Mystère des navires engloutis : les archéologues sous-marins défiés par le changement climatique

Marc-André Bernier, archéologue subaquatique de Parcs Canada, fouille avec soin un coffre de marin sur le pont inférieur du HMS Erebus, le 14 septembre 2023.
Marc-André Bernier, archéologue subaquatique de Parcs Canada, fouille avec soin un coffre de marin sur le pont inférieur du HMS Erebus, le 14 septembre 2023. Tous droits réservés Brett Seymour/Parks Canada
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Par Lottie Limb
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Cet article a été initialement publié en anglais

De violentes tempêtes sont un nouveau rebondissement dans l'histoire effroyable de ces navires britanniques naufragés dans l'Arctique canadien il y a près de 180 ans.

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Les archéologues marins sont engagés dans une course contre la montre pour découvrir les secrets d'un navire britannique malchanceux du XIXe siècle.

Il y a près de dix ans, l'enveloppe du HMS Erebus a été découverte sur un fond marin peu profond dans l'Arctique canadien. Deux ans plus tard, en 2016, son navire jumeau, le HMS Terror, a été retrouvé à 72 kilomètres de là, dans des eaux plus profondes.

C'est ainsi que s'est achevée une quête de plus de 150 ans pour retrouver les deux navires qui ont pris la mer en 1845, dans le cadre d'une mission menée par Sir John Franklin pour trouver le passage du Nord-Ouest entre l'océan Atlantique et l'océan Pacifique. Aucun des 129 hommes à bord n'a survécu au voyage, et les détails de leur sinistre fin ont été transmis dans la légende inuite.

Les récentes découvertes "ouvrent un océan de questions", affirme Parcs Canada, l'agence gouvernementale qui étudie les épaves aux côtés des chercheurs inuits.

Mais le changement climatique risque de contrarier leur quête de réponses, selon le dernier rapport. L'épave du HMS Erebus est désormais balayée par des tempêtes de plus en plus violentes, qui catalysent sa ruine et rendent les plongées annuelles plus difficiles.

"Des parties du pont supérieur du navire se sont effondrées récemment et d'autres parties s'inclinent dangereusement", explique Jonathan Moore, responsable de l'équipe sous-marine de Parcs Canada qui a mené à bien l'exploration de 2023, au journal britannique "The Guardian". "Les choses se compliquent en bas".

Qu'est-il arrivé au HMS Erebus et au HMS Terror ?

L'expédition perdue de John Franklin, comme on l'appelle, est partie de la côte du Kent en 1845, avec à son bord l'Erebus, un officier de la Royal Navy britannique âgé de 59 ans et explorateur de l'Arctique.

Les voyages précédents avaient laissé moins de 500 km de côtes arctiques à explorer, et les Victoriens étaient désireux de trouver une nouvelle route commerciale à travers le labyrinthe de glace. Les navires ont été équipés de nouvelles hélices à vapeur pour les aider à traverser la banquise, et leurs cales ont été remplies de provisions en conserve pour une durée de trois ans.

Les navires HMS Erebus et HMS Terror ont été observés pour la dernière fois par des baleiniers naviguant dans le détroit de Lancaster en juillet 1845, et on n'a plus jamais entendu parler d'eux.

Dans les années 1850, l'explorateur écossais, John Rae, a appris en parlant à des Inuits que John Franklin était mort en 1847 après que les navires se soient retrouvés coincés dans la glace de mer pendant deux ans près de l'île du Roi-Guillaume, dans ce qui est aujourd'hui la région du Nunavut au Canada.

Il a également appris que les survivants, qui avaient abandonné les navires en 1848, avaient commencé à se manger les uns les autres alors qu'ils mouraient de faim, d'hypothermie et de scorbut. Ces informations sur le cannibalisme ont scandalisé la société victorienne et ont été violemment rejetées par la veuve de John Franklin, Lady Jane, et par son partisan Charles Dickens.

Mais des preuves récentes suggèrent que cela était tragiquement vrai. Les ossements des membres d'équipage découverts sur l'île du Roi-Guillaume portent des marques indiquant qu'ils ont été découpés et mangés.

Transmis de génération en génération, le savoir traditionnel inuit a également joué un rôle essentiel dans la découverte des épaves. "Leurs récits sur l'expédition étaient vivants et détaillés, mais ils ont été rejetés au XIXe siècle parce que les Inuits étaient considérés comme des sauvages", a confié Ryan Harris, de Parcs Canada, au Guardian en 2014, après sa découverte du premier navire.

Ryan Harris explique la découverte de l'expédition dans le détroit de Victoria lors d'une conférence de presse à Ottawa le 9 septembre 2014
Ryan Harris explique la découverte de l'expédition dans le détroit de Victoria lors d'une conférence de presse à Ottawa le 9 septembre 2014AP Photo/The Canadian Press, Sean Kilpatrick

"En réalité, ils fournissaient des informations extrêmement précises, comme nous le constatons aujourd'hui. La découverte de l'Erebus dans notre zone de recherche méridionale donne complètement raison à ce qu'ils disaient. Le navire se trouve exactement à l'endroit où ils avaient dit qu'il avait coulé".

L'épave du HMS Erebus repose à seulement 11 mètres de profondeur sur le fond marin du golfe de la Reine-Maud. Le HMS Terror se trouve également à une profondeur relativement faible de 24 mètres, mieux préservée dans les eaux glacées de l'Arctique, dans la baie de Terror. Tous deux sont des sites historiques nationaux, les premiers à être gérés conjointement par les Inuits et Parcs Canada.

Quel est l'impact du changement climatique sur l'exploration du HMS Erebus ?

Lorsque la première épave a été découverte, il y a dix ans, les experts ont espéré que le changement climatique pourrait jouer en faveur des archéologues. La diminution de la couverture de glace dans l'Arctique devait en effet faciliter les recherches.

Selon le Service canadien des glaces, la couverture de glace de mer estivale dans le passage du Nord-Ouest a généralement diminué depuis que les scientifiques ont commencé à prendre des mesures en 1968. Certaines années, depuis 2012, la couverture de glace de mer est tombée à zéro. Parcs Canada note avec ironie que les hommes de John Franklin auraient rêvé d'une plage.

Leur expédition vouée à l'échec s'inscrit de manière fascinante dans le contexte du changement climatique anthropique. Ils ont pris la mer alors que la révolution industrielle s'intensifiait, et l'augmentation des émissions de gaz à effet de serre dans l'atmosphère a aujourd'hui un impact sur le dernier chapitre des navires, alors que la région est frappée par des tempêtes plus violentes.

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Todd Stakenvicius, technicien en archéologie sous-marine, retourne à une barge de soutien après une plongée sur le HMS Erebus, avec le RV David Thompson en arrière-plan, 2023
Todd Stakenvicius, technicien en archéologie sous-marine, retourne à une barge de soutien après une plongée sur le HMS Erebus, avec le RV David Thompson en arrière-plan, 2023Brett Seymour/Parks Canada

Comme l'écrit l'agence sur son site web, "l'Arctique de l'époque de John Franklin n'était pas l'Arctique d'aujourd'hui".

Le HMS Erebus est plus vulnérable aux dommages causés par les tempêtes, c'est pourquoi l'équipe d'archéologues de Parcs Canada concentre ses efforts sur l'étude de cette épave en premier lieu. Les nouvelles technologies sont utiles : équipée de combinaisons chauffantes, l'équipe a pu effectuer 68 plongées en 12 jours de travail sur l'épave en septembre dernier.

Leurs dernières découvertes comprennent un thermomètre intact provenant d'une cabine d'officier, une chaussure en cuir et une collection de fossiles, tous attribuables à des membres d'équipage particuliers. De nombreux objets récupérés seront étudiés et conservés à Ottawa avant d'être retournés pour être exposés au "Nattilik Heritage Centre" à Gjoa Haven, au Nunavut.

Les pièces de ce mystérieux puzzle sont en train d'être retrouvées et nous permettent de mieux comprendre les événements fascinants de cette incroyable expédition.
Steven Guilbeault
Ministre canadien de l'environnement et du changement climatique

"L'expédition Franklin demeure l'un des mystères les plus populaires du XIXe siècle ", confie Steven Guilbeault, ministre de l'Environnement et du Changement climatique et ministre responsable de Parcs Canada. "Cependant, grâce au travail important de Parcs Canada et de ses partenaires inuits, des pièces de ce mystérieux casse-tête sont récupérées, ce qui nous permet de mieux comprendre les événements fascinants de cette incroyable expédition."

La modélisation des tempêtes aide à évaluer les épaves

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Pour mieux comprendre les menaces liées au climat qui pèsent sur les épaves - et les mesures d'atténuation nécessaires - Parcs Canada fait appel à l'expertise technique de la société de conseil "Stantec".

Cette dernière a fourni à l'agence des modèles hydrologiques et de tempête, produisant un modèle numérique des régimes de vent et de vagues actuels, historiques et futurs susceptibles d'endommager les épaves.

L'archéologue sous-marin Charles Dagneau examine un bol en céramique extrait de la poitrine d'un marin sur l'épave du HMS Erebus, le 17 septembre 2023
L'archéologue sous-marin Charles Dagneau examine un bol en céramique extrait de la poitrine d'un marin sur l'épave du HMS Erebus, le 17 septembre 2023Brett Seymour/Parks Canada

Selon les scientifiques, le changement climatique devrait accroître la fréquence et l'intensité des tempêtes dans l'environnement arctique. Les recherches de "Stantec" permettront de déterminer la gravité des tempêtes qui se produiront, d'ici 2050, dans la zone du projet, qui englobe l'est du golfe de la Reine-Maud, les baies Wilmot et Crampton, ainsi que les approches occidentales du détroit de Simpson et de la baie de la Terreur.

"Stantec se réjouit d'aider Parcs Canada et ses partenaires inuits à comprendre les menaces environnementales qui pèsent sur ces éléments de l'histoire humaine", déclare Darren Kipping, archéologue subaquatique et gestionnaire de projet de l'entreprise. "Comprendre les impacts potentiels actuels et futurs peut aider Parcs Canada et ses partenaires dans l'étude et la gestion du site".

Explorer les écosystèmes des épaves

L'archéologue sous-marin Marc-André Bernier fouille avec soin un coffre de marin dans le gaillard d'avant (quartiers d'habitation de l'équipage) sur le pont inférieur du HMS
L'archéologue sous-marin Marc-André Bernier fouille avec soin un coffre de marin dans le gaillard d'avant (quartiers d'habitation de l'équipage) sur le pont inférieur du HMSBrett Seymour/Parks Canada

Les épaves du HMS Erebus et du HMS Terror n'intéressent pas seulement les archéologues et les historiens désireux de se familiariser avec la vie navale des années 1800.

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Les biologistes marins sont également fascinés par la vie actuelle dans les épaves. Selon Parcs Canada, ces récifs artificiels abritent une grande diversité d'organismes de la région, notamment des algues, des éponges et des mollusques.

"L'étude future de l'épave Terror pourrait bien révéler un ensemble différent d'espèces, parce qu'elle repose dans un endroit différent, dans des eaux plus profondes, plus sombres et plus froides", écrit l'agence.

"L'analyse de l'écologie de ces écosystèmes artificiels fournira des informations importantes sur les facteurs qui influencent la vie marine dans l'Arctique et sur la manière dont les organismes marins ont influencé les épaves".

Pour les Européens, la fascination durable pour les épaves est un point d'entrée lointain dans le Nunavut, une région plus durement touchée par la crise climatique que la plupart des autres. Les Nunavummiut (les peuples autochtones du Nunavut) vivent depuis des siècles dans un écosystème étroitement lié à la glace, à la terre, au ciel et à la faune.

Parmi les changements susceptibles d'altérer l'environnement, le "Nunavut Climate Change Centre" note que la diminution de la glace pourrait accroître le trafic maritime dans les voies navigables de l'Arctique, notamment le passage du Nord-Ouest, ce qui augmenterait le risque de déversement de pétrole et de produits chimiques.

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Le centre de ressources fait entendre la voix de la terre et fournit des informations sur les mesures d'adaptation que les communautés peuvent prendre, car leurs compétences uniques en matière de survie sont confrontées à de nouveaux défis.

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