À quoi ressemblerait une Ukraine neutre ?

L'Ukraine envisage le statut de pays neutre pour mettre fin à la guerre
L'Ukraine envisage le statut de pays neutre pour mettre fin à la guerre Tous droits réservés AP Photo/Efrem Lukatsky
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Par Jorge LiboreiroEuronews
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Le président ukrainien a suggéré qu'il pourrait accepter le statut de pays neutre pour mettre un terme à la guerre avec la Russie. Mais il demande en échange des garanties.

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Pendant plus de deux décennies, depuis la fin de l'Union soviétique jusqu'à l'invasion russe de la Crimée, l'Ukraine était officiellement non-alignée, ou neutre, en matière de politique internationale. Dans les faits, si le pays a oscillé entre gouvernements pro-russes et pro-européens, il ne prenait pas officiellement parti dans le va-et-vient géopolitique entre l’Europe, les Etats-Unis et la Russie.

Tout change en 2014, lorsque la Russie s'empare de la Crimée. L'Ukraine a officiellement tourné la page de la neutralité à une très large majorité. Les députés ont voté l'abandon du non-alignement par 303 voix contre 8.

Cette décision entraine une bascule du pays vers l’Otan. Le choix est immédiatement dénoncé par Moscou qui décrit ce mouvement comme "inamical" et "contre-productif". La constitution ukrainienne est modifiée en 2019 pour inclure une nouvelle ligne dans le préambule qui stipule "l'irréversibilité du parcours européen et euro-atlantique" du pays.

Alors que la guerre entre la Russie en Ukraine se poursuit, cette clause juridiquement contraignante pourrait être remise en question.

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a en effet déclaré au mois de mars qu’il étudiait "en profondeur" la possibilité de faire de l’Ukraine un Etat neutre. "Les garanties de sécurité et la neutralité, le statut non-nucléaire de notre État, nous sommes prêts à y souscrire", expliquait-il.

Le dirigeant ajoute que tout traité de paix exigerait un cessez-le-feu et le retrait des troupes russes sur les lignes d'avant l'invasion. Il refuse en revanche les demandes de démilitarisation du pays. Enfin l'accord définitif devra être soumis à référendum.

Un prix élevé à payer

Selon la pratique internationale, les pays qui se déclarent neutres sont censés se tenir à l'écart des conflits armés actuels et futurs et doivent refuser toute assistance et tout accès territorial à tous les belligérants, à l'exception de l'aide humanitaire. Par conséquent, la participation à toute sorte d'alliance militaire est considérée comme une violation de la neutralité.

AP
Le président ukrainien considère comme une option la neutralité de l'UkraineAP

Pour l'Ukraine, cela signifierait renoncer à son aspiration à rejoindre l'Otan. Volodymyr Zelensky a laissé entendre qu'il pourrait l’accepter en échange de la paix. Cette annonce est un geste en direction du Kremlin.

Mais les Ukrainiens pourraient contester ce revirement alors qu’ils résistent à l’offensive de l'armée russe. "Il ne sera probablement pas bien accueilli par la population ukrainienne à l'heure actuelle", déclare à Euronews Anton Nanavov, directeur adjoint des relations internationales à l'Université nationale de Kyiv.

"Je peux définitivement vous dire quelle sera la réaction. Nous aurons probablement besoin de sentir, en tant que nation, que nous avons réussi à obtenir quelque chose en remplacement de ce statut. Nous aurions besoin d'avoir des garanties très fortes que cela(la guerre) ne se reproduira plus jamais."

Un récent sondage réalisé par Rating, un institut de sondage indépendant en Ukraine, montre que 68 % des habitants sont favorables à l'idée d'adhérer à l'Alliance Atlantique, un chiffre similaire aux études réalisées avant la guerre. Le sondage excluait la Crimée et les deux régions séparatistes de l'est.

Échanger le souhait d’une adhésion à l'Otan contre une paix durable pourrait être réalisable. Mais cette option dépend aussi de la volonté de la Russie de respecter l'accord et il n’y a pas de garanties pour le moment note Anton Nananov.

La neutralité pourrait être "une possibilité si c'est la dernière exigence des Russes à notre égard et qu'ils nous disent que l'Ukraine est libre, qu'ils retirent leurs troupes déployées et qu'ils rendent la Crimée", ajoute-t-il.

"On peut éventuellement l'envisager, mais je ne suis pas sûr que cela sera très agréablement accepté par les citoyens."

Serhiy Kudelia, professeur adjoint à l'université Baylor, au Texas, souligne que la "soudaine volte-face" de Volodymyr Zelensky sur l'Otan représenterait un "acquiescement explicite à l'une des principales exigences de la Russie".

"Plutôt qu'un choix stratégique fait de son propre chef par l'Ukraine, la neutralité deviendrait une politique imposée à la société ukrainienne et à ses élites par l'usage de la force. En effet, la perspective de la neutralité manque de légitimité politique plus profonde et risque d'être immédiatement contestée", écrit Serhiy Kudelia dans un article pour Open Democracy.

"Elle risquerait en permanence d'être renversée par l'un ou l'autre des successeurs de (Volodymyr) Zelensky. Cela saperait l'efficacité de la neutralité en tant qu'outil des relations internationales. Au contraire, elle deviendrait probablement une source permanente d'instabilité interne."

Pouvoir et intérêts

La neutralité est un concept vieux de plusieurs siècles et qui a été progressivement codifié dans le droit international.

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Aujourd'hui, seule une poignée de pays sont reconnus comme neutres comme le Japon, la Finlande et la Suisse qui entretiennent une armée moderne et bien financée. D’autres comme le Panama, Monaco, le Liechtenstein et la Cité du Vatican, ont peu ou pas de capacité militaire.

Dans la pratique, la neutralité est plutôt souple et les pays ont une grande marge de manœuvre pour interpréter leur statut tant qu'il n'y a pas d'implication directe dans la guerre.

La Finlande envoie par exemple des fusils et des armes antichars à l'Ukraine, tandis que la Suisse a rompu avec sa tradition pour imposer des sanctions à la Russie. Pour sa part, le Japon préserve un traité de coopération et de sécurité mutuelles avec les États-Unis qui date de plusieurs décennies.

Néanmoins, leur neutralité est considérée comme un fait accompli par la communauté internationale.

"La neutralité fonctionne lorsque l'équilibre des forces est en place. Elle fonctionne quand il est dans l'intérêt de tous qu'elle fonctionne", précise Pascal Lottaz, professeur d'études sur la neutralité à l'université Waseda à Tokyo.

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"Entre 1991 et 2014, l'Ukraine était plus ou moins dans une sorte d'équilibre politique. Sous certains gouvernements, l'Ukraine était plus pro-européenne. Sous d'autres gouvernements, elle était davantage pro-russe. Mais elle a toujours maintenu cette position selon laquelle elle resterait neutre et ne se joindrait à aucun des deux camps. Cette position a été bouleversée en 2008 lorsque l'Otan a promis l'adhésion de l'Ukraine."

Un nouvel équilibre des forces devrait naître des pourparlers de paix afin de préserver la neutralité de l'Ukraine et de garantir la protection du pays contre de nouveaux actes d'agression. A titre d’exemple la neutralité et la sécurité de l'Autriche ont été garanties par les puissances alliées après la Seconde Guerre mondiale et les dix années d'occupation qui ont suivi.

Les médias ukrainiens évoquent l'idée d'une coalition de garants qui comprendrait des pays comme la Russie, la Chine, les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, la Turquie, l'Allemagne, le Canada, l'Italie, la Pologne et Israël. Mais une question demeure : combien de ces pays seraient prêts à assumer cette responsabilité ?

La Turquie et Israël ont joué un rôle de médiateurs dans ce conflit, tandis que la Chine a adopté une position délibérément ambiguë, appelant à la paix et à la retenue mais s'en prendre part aux sanctions de l'Occident et en dénonçant une "mentalité de guerre froide."

"Il faudrait qu'un accord soit conclu entre l'Ukraine, la Russie, et qu'il comprenne également Washington, car, ne nous leurrons pas, la guerre est entre la Russie et l'Ukraine, mais le conflit est entre la Russie et l'Otan, et principalement les États-Unis. Il faudrait donc que toutes les parties conviennent que tout le monde a intérêt à ce que l'Ukraine reste neutre", explique Pascal Lottaz à Euronews.

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"L'Ukraine a demandé, par exemple, des garanties de sécurité si elle accepte d'être neutre. Maintenant, qui devrait donner ces garanties de sécurité ? Certainement, cela ne peut pas être un État membre de l'Otan, car cela équivaudrait presque à une adhésion à l'Otan, ce que la Russie n'acceptera jamais."

Être privé de garants extérieurs et de l'adhésion à l’Alliance en même temps pourrait s'avérer inacceptable pour les Ukrainiens.

Une autre voie pourrait être trouvée à travers l'adhésion à l'UE. L'Ukraine pourrait être autorisée à poursuivre l'intégration européenne uniquement si elle abandonne officiellement ses aspirations à rejoindre l’Otan. Ce faisant, l'Ukraine deviendrait alors le sixième pays neutre à rejoindre l'UE après l'Autriche, la Finlande, l'Irlande, Malte et la Suède.

La perspective d'une adhésion à l'UE a progressé depuis le début de la guerre. Le même sondage Rating indique un soutien de 91 %, un chiffre record.

Le président Volodymyr Zelensky a envoyé la demande officielle qui est maintenant examinée par la Commission européenne. Certains pays d'Europe de l'Est demandent d'ailleurs une procédure accélérée, une option inédite.

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Mais l'adhésion à l'UE est une perspective à long terme. Pour l'heure, les combats se poursuivent et l'attention se porte exclusivement sur le champ de bataille et la table des négociations.

Mais le chemin semble encore très loin. Peu de temps après l’évocation par Volodymyr Zelensky d’une éventuelle neutralité ukrainienne, le président russe a précisé que les pourparlers de paix étaient dans une "impasse". Vladimir Poutine prévenait aussi que "l'opération militaire se poursuivrait jusqu'à son terme". Il a d’ailleurs ordonné l’assaut pour prendre le contrôle de l'ensemble du Donbass.

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