pour l'empêcher. Ce qui fait que si on retrouve un autre Premier ministre israélien, un autre leader palestinien non-Hamas, il faudra les protéger", ajoute-t-il.

Hubert Védrine ne croit pas que la solution d'un État unique pour les deux peuples soit envisageable dans un futur proche.

"Je crois que ça ne tiendra pas. Il faut commencer par séparer les deux peuples. Peut-être un jour pourront-ils vivre plus ensemble. Mais actuellement ça me paraît encore plus compliqué que l'autre scénario, qui est déjà assez compliqué. Mais il faut continuer à espérer ça".

La France va-t-elle devenir ingouvernable ?

Hubert Védrine, qui a connu les trois cohabitations, estime que la situation risque d'être très "compliquée" en France dans les deux années à venir.

"Le président Emmanuel Macron n'avait déjà pas la majorité absolue, donc il avait un gouvernement qui naviguait selon les sujets. La situation est encore plus compliquée qu'avant. D'abord parce que personne n'avait anticipé sur la coalitions électorale intitulée Nouveau Front populaire (NFP)", affirme-t-il.

"Macron ne s'y attendait pas, personne ne s'y attendait. Parce qu'il y a une contradiction absolue sur le fond (au sein du NFP). Sur d'autres sujets, il suffit de regarder le programme. On voit bien qu'il y a des contradictions personnelles, des ambitions contraires et des contradictions de programme énormes".

"Si le NFP ne réussit pas à imposer une candidature unique, on passera après à des tentatives de gouvernement de coalition, qui se feront soit avec ce qui reste des macroniens, Ensemble, plus un peu de droite modérée - pas le Rassemblement national - un peu de gauche...", ajoute-t-il.

Après les résultats historiques de la formation d'extrême droite aux élections européennes puis législatives françaises, Hubert Védrine considère qu'il faudra peut-être envisager une forme de détente institutionnelle avec le Rassemblement national à l'avenir.

"Je pense qu'on a atteint les limites de l'esprit démocratique quand on prétend ostraciser dans les postes des gens qui représentent près de la moitié de l'électorat".

"À mon avis, soit les partis de gouvernement arrivent à répondre - ce qui n'est pas le cas depuis 30 ans - à la demande non pas fasciste, mais banale, d'ordre, ou alors, un jour ou l'autre, le RN gouvernera. Alors à ce moment-là, on verra les limites. Qui sait, ça les banalisera peut-être, ils deviendront un parti de gouvernement détesté comme tous les autres".

Enfin, Hubert Védrine fait part de ses réserves concernant la récente initiative controversée de Viktor Orbán d'ouvrir des négociations avec la Russie et la Chine.

"Quand Poutine reçoit Viktor Orbán, il sait très bien qu'il n'engage que lui, peut-être un ou deux pays à côté, mais c'est tout. De toute façon, le cadre va changer à la fin de l'année (après l'élection présidentielle aux États-Unis)".

"Donc Viktor Orbán pourra dire qu'il a préparé le terrain, mais ça ne veut rien dire, il ne peut pas préparer le terrain. Parce que la discussion qui intéresse les Russes, c'est la discussion avec les États-Unis et Volodymyr Zelensky aura besoin de gens qui parlent aux Américains et aux Russes. Donc il s'agit plutôt de luttes de territoire, ce n'est pas la solution non plus".

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