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Sacha Filipenko, écrivain dissident biélorusse : "On lutte contre deux dictatures"

Photo tirée des archives personnelles de Sasha Filipenko
Photo tirée des archives personnelles de Sasha Filipenko Tous droits réservés Kate Frolova, 18 июля 2023 г.
Tous droits réservés Kate Frolova, 18 июля 2023 г.
Par Ioulia PoukhliEuronews
Publié le
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Cet article a été initialement publié en russe

Où est le talon d'Achille du régime de Loukachenko ? l'Europe va-t-elle s'engager dans un combat de valeurs avec Minsk - et Moscou ? L'écrivain, activiste et émigré politique Sacha Filipenko nous parle des espoirs et des craintes des biélorusses.

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Dans la nuit du 9 au 10 août 2020, des milliers de Biélorusses sont descendus dans les rues de Minsk et d'autres villes pour protester contre les résultats annoncés de l'élection présidentielle. Selon eux, la victoire d'Alexandre Loukachenko à la présidentielle avait été truquée. Pendant de nombreuses semaines, le mouvement de protestation pacifique des Biélorusses a été couvert par tous les médias du monde ; depuis lors, la situation a radicalement changé. Sacha Filipenko, journaliste, écrivain, lauréat d'un prix littéraire et militant politique biélorusse vivant en exil, évoque dans cet entretien avec Euronews quatre années de résistance, des craintes et des espoirs de la société biélorusse et la vie dans et autour d'une dictature.

Yulia Pukhlii, Euronews : Sacha, le mouvement de protestation au Bélarus a été brutalement réprimé sept mois plus tard. Au cours des trois dernières années, nous avons rarement vu la Biélorussie dans les nouvelles. Comment vont les choses dans votre pays d'origine ?

Sacha Filipenko: Les personnes qui détiennent le pouvoir au Bélarus essaient toujours de "nettoyer" la moindre parcelle de ce pays. Malheureusement, la répression se poursuit. Chaque jour, il y a des perquisitions, chaque jour, il y a des arrestations, nous voyons des tribunaux tout le temps et, je pense, cela ne fait que confirmer que la protestation n'a pas cessé. Ce n'est pas aussi beau que les manifestations de 2020, mais ces répressions, la température constante du maintien de la répression montre que la société biélorusse, j'en suis fermement convaincu, n'a pas lâché. Les Biélorusses n'ont pas baissé les bras et cherchent de nouveaux moyens de lutte et de sabotage.

Forces spéciales biélorusses et manifestants 15 novembre 2020.
Forces spéciales biélorusses et manifestants 15 novembre 2020. AP/Copyright 2020 The AP. All rights reserved.

Yulia Pukhlii, Euronews : Vous avez été forcé de quitter le pays et vous êtes devenu l'une des voix de ce mouvement de protestation. Vous avez soutenu Maria Kolesnikova, emprisonnée au Bélarus depuis le 12 septembre 2020. Selon sa sœur et son père, il n'y a eu aucun contact avec elle depuis plus d'un an. Son cas est désormais traité par le Groupe de travail des Nations unies sur les disparitions forcées ou involontaires. Les défenseurs des droits de l'homme espèrent que ce groupe enverra une demande aux autorités biélorusses et que nous pourrons obtenir des informations sur Maria. Savez-vous quelque chose ?

Sacha Filipenko: Malheureusement, non. Nous n'avons aucun contact non seulement avec Maria, mais aussi avec les autres prisonniers politiques. Il s'agit d'un nombre considérable de personnes dont nous ne savons rien, avec lesquelles leurs proches n'ont aucun contact, ni peuvent leur envoyer de colis. Il me semble que cela fait penser à un échange : les autorités biélorusses font monter les enchères après que les Européens ont cessé d'"acheter" des personnes comme une marchandise, qu'ils ont cessé d'échanger des prisonniers politiques contre des sanctions. Le régime biélorusse dit : "D'accord, alors nous augmentons le degré de violence. Et maintenant, si vous ne voulez pas nous acheter des otages, nous couperons tous les ponts et vous ne saurez même pas ce qu'ils ont." Et bien sûr, dans le contexte de ce qui est arrivé à Alexei Navalny, c'est troublant, parce que nous n'avons aucune idée maintenant de ce qu'il y a avec ces gens. C'est comme si le régime biélorusse testait la force des cœurs et des âmes des Européens qui ne peuvent certainement pas tolérer que des personnes soient traitées de cette manière.

Maria Kolesnikova et Maksim Znak, militants de l'opposition biélorusse, lors d'une audience au tribunal de Minsk, le 6 septembre 2021. Kolesnikova purge une peine de 11 ans.
Maria Kolesnikova et Maksim Znak, militants de l'opposition biélorusse, lors d'une audience au tribunal de Minsk, le 6 septembre 2021. Kolesnikova purge une peine de 11 ans.Ramil Nasibulin/BelTA

Yulia Pukhlii, Euronews : Vous parliez de sanctions, elles ne fonctionnent donc pas ?

Sacha Filipenko: C'est une question très complexe, j'en discute souvent lors de discours ou lorsque je rencontre des hommes politiques européens. Je pense que nous avons des idées très différentes sur l'objectif des sanctions. Les sanctions qui sont aujourd'hui imposées contre la Russie et le Bélarus peuvent permettre à la Russie de mener une guerre pendant encore 100 ans. Nous constatons que la Russie produit beaucoup plus, quatre fois plus d'obus que l'Europe, et qu'elle le fait à moindre coût. C'est très chouette d'envoyer 12 points à l'Ukraine à l'Eurovision mais en même temps, malgré les sanctions, nous envoyons une énorme quantité d'argent à la Russie. Nous constatons que les pays européens continuent d'acheter des ressources énergétiques, de l'or, du charbon provenant des mêmes mines que celles qu'ils achetaient à la Russie, sauf que ce charbon passe désormais par le Kazakhstan et l'Estonie. En ce sens, je pense que certaines sanctions fonctionnent, mais elles ont l'air plutôt comiques.

 Svetlana Tikhanovskaïa, leader de l'opposition biélorusse, avec un portrait de son mari emprisonné lors d'une manifestation à Vilnius le 8 mars 2024.
Svetlana Tikhanovskaïa, leader de l'opposition biélorusse, avec un portrait de son mari emprisonné lors d'une manifestation à Vilnius le 8 mars 2024. Mindaugas Kulbis/Copyright 2024 The AP. All rights reserved

Yulia Pukhlii, Euronews : Svetlana Tikhanovskaïa, qui a dirigé le Conseil de coordination pour surmonter la crise politique en Biélorussie (lorsqu'elle a fui le pays, où plusieurs enquêtes criminelles ont été ouvertes contre elle), a été reçue par les principaux dirigeants européens, ainsi que par le Président des Etats-Unis. Ces derniers mois, on la voit de moins en moins souvent, maximum à des certains forums européens et internationaux. Selon vous, la position de Bruxelles à l'égard de Tikhanovskaïa, et de l'opposition biélorusse en général, est-elle cohérente ?

Sacha Filipenko: Je pense que oui. Mais il me semble qu'aujourd'hui la situation a évolué. Outre le fait que Svetlana Tikhanovskaïa attire l'attention à ce qui se passe à l'intérieur du pays, elle essaie également d'aider un grand nombre de Biélorusses qui se trouvent maintenant en Europe. Elle ressemble, d'une part, à un leader de l'opposition et, d'autre part, à tout un cabinet de ministres qui aide des millions de Biélorusses qui se sont retrouvés en Europe et qui ont des problèmes avec des documents, toutes les personnes qui sont restées sans documents ont des difficultés. Bien sûr, il y a moins d'intérêt pour le Bélarus aujourd'hui, mais nous voyons aussi faiblir l'intérêt pour l'Ukraine. Je me suis dit que c'était un peu comme les séries Netflix : lorsque les Européens s'intéressent aux manifestations au Bélarus, puis à la guerre en Ukraine, puis au conflit au Moyen-Orient, tout le monde tourne son attention vers un nouveau problème. C'est comme si nous nous lassions des conflits qui ne sont pas résolus et nous plongeons donc dans de nouveaux conflits avec autant d'intérêt, comme dans un nouveau film d'action. Il est certain qu'au Bélarus, nous nous sentons un peu oubliés, nous avons l'impression d'avoir déjà été donnés comme trophée à Moscou : si Moscou perd cette guerre, le Bélarus sera emporté comme trophée, si Moscou gagne, le Bélarus de toute façon sera emporté comme trophée. Et nous sentons comment c'est difficile, de lutter non seulement contre notre propre dictature, mais aussi contre une énorme dictature qui soutient la nôtre.

Alexandre Loukachenko accueille Vladimir Poutine à l'aéroport international de Minsk, le 23 mai 2024, avec le "pain et sel" traditionnels.
Alexandre Loukachenko accueille Vladimir Poutine à l'aéroport international de Minsk, le 23 mai 2024, avec le "pain et sel" traditionnels.Mikhail Metzel/Sputnik

Yulia Pukhlii, Euronews : Loukachenko était surnommé "le dernier dictateur d'Europe". Le président russe lui a rendu visite l'autre jour, et Loukachenko était à Moscou le 9 mai pour le défilé de la victoire. Récemment, il a été annoncé que les deux pays organiseraient des exercices utilisant des armes nucléaires tactiques. On a l'impression que ces deux - "le dernier et l'avant-dernier dictateur", comme on les appelle dans une blague russe, - se sentent très décomplexés. Que veulent-ils montrer au monde, à l'Europe ?

Sacha Filipenko: Pour nous, au Bélarus, personne ne considère Loukachenko comme un président. Nous le considérons comme un homme qui détient le pouvoir, quel que soit le nom qu'il se donne. Nous avons vu cette inauguration comique, lorsqu'il s'inaugure lui-même en secret - même de la part de ses associés. Je pense que ces gens continuent à secouer leurs armes et à effrayer l'Europe parce qu'ils pensent comme des mafiosi et se comportent comme des mafiosi. Il me semble que Loukachenko et Poutine sont prêts pour une bagarre de basse-cour et qu'ils testent dans quelle mesure l'Europe y est prête. Je pense qu'ils veulent montrer qu'ils peuvent tout faire. Contrairement à de nombreux Européens qui croient encore que le conflit (en Ukraine - Euronews) peut être résolu diplomatiquement, ils veulent montrer qu'ils n'abandonneront pas. Et en général, ils sont dans une situation où ils ne peuvent pas abandonner. Ils sont en guerre non seulement avec les Biélorusses, non seulement avec les Russes à l'intérieur de leur pays, non seulement avec les Ukrainiens, mais aussi avec l'avenir. Ce sont eux qui tentent de faire basculer la Russie et le Bélarus dans le passé et, en ce sens, ils démontrent qu'ils n'ont nulle part où reculer.

Yulia Pukhlii, Euronews : Selon la constitution, les élections au Bélarus ont lieu tous les 5 ans. Cela signifie que l'année prochaine, il devrait y avoir à nouveau des élections présidentielles. Qu'est-ce qu'a donné le mouvement de protestation de 2020 ? Comment les événements pourraient-ils se dérouler ?

Sacha Filipenko: A mon avis, il est assez difficile de faire des prédictions. J'ai participé aux manifestations en 2010 : nous n'étions que 50 000 personnes, et il était impossible d'imaginer qu'en 2020, des millions de Biélorusses descendraient dans la rue. C'est pourquoi il m'est difficile aujourd'hui d'imaginer qu'il y aura des manifestations de masse au Bélarus comme en 2020. Nous ne pouvons absolument pas imaginer des élections équitables au Bélarus, parce que les personnes qui organiseront ces élections sont au pouvoir depuis cinq ans. Pour les Biélorusses, le talon d'Achille de Minsk est maintenant à Moscou, et notre avenir dépend beaucoup de ce qui se passe dans la guerre entre la Russie et l'Ukraine, et de la façon dont l'Europe traitera le Bélarus. On parle souvent des "Européens" et des "Biélorusses". Mais nous disons à chaque fois : "Nous sommes aussi des Européens, nous sommes ici, nous ne sommes pas une nation séparée quelque part très loin d'ici !Nous faisons partie de la famille européenne". Et il me semble que si l'Europe était plus forte pour défendre et envoyer un signal très clair en ce sens - que le Bélarus fait partie de la famille européenne, - cela nous aiderait certainement.

Police lors des manifestations contre les résultats de l'élection présidentielle, Minsk, novembre 2020.
Police lors des manifestations contre les résultats de l'élection présidentielle, Minsk, novembre 2020. BEL/Copyright 2020 The AP. All rights reserved

Yulia Pukhlii, Euronews : En 2021, vous avez écrit une lettre ouverte au président de la Fédération internationale de hockey sur glace, votre lettre a été publiée par les principaux journaux européens, et le championnat du monde de hockey sur glace n'a eu lieu qu'en Lettonie, et non en Biélorussie. Vous avez écrit au président de la Croix-Rouge internationale parce que l'ONG refusait de rendre visite aux prisonniers dans les prisons biélorusses - des prisonniers qui, selon les organisations de défense des droits de l'homme, sont et ont été torturés. Parallèlement, vous êtes un écrivain à succès. Vos romans, écrits en russe, ont été traduits en 20 langues et sont publiés par les maisons d'édition réputées. Vous sentez-vous plus écrivain ou activiste politique ?

Sacha Filipenko: Dans le contexte de ce qui s'est passé au Bélarus en 2020, dans le contexte de la guerre qui a commencé en Ukraine, vous devez comprendre que cela vous concerne et qu'en tant qu'écrivain, vous êtes confronté à la question du pouvoir de la littérature, de ce que vous pouvez faire dans votre livre et s'il est possible d'écrire maintenant - dans le contexte de la guerre. Mais il est absolument certain que vous pouvez écrire pour parler du Bélarus tous les jours dans les principales publications européennes, afin que le Bélarus ne soit pas oublié. Ces textes, mes lettres ouvertes, traduisent l'indignation que j'ai ressentie, par exemple, lorsque le président de la fédération de hockey a déclaré que le Bélarus devrait accueillir le championnat du monde de hockey parce que, de toute façon, rien ne changerait jamais. En ce sens, on est écrivain, bien sûr, mais on se rend parfois compte qu'il est plus important de s'intéresser à ce qui se passe dans son pays aujourd'hui. Bélarus, malheureusement, ne dispose pas d'une voix forte en Europe, alors si on a une telle opportunité, je pense qu'il est de mon devoir de parler du fait que des choses catastrophiques et inacceptables se produisent encore.

Manifestation contre le président biélorusse Alexandre Loukachenko devant le Parlement européen à Bruxelles, le 15 septembre 2020.
Manifestation contre le président biélorusse Alexandre Loukachenko devant le Parlement européen à Bruxelles, le 15 septembre 2020.Francisco Seco/Copyright 2020 The AP.All rights reserved

Yulia Pukhlii, Euronews : Vos livres sont-ils publiés au Bélarus ? Existez-vous pour les Biélorusses en tant qu'écrivain ?

Sacha Filipenko: La situation, comme beaucoup d'autres situations en Biélorussie, est plutôt surréaliste. Par exemple, les représentations de mes pièces de théâtre sont interdites. Une procédure pénale a été ouverte contre moi, mais je ne sais toujours pas en vertu de quel article. Les livres sont parfois disponibles dans les librairies, mais ils ne sont pas sur les étagères. C'est-à-dire qu'il faut demander au vendeur s'il y a des livres de Filipenko et celui-ci, comme un dealer, dit : "Oui, venez avec moi, je vous donnerai un livre".

Malheureusement, les écrivains sont de moins en moins écoutés aujourd'hui, car si vous lisez attentivement nos livres, nous avons déjà écrit en 2010 et en 2014 que cette guerre aurait lieu. Les écrivains sont souvent traités d'"alarmistes". Je pense que ce n'est pas tant que les écrivains ont besoin de conseils, mais que la société devrait de temps en temps écouter les écrivains. J'ai récemment pris la parole à Berlin, et mon discours a été retardé de 40 minutes parce que des politiciens allemands bien connus s'adressaient à moi. J'ai alors déclaré que je pensais que ce monde serait un peu meilleur et que j'espérais qu'il serait meilleur lorsque les hommes politiques parleraient après les écrivains, et non l'inverse.

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